Aventures du prince Gem, traduites du turc de Saad-eddin-effendi [Sadeddin], adaptation par M. Garcin de Tassy.
Ce texte est extrait du Taj Uttevarikh [cü't-tevârih] (Couronne des chroniques) . Il a été adapté et "allégé" des figures de style comme l'explique Garcin de Tassy.

Nous avons conservé la graphie Gem au lieu de Djem ou Cem..

"Nous devons faire observer ici que, dans notre travail, nous avons retranché ou modifié les métaphores trop exagérés que repoussait notre goût, et que nous n'avons pas traduit les redites, les longueurs inutiles, et ce qui s'éloignait de notre sujet. Nous avons même quelquefois abrégé extrêmement le récit de l'auteur."


A la mort de Mahomet II [Mehmet II], les grands de l'empire appelèrent au trône Bajazet II [Beyazit II], son fils aîné. Gem [Cem ou Djem] (il était né le 17 décembre 1459), frère de celui-ci, qui était roi du pays de Caramanie, n'eut aucune part au sultanat. Des malveillants firent alors entendre à ce prince que les richesses et la souveraineté de son père, lui appartenait autant qu'à son aîné Bajazet, et qu'il devait partager la couronne avec lui. Gem se laissa entraîner par ces discours, et sans penser aux droits de son frère, sans songer que Bajazet avait été reconnu sultan par les grands et par tout le peuple, il leva une armée formidable, s'avança vers la ville de Brousse [Bursa], dont il se rendit maître, et vint jusqu'à Scutari. De là il envoya proposer à Bajazet, son frère de se contenter de la Romélie, et de lui laisser l'Anatolie. Bajazet refusa d'y consentir. "Il n'y a pas de lien de parenté parmi les souverains". Alors Gem disposa de nouveau ses troupes, et livra bataille à son frère sur les bords de la rivière d'Ieni-Tcheher. Après avoir vaincu Bajazet, il fut trahi par Yacoub-bey, fils d'Achtin son gouverneur, et la plus grande partie de ses troupes passa du côté de son rival. Celle qui lui resta fidèle étant trop faible pour résister à tant de forces réunies, plia et se débanda entièrement. Gem s'enfuit lui-même et revint à Cogni [Konya] où il résidait auparavant, et de là il se rendit avec sa famille en Egypte. Il y fut reçu avec de grands honneurs par le sultan Caïtba. Il fit ensuite le pèlerinage de la Mecque et de Médine, et revint au Caire le 21 de muharram 887 (11 mars 1482) ; là, il trouva des lettres de plusieurs émirs qui l'engageaient à revenir en Turquie, lui promettant de se déclarer pour lui. Gem consulta le sultan d'Egypte, qui non seulement lui conseilla de marcher où la gloire l'appelait ; mais lui fournit même des troupes. Il partit donc, et les beys et les émirs qui lui avaient écrit l'ayant joint, il vint assiéger Cogni ; mais découragé par quelques pertes, il prit la fuite une seconde fois en apprenant l'arrivée de l'armée commandée par son frère ; et, prêtant l'oreille à des conseils perfides, au lieu de se désister de ses prétentions, et de faire ainsi cesser la guerre civile, il conçut le dessein de se sauver par mer et de se retirer ensuite en Romélie.  A cet effet, il envoya à Rhodes Firenk Soliman, l'un de ses officiers, chargé d'offrir de sa part des présents au grand-maître (Pierre d'Aubusson), et de le prier de favoriser Gem dans l'exécution de ce projet. Celui-ci fit un traité par lequel il s'y engagea.  Gem trompé par les promesses  de cet idolâtre, se rendit à Rhodes le 14 de joumazi ul-evel  887 (30 juin 1482). Le grand-maître, suivi des chevaliers, le reçut avec de grandes démonstrations de joie, et le fit loger dans un vaste palais. Aussitôt après son arrivée, le prince envoya Ali-bey, son oncle, pour aller prendre sa famille et son bagage : après être resté longtemps sans recevoir de ses nouvelles, impatienté d'une vaine attente, il tomba dans un grand chagrin. On lui dit alors qu'il fallait qu'il passât au royaume de France, et de là à celui de Hongrie, parce qu'il n'y avait pas d'autre moyen pour exécuter le dessein qu'il avait, et que lorsqu'il serait parti, en cas qu'Ali-bey vînt avec sa famille et ses effets, on ne manquerait pas de le lui envoyer. Après l'avoir abusé par ces paroles, le grand-maître le confia à un commandeur de ses parents, nommé Blanchefort, chargé de le conduire en France. Le prince fut embarqué avec ses gens au nombre de trente, et environ vingt musulmans (qu'il avait délivrés de l'esclavage), sur le même vaisseau qui l'avait conduit, et sur lequel le grand-maître eut soin de faire monter trois cents soldats francs. Les choses ainsi disposées, le prince fit voile pour la France.
Un soir, après avoir doublé le détroit de Sicile, on lui servit à souper sur le tillac du vaisseau avec des bougies  allumées. Le roi de Pouille, le pape et les Vénitiens étaient alors en guerre : un vaisseau de la flotte de cette dernière nation vit de loin la lueur de ces lumières, et cingla vers ce côté. Le lendemain matin, les Rhodiens l'aperçurent et se préparèrent au combat ; mais comme il faisait bonasse et qu'on ne pouvait aborder, les Vénitiens envoyèrent une chaloupe pour aller reconnaître ce bâtiment. Les gens de la chaloupe ayant vu qu'il était de l'île de Rhodes, s'avancèrent et les infidèles se firent de part et d'autre beaucoup d'amitié. Cependant les Rhodiens avaient fait descendre Gem et ses gens au fond de cale pour les cacher. Les Vénitiens ayant demandé des nouvelles du prince, ceux-ci répondirent qu'ils l'avaient laissé à Rhodes : au reste depuis cette aventure, ils n'allumèrent plus ni feu ni bougie durant la nuit.
Après avoir vu plusieurs choses extraordinaires, et entre autres de grands poissons semblables à des vaisseaux renversés dessus dessous qui, en respirant, jetaient de l'eau à la hauteur de deux piques, le prince aborda dans un port du pays de Savoie : de là il fut conduit le lendemain à une ville appelée Nice, où il y avait beaucoup de belles femmes, et quantité de jardins fort agréables. Gem demanda alors à passer de là en Romélie ; mais les chevaliers de Rhodes, cherchant des prétextes pour l'amuser, dirent qu'ils ne pouvaient le faire sans la permission du roi de France ; qu'il fallait donc qu'il dépêchât quelqu'un pour la demander. Gem chargea Nassouh Tchélébi de cette commission : celui-ci se mit en route avec des gens envoyés par les chevaliers qui le laissèrent au bout de deux jours sous la garde de quelques infidèles. Gem l'attendit en vain quatre mois entiers, ce qui lui causa un chagrin inexprimable. On lui en occasionna un autre au sujet de Firenk Soliman qu'on voulait lui ôter parce qu'il savait la langue du pays, et que Gem connaissait tout ce qui se passait par ce moyen. On lui supposa donc un crime pour avoir un prétexte de la faire mourir. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peines que le prince parvint à le délivrer des mains des chevaliers, en promettant qu'il en ferait justice lui-même ; mais bientôt après, il lui procura des habits d'infidèle et lui donna le moyen de se sauver. Firenk en profita et se retira à Rome.
La peste ravagea Nice et les environs, on fit quitter cette ville au prince Gem. Il s'arrêta d'abord à Alchir (Exiles) où on lui amena Nassouh Tchélébi. On le fit ensuite passer par quinze villes bien peuplées, et il arriva enfin à Saint-Jean (de Maurienne). Parmi les montagnes qui couvrent les environs, on lui fit remarquer une au pied de laquelle est la source du Danube. Puis, on le conduisit à Chambéry, capitale de la Savoie : mais le duc (Charles Ier), ne s'y trouvait point ; il était allé voir le roi de France, son oncle maternel. Ensuite Gem arriva le jeudi 20 février 1483 au château de Régélie (Rumilly) qui appartenait aux chevaliers de Rhodes. Là, on lui fit entendre qu'il devait envoyer quelqu'un de ses gens au roi de Hongrie, pour s'assurer auparavant de sa bonne volonté. Gem fit ce qu'on voulut et chargea de ce soin Mustafa bey et Ahmed bey, à qui l'on fit prendre des vêtements d'infidèles pour n'être pas remarqués ; mais il n'entendit plus parler d'eux en aucune manière, quoique l'on eut grand soin de le flatter de l'espoir qu'ils reviendraient bientôt. Cependant les petits seigneurs des environs lui faisaient visite, disant qu'ils venaient voir le fils du sultan qui avait pris Constantinople. Le duc de Savoie qui n'avait encore que quatorze ans, vint aussi le visiter en retournant de la cour du roi de France, son oncle. Gem lui fit présent d'une masse d'armes de damas qui lui avait coûté cinquante florins. Ce duc, qui possédait quelques terres en Caramanie, prit de l'amitié pour le prince et chercha les moyens de le tirer des mains des chevaliers de Rhodes ; mais ceux-ci s'étant aperçus de son dessein enlevèrent Gem de là, le 26 juin 1483, le firent embarquer sur la rivière de Grenoble (Isère), gagnèrent le fleuve du Rhône qui passe par la ville de Lyon, et après lui avaoir fait traverser plusieurs villes, ils le menèrent au Puy en Dauphiné. Pendant que le prince y était retenu, on apprit que Hussein bey, envoyé à Rhodes par Bajazet pour s'aboucher avec le prince, était arrivé en Savoie ; toutefois les chevaliers firent si bien qu'ils l'empêchèrent de voir le fils de Mahomet. Sur ces entrefaites, le roi de France (Louis Xi) mourut le 21 août 1483. Les chevaliers craignant que cet évènement ne causât quelque désordre dans le royaume, jugèrent à propos d'éloigner les officiers du prince. Pour exécuter ce dessein ils firent venir environ huit cents cavaliers revêtus de cuirasses, qui lui ôtèrent de force vingt-neuf de ses gens. Gem se plaignit de cette violence ; mais on lui dit qu'on avait ordre de le faire et qu'on agissait ainsi qur pour sa propre conservation. Du reste, on lui jura sur l'évangile qu'il ne serait fait aucun mal aux personnes qu'on lui avait enlevées. Conduites par plusieurs villes jusqu'à Aigues-Mortes, elles y furent embarquées et abordèrent à un port voisin de la ville de Nice, où Hussein bey, envoyé du sultan, fut amené aussi : ils firent voile ensemble, et après la traversée la plus pénible, ils arrivèrent à l'île de Rhodes, d'où Hussein bey fut renvoyé à Constantinople.
Lorsqu'on eut ainsi éloigné les officiers du frère de Bajazet, on le garda encore environ deux mois dans le même château ; après on le transporta à celui de Devchinou, situé au haut d'un rocher où il resta le même laps de temps. De là on le conduisit à un autre château nommé Sassenage. Le gouverneur de ce château avait une fille extrêmement belle, qui devint amoureuse du prince, Gem répondit à son ardeur, et bientôt il y eut entre les deux amants un commerce de lettres que suivirent des entrevues passionnées.  Après qu'il eut séjourné en ce lieu deux autres mois, on le fit passer par plusieurs villes, et on le mena enfin au château de Borgolou (Bourgagneuf), patrie du grand-maître de Rhodes : on le fit passer ensuite à un autre château nommé Monteil qui appartenait au frère du grand-maître, où l'on fit demeurer le prince deux mois ; puis on le conduisit au château de Moretel, où il séjourna autant de temps, et de là à la forteresse de Bois-l'Amy située au milieu d'un grand lac, où il fut retenu environ deux ans en une grande contrainte. Dans cet espace de temps, il pensait sans cesse aux moyens de se délivrer. Il fit déguiser en habit d'infidèle Hussein bey et Gelal bey, et les envoya pour tâcher de faire quelques tentatives : ils demeurèrent environ trois ans auprès du duc de Bourbon (Pierre II), et ils travaillèrent ensemble de tout leur pouvoir à procurer la liberté du prince.
D'un autre côté, le grand-maître de l'île de Rhodes, passionné pour l'argent, avait dépêché des personnes au sultan d'Egypte et à la mère de Gem, pour leur dire qu'il était prêt à leur envoyer le prince ; mais il leur avait en même temps demandé de quoi construire des vaisseaux et acheter les provisions nécessaires. Le sultan et la mère de Gem avaient fait passer à cet idolâtre vingt mille florins, et avaient retenu quelques-uns de ses députés pour caution. Il est bon de savoir que le grand-maître avait eu pour de l'argent, du secrétaire du fils de Mahomet, plusieurs feuilles de papier blanc avec le seing de ce prince, où il faisait écrire ce qui lui plaisait, comme venant de sa part ; il envoyait même aux rois infidèles qui demandaient Gem pour l'avoir auprès d'eux, des lettres par lesquelles il lui faisait répondre mille mensonges, en leur mandant qu'il était libre, et que c'était de sa propre volonté qu'il restait avec les chevaliers.
Toutefois, le roi de Hongrie (Mathias Corvin), le pape (Innocent VIII), le roi de Pouille (Ferdinand d'Aragon), et quelques autres princes francs, mandèrent au grand-maître, conjointement, qu'il fallait qu'il leur envoyât le fils de Mahomet, afin de le faire rentrer dans l'empire ottoman lorsque l'occasion s'en présenterait. Le grand-maître fut contraint d'accorder ce qu'on lui demandait ; mais il ne le fit qu'à condition qu'on lui donnerait dix mille florins, et que l'on entreprendrait rien pour le rétablissement du prince, sans lui en faire part. Les mêmes souverains écrivirent au roi de France (Charles VIII), qu'il était déraisonnable de retenir en prison le fils du puissant Mahomet, qui s'était livré volontairement aux chrétiens ; qu'ils le priaient de le remettre entre leurs mains, afin qu'ils pussent l'aider dans ses projets. Le roi de France écrivit en conséquence au grand-maître qu'il eût à se rendre de bonne grâce aux voeux des souverains, s'il ne voulait y être contraint.
Sur ces entrefaites, le fils du roi de Pouille, qui était auprès du pape, mourut. Innocent VIII fut soupçonné de l'avoir fait empoisonner, ce qui mit une grande division entre ces deux monarques, en sorte qu'il ne fut plus question de la liberté de Gem.
Cependant on tira le prince du château de Bois-l'Amy, où il était, pour le faire passer dans un antre, nommé la Grosse-Tour, à Bourganeuf, que le grand-maître avait fait bâtir exprès pour l'y loger. Quelque temps après, Hussein bey, dont nous avons parlé plus haut, s'introduisit dans le château. Il fut convenu qu'à un jour fixé, le prince, et les musulmans de sa suite, sortiraient pour aller à la promenade, comme de coutume, et qu'ensuite, tout en jouant avec les douze gardes, qui ne les quittaient pas, ils leur prendraient leurs arbalètes, les tueraient, et se rendraient dans un lieu désigné, où ils trouveraient des chevaux et les choses qui leur seraient nécessaires, ce qu'Hussein bey avait eu par le moyen du prince de Bourbon, qui avait avancé à cet effet vingt mille pièces de monnaie. Toutefois, un officier de Gem révéla le secret à un des soldats avec qui il avait coutume de boire. Le capitaine des gardes ayant eu, par ce moyen, connaissance du complot, voulait faire passer au fil de l'épée tous les gens du prince ; mais un des gardes, qui savait le turc, lui représenta que le frère de Bajazet demeurait volontairement dans cette retraite ; que la fourberie ne manquerait pas d'être découverte, si l'on faisait mourir ses gens tous à la fois ; qu'il valait donc mieux s'en défaire successivement.
Le malheureux prince ne parvint qu'à force de supplication à sauver la vie à Sinan bey, chef présumé de la conspiration. Depuis lors, on les surveilla tous de si près, que pas un d'eux n'avait la liberté de s'écarter seul. Le fils de Mahomet fut encore retenu environ deux ans dans cet endroit : pendant ce temps, il fit en vers le récit de ses misères ; car il était bon poète.  [Saad-uddin dit d'ailleurs que Gem a laissé un recueil de poésies estimé et la traduction en turc du roman persan de Selmar, intitulé Gemschid et Korschid, qu'il avait dédié à son père Mahomet II.]
Cependant le pape s'étant réconcilié avec le roi de Pouille, ils revinrent au dessein qu'ils avaient eu d'abord : ils dépêchèrent donc de nouveau au roi de France un exprès pour lui demander le prince Gem. Le roi de France tint la parole qu'il avait donnée auparavant. Il envoya un des seigneurs de sa cour, avec environ deux cents hommes, pour tirer le prince de la prison où il avait gémi si longtemps ; ce qui fut exécuté le 10 novembre 1487 ; après quoi il le fit conduire aux états du pape. Gem passa par divers pays et villes, de la description desquels nous ne chargerons point notre narration. On pourra prendre connaissance du détail circonstancié des aventures du prince, dans l'ouvrage écrit à cet effet. Nous remarquerons seulement qu'il traversa Marseille, l'un des ports les plus considérables du royaume de France, qu'il s'embarqua à Toulon, le 12 février 1488 et aborda à Civita-Vecchia, qui est à quatre-vingts milles de Rome. Le pape ayant appris qu'il était arrivé sur ses terres, envoya au devant de lui son fils, suivi de quelques seigneurs, avec des chevaux pour le conduire jusqu'à Rome. Gem fut d'abord mené au château du fils du pape, situé à vingt milles de Rome. Il fit ensuite le lendemain son entrée dans cette cité, où on le reçut avec de grands honneurs. Il fut logé dans le palais du pape, qui lui donna le jour suivant une audience extraordinaire, où se trouvèrent tous les seigneurs de sa cour et les ambassadeurs de France, d'Espagne, de Portugal, de Gênes, de Venise, d'Allemagne, de Hongrie, de Pologne, de Bohême et de Russie. Le pape était assis sur son trône, sa couronne ornée de pierreries, sur la tête, et plusieurs bagues d'un grand prix aux doigts. Gem étant entré, suivi de ses gens, et accompagné du seigneur français qui l'avait amené, et des chevaliers de Rhodes, s'avança jusqu'au trône du pape, qui l'embrassa, le baisa au cou, des deux côtés, et lui fit beaucoup d'amitiés. Il le fit ensuite reconduire chez lui, où il lui donna de grands festins pendant trois jours. Le troisième jour, il le reçut en particulier, assis sur un fauteuil, et le prince sur un autre. Dans l'entretien, le pape lui demanda par quel motif il était venu dans un pays d'une religion contraire à la sienne. "Mon intention, répondit Gem, n'avait jamais été de venir dans les contrées des Francs, mais de me rendre en Romélie ; ayant demandé à cet effet passage aux Rhodiens, j'avais abordé à leur île, me confiant au traité que j'avais préalablement conclu avec eux ; mais il y ont manqué, et ils me retiennent prisonnier depuis sept ans. Procurez-moi, je vous en supplie, les moyens d'aller trouver en Egypte ma mère et mes enfants, dont je suis séparé depuis si longtemps." Le pape s'étant aperçu que le prince avait les larmes aux yeux en achevant de parler, ne put retenir les siennes. Néanmoins, après être resté quelques temps en silence, comme s'il eût réfléchi à ce qu'il devait répondre : "Si vous ne songez plus à l'empire, lui dit-il, vous pouvez vous retirer en Egypte ; mais il vous convient mieux d'aller au royaume de Hongrie où l'on désire votre présence, et où vous pourrez mettre à exécution votre premier dessein."
Le prince avait eu le temps, durant ses longs malheurs, de se convaincre du néant des choses humaines ; il n'était plus sensible à l'ambition ni au désir de régner ; aussi insista-t-il à faire le voyage d'Egypte. Le prince et le pape eurent encore plusieurs entretiens à ce sujet ; mais Gem persista toujours dans la même résolution. Sur ces entrefaites, un ambassadeur du roi de Hongrie arriva à Rome, et demanda de nouveau le fils de Mahomet [Mehmet II] de la part de son maître. Alors le pape revint à la charge, et pressa Gem d'aller en Hongrie ; mais le prince ne voulut jamais y consentir : "A Dieu ne plaise, s'écria-t-il, que je me réunisse aux infidèles pour combattre les vrais croyants ; ce serait renoncer à la religion de mes pères, à laquelle je tiens bien plus qu'à l'empire ottoman et qu'à celui du monde entier." Le pape, irrité de cette réponse, détourna son visage, et témoigna dans sa langue toute l'indignation qu'il éprouvait. Gem, qui avait appris à parler, à lire et à écrire la langue franque, comprit fort bien ce que le pape voulait dire, et lui repartit : "Vous avez bien raison d'être indigné contre celui qui a eu la faiblesse de se livrer à vous." Le pape confus s'excusa, et lui assura que ces paroles lui étaient échappées, en le voyant refuser de suivre les bons conseils qu'il lui donnait.
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Cependant on n'avait sur Gem, à Constantinople, que des nouvelles vagues et confuses ; mais Bajazet ayant appris qu'il était à Rome, y envoya, pour s'en assurer, un officier de sa cour, chargé d'une lettre pour son frère. Cet émir, nommé Moustafa Aga, qui fut depuis vizir, arriva à Rome avec un ambassadeur des chevaliers de Rhodes, et fut reçu avec honneur par le pape. Il alla rendre ses devoirs à Gem, le salua de la part du sultan, frère du prince, et lui remit de sa part une lettre cachetée et quantité de présents. Gem ayany alors appris que le grand-maître de Rhodes avait, par fraude, tiré du sultan d'Egypte vingt mille florins, vint à bout, avec l'entremise de Moustafa-bey et du pape, d'en avoir cinq mille par l'ambassadeur des chevaliers, qui avait accompagné Moustafa. Celui-ci, après avoir appris tout ce qui était arrivé au prince Gem, depuis qu'il était sorti hors des terres de l'empire ottoman, dit au pape que, pour éloigner les troubles et les séditions, Bajazet désirait que son frère restât loin des contrées musulmanes. Le pape, qui aurait donné sa vie pour acquérir l'amitié d'un officier du sultan, tel que Moustafa, n'eut pas de peine à sacrifier le prince à son intérêt particulier. Il répondit donc à l'ambassadeur du sultan : "Je suis le serviteur soumis, l'humble esclave du fortuné Bajazet ; la poussière de ses pieds est la couronne de ma tête ; obéir à ses ordres est toute ma joie ; je m'estimerai heureux de faire ce qu'il désire ; mais je le prie de n'entreprendre jamais rien contre mes intérêts ni contre le repos de mes états." Moustafa Aga conclut donc un traité avec lui : le pape l'observa avec attention, et fit garder le prince étroitement. Les choses restèrent en cet état pendant trois ans. Au bout de ce temps, Innocent VIII mourut, et son âme impure alla servir d'aliment au feu de l'enfer.
Cependant le prince fut renfermé en un lieu de sûreté, de crainte qu'il n'arrivât quelques troubles pendant l'interrègne ; il y resta vingt jours, tandis que l'on exécuta les formalités commandées par l'ancien usage de la vaine religion des chrétiens, pour l'élection d'un nouveau pape.
On le reconduisit ensuite dans le lieu qu'il habitait antérieurement, où il resta encore quelques années dans le même état de contrainte qu'auparavant.
L'indifférence que le roi de France avait précédemment montrée pour Gem, provenait de ce que les chevaliers de Rhodes donnaient de l'argent aux ministres de de ce roi pour qu'ils le détournassent de penser à lui. Aussi, toutes les fois que ce souverain témoignait le désir de voir le prince, ses ministres ne manquaient pas de dire que c'était un emporté qui le maudissait, lui et sa religion, dès qu'il l'entandait nommer ; que bien loin de souhaiter de le voir, il protestait qu'il se tuerait lui-même, en cas qu'on voulût le prsenter au souverain. D'un autre côté, lorsque le frère de Bajazet, ennuyé des mauvais traitements qu'on lui faisait souffrir, demandait d'être conduit au roi de France, afin de lui représenter ses griefs, dans l'espoir qu'on le délivrerait enfin de la rude prison où il était détenu, les chevaliers lui disaient que le roi de France avait une grande aversion pour les Musulmans, qu'il ne voulait pas souffrir qu'un seul mît le pied dans sa capitale, et qu'ils craignaient qu'il ne lui arrivât quelque malheur s'ils l'y conduisaient. Toute cette intrigue se découvrit par le seigneur français qui accompagnait Gem à Rome. Cet officier remarqua en ce prince des manières si honnêtes et si obligeantes, qu'il conçut pour lui une sincère affection, et lui en donna des marques fréquentes. Un jour qu'ils s'entretenaient ensemble, l'officier lui témoigna son étonnement de ce qu'ayant demeuré si longtemps en France, il n'avait point vu le roi, et qu'il n'était point allé à Paris y contempler les beautés, filles des fées qui s'y trouvent, et y jouir des productions des différentes contrées qui y sont rassemblées. "Le roi, ajouta-t-il, avait le plus vif désir de vous connaîtrez. - Eh ! comment, répondit le malheureux Gem, serais-je allé à Paris, me présenter devant le roi ? l'on me disait qu'il ne voulait souffrir aucun Turc dans sa capitale.... Et d'ailleurs, étranger, prisonnier, sous la puissance de mes ennemis, comment aurais-je pu le faire ?"
A son retour, le seigneur français ne manqua pas de communiquer à son maître l'entretien qu'il avait eu avec Gemn, et l'assura que ce prince était rempli de bonnes qualités. Le roi se repentit alors d'avoir ainsi abandonné le fils de Mahomet ; il chassa même les ministres qui l'avaient abusé par leurs mensonges et écrivit au pape (Alexandre VI), à plusieurs reprises, pour lui demander de laisser le prince libre de se retirer où il voudrait ; mais le pape s'excusait toujours sous différents prétextes. Alors le roi envoya à Rome un des principaux seigneurs de la cour, pour demander Gen en son nom, et le pape s'excusa encore de se rendre aux désirs du monarque français. Ce seigneur lia amitié avec le prince musulman, et, de retour en France, il en parla avec tant d'enthousiasme au roi, qu'il lui inspira la plus vive affection pour lui ; aussi Charles VIII leva-t-il une puissante armée pour aller délivrer l'infortuné Gem. Quoique, comme chrétien, il reçût sa couronne de la min du pape, qui est le plus grand de tous les princes francs, et qui tient le premier rang parmi les Nazaréens, néanmoins il était le plus puissant des rois infidèles, et avait conquis une partie des états voisins de son royaume. Il projetait même de pousser ses conquêtes jusque dans les pays musulmans, et c'est ce qui, lui faisant regarder le prince Gem comme un personnage qui pouvait lui être utile, el porta à venir, à la tête d'une armée redoutable, assiéger Rome pour obliger le pape à lui remettre entre les mains le fils de Mahomet. Le pape, instruit de la marche du roi de France, fit enfermer Gem dans un château-fort (château Saint-Ange), qui était à la tête du pont du fleuve qui traverse Rome (le Tibre), et où il avait son trésor. Le roi de France arriva, assiégea Rome, et la prit. Le pape s'enfuit dans le château dont nous avons parlé plus haut ; le roi l'assiégea encore, et, chaque nuit, il envoyait son oncle maternel (le comte de la Marche), traiter avec le pape, et demander le prince. Le pape n'ayant point voulu relâcher le malheureux Gem, le roi fit continuer lke siège pendant vingt jours. Au bout de ce temps, les bastions ayant été renversés, le pape fut contraint d'en venir à un accomodement. Le traité conclu, il sortit du château, et se retira en son palais. Une nuit, le roi de France alla chez la pape, et ils firent venir le prince musulman. Ils s'assirent chacun sur son siège. Dans l'entretien, le pape prenant la parole et s'adressant à Gem : "Monseigneur, lui dit-il, le roi de France veut vous emmener avec lui ; que vous en semble-t-il ?" Le prince, qui, jusqu'alors, ne s'était point entendu donner le titre de "seigneur", outré d'indignation en se rappelant en cet instant les mauvais traitements qu'on lui avait fait supporter, au lieu de lui avoir rendu les honneurs dus à un prince :"je n'appartiens ni au roi de France, répondit-il, ni à vous ; je suis un esclave infortuné, privé de la  liberté ; il m'est fort indifférent que les Français s'emparent de moi, ou que vous restiez maître de ma personne."  Le pape, confus de ce discours, baissa la tête : "A Dieu ne plaise, s'écria-t-il, que vous soyez esclave ; vous êtes, qinsi que le roi de France, fils d'un puissant monarque, et je ne suis entre vous deux qu'un interprète."
Trois jours après, le 28 janvier 1494, le roi de France alla de nouveau chez le pape le sommer de lui remettre Gem. Le pape fut alors forcé de le lui livrer. Le roi le confia de suite à un de ses seigneurs nommé Maréchal, et partit de Rome le lendemain, qui était un mercredi. Il prit la route de Pouille et passa la nuit dans la ville de Terracine. Cette nuit, le fils du pape (César Borgia, duc de Valentinois), qui accompagnait le prince gem, se déguisa, sortit de la place et s'évada. le roi de France resta cinq jours en ce lieu ; puis, continuant sa marche, il alla se présenter devant la forteresse de Monteforte. Les gens qui la défendaient ayant refusé de se rendre, il la prit de force, et passa tous ceux qui s'y trouvaient au fil de l'épée. le lendemain, il en fit de même à la forteresse de Monte-San-Giovanni, après quoi les autres places se rendirent sans nulle résistance. Quant à l'armée du roi de Pouille, elle fuyait toujours devant celle du roi de France.
Comme c'était une chose extraordinaire parmi les princes francs, de s'opposer aux volontés du pape, Alexandre se trouvant extrêmement offensé de la manière outrageuse dont le roi de France venait de le traiter, résolut de s'en venger par la mort du prince Gem, qui était innocent. Pour cet effet, il envoya à la suite de l'armée de ce roi, un barbier, muni d'un rasoir empoisonné qui fit si bien, qu'il parvint à raser le prince. Le rasoir ne laissa aucune trace ; mais le visage et la tête de Gem s'enflèrent, et il tomba dans un état de malaise tel, qu'on fut obligé de le mettre dans une litière.
Le roi de France fit appeler pour le traiter, les médecins les plus habiles, et allait chaque jour le voir pour s'informer de sa santé. Lorsqu'on fut arrivé à la ville de Naples, capitale du royaume de la Pouille, le mal augmenta si fort que Gem avait de fréquentes défaillances. Sur ces entrefaites on lui apporta une lettre que la sultane sa mère lui écrivait du royaume d'Egypte ; mais il n'était plus en état de la lire, ni d'en entendre le contenu. Comme il avait toujours demandé à Dieu de ne point permettre d'attaquer les Musulmans, mais de le retirer plutôt de ce monde, et de l'admettre au séjour de sa miséricorde, il obtint ce qu'il souhaitait, et mourut la nuit du mardi 24 février 1494, en prononçant la profession de foi musulmane. C'est ainsi qu'après avoir vidé la coupe du martyre, il alla s'abreuver de la boisson de la vie éternelle, et, dans l'union avec Dieu, oublier pour toujours les malheurs auxquels il avait été en butte dans ce mode.
Le roi de France reçut cette nouvelle avec des marques sensibles de douleur : il fit embaumer le corps du prince, et le fit mettre dans un cercueil de fer.
Avant de mourir, Gem avait recommandé à ses officiers de faire tout leur possible pour transporter son corps à Constantinople, "de peur, leur avait-il dit, que les infidèles, en possession de mes dépouilles mortelles, n'attaquent en mon nom les provinces musulmanes, et n'y fassent des conquêtes." Il avait aussi écrit une lettre au sultan son frère, dans laquelle il le suppliait de faire venir sa mère et ses enfants du royaume d'Egypte, et d'avoir quelque considération pour les officiers qui ne l'avaient pas abandonné dans ses malheurs. Afin d'exécuter ses dernières volontés, Sinan bey se déguisa et se mit en chemin pour se rendre à Constantinople ; mais il fut pris par des gens du roi de France, qui le retinrent dans les fers pendant deux mois environ. Toutefois, s'étant tiré de là avec l'aide de Dieu, il arriva à Constantinople, où il donna la nouvelle de la mort du prince, et rendit la lettre au sultan. Le divan envoya alors quelques personnes au roi de France pour lui demander les restes du prince Gem, afin de les déposer auprès de ceux de ses ancêtres. Mais le roi avait prévenu l'intention de la cour ottomane, et avait déjà fait embarquer le cercueil avec de riches présents. Les envoyés ayant rencontré le bâtiment, n'allèrent pas plus loin. Le cercueil fut débarqué à Gallipoli, par ordre de Bajazet, et transporté de là à Andrinople [Edirne], où il fut placé près de la sépulture de sultan Mourad.

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