Catégorie : Bibliographie
Affichages : 4767

Biographie de Murat Ier, nombreuses conquêtes, Edirne devient sa capitale... extraits de Jouannin, Turquie, 1840.

CHAPITRE IV. 

GHAZI-SULTAN-MURAD-KHAN, Dit KHOUDAWENGHIAR

(vulgairement AMURAT Ier), FILS DE SULTAN-ORKHAN. 

La catastrophe imprévue qui avait arrêté Suleïman-Pacha au milieu de sa brillante carrière venait d'ouvrir le chemin du trône à Murad son jeune frère. Elevé, suivant les moeurs orientales, dans la soumission la plus absolue, ce prince n'avait eu jusqu'alors que la triste perspective d'une dépendance obscure ou d'une mort clandestine et prématurée ; tout à coup s'offrirent à ses yeux les splendeurs de la couronne et de la gloire il n'en fut point ébloui. Un pieux musulman, il ne se regarda que comme l'instrument de Dieu, et prit le nom de Khudavwenghiar [Hüdavendigâr], « agent du Seigneur », ou selon d'autres interprètes qui attribuent moins de modestie à Sultan-Murad, « grand et puissant prince ». 

Les premières pensées du fils d'Orkhan furent pour l'Europe ; Suleïman Pacha lui en avait montré la route ; mais avant d'aller soumettre une terre étrangère, il fallait que le nouveau Sultan s'affermît en Asie, dont le sol tremblait encore sous ses pas. Le plus puissant de ceux qui s'étaient faits les héritiers de la dynastie seldjoukide, le prince de Karamanie, alarmé des progrès des Ottomans, déclara la guerre à Murad, et souleva contre lui les akhi (ou grands propriétaires terriens) de la Galatie, devenus, par une révolution, maîtres de la ville d'Angora (l'ancienne Ancyre) [Ankara] (*). 

(*) Angora, placée au centre des routes de la Syrie, de l’Arménie, de la Cilicie et des côtes de la mer Noire était, par cette heureuse position, l’entrepôt du commerce de l'Asie Mineure. Cette ville, célèbre depuis les plus anciens temps par ses chèvres au poil long et soyeux est fameuse de nos jours par l'adresse de ses lutteurs, dont elle fournit l'empire ottoman, pendant que ses belles fabriques de chalis, ses excédents fruits, et l'industrie de sa population arménienne lui donnent des droits à une renommée plus intéressante. On sait qu'Ancyre est une colonie gauloise. 

[Conquête d’Edirne]

Des bords de l'Hellespont, le Sultan accourt rapidement sur les frontières de l'Anatolie, et enlève aux rebelles leur conquête. Assuré de ce point important et ayant apaisé la révolte, il tourne ses regards vers l'Europe. Lala-Chahin [Lala Şahin Paşa], qui commandait les troupes ottomanes, avec le titre de Beilerbeï (prince des princes), dignité qui s'allie toujours à celle de pacha, reçoit l'ordre de passer le détroit de Gallipoli et d'attaquer Andrinople (Ederné [Edirne], Adrianopolis). Aidé par l'élite de l'armée du Sultan, sous les ordres du brave Hadji-Ilbeki, il bat complètement le commandant de la place, qui était venu avec résolution au-devant des musulmans. La garnison, après la défaite de son gouverneur, se rend au premier assaut, et livre ainsi, presque sans résistance, cette ville, boulevard de l'empire grec. Murad la choisit pour le siège de son empire en Europe, et annonça, par des lettres remplies d'emphase, sa brillante conquête aux souverains de l'Asie. Andrinople, fondée par l'empereur Adrien, est une des villes les plus considérables de la Romanie. Située au confluent de trois rivières, qui forment l'Hèbre des anciens et la Maritza des modernes, la facilité du transport des marchandises, qui résulte de cette admirable position, a donné une grande activité à son commerce. Le savon, les sucreries, les sorbets, les tapis, l’eau et l'huile de rose, rivales de celles d'Egypte et de Perse, sont les plus recherchés de ses produits. On voit encore sur une élévation, d'où l'œil domine de riches campagnes, l'ancien palais des Sultans. De nombreux édifices embellissent la seconde capitale de l'empire. Ses marchés, ses écoles, ses ponts, ses palais, ses mosquées, dont plusieurs sont couvertes en cuivre, leurs minarets élégants, leurs galeries à colonnes revêtues d'ornements remplir ce devoir, et à donner ainsi à ses en bronze, leurs coupoles où étincellent, aux rayons du soleil, les boules d'or qui les couronnent, leurs portes d'un admirable travail leurs fontaines, tout mérite l'attention du voyageur, et justifie les éloges pompeux et empreints de l'hyperbole orientale, que se sont plu à donner à la beauté d'Andrinople et de son site un grand nombre de poëtes nés dans son sein. 

Osman Gazi

Osman GaziVues d'Edirne (Andrinople)

Les lieutenants de Murad étendent leurs conquêtes ; Ewrenos prend Komuldjina et Wardar ; Lala-Chahin s'empare des deux Sagrae, de Philippopolis (Filibè), et s'avance jusqu'au dela du mont Hémus (le Balkan d'aujourd'hui). Ce brave chef fait construire à Filibè un pont de pierre, long de deux traits de flèche, et assez large pour que deux chariots y passent de front. Les gardiens de ce monument étaient payés sur un fond perpétuel légué par Lala-Chahin. Après la conquête de cette place, la paix conclue avec l'empereur grec permit à Murad de s'occuper de l'administration de son empire.

Les pratiques extérieures du culte n'avaient jamais été exercées en public par les Sultans, qui se dispensaient d'assister avec le peuple au namaz (*), prière de tous les jours que les musulmans sont obligés de réciter cinq fois dans les vingt-quatre heures. Mewla Fenari [Molla Fenari], qui occupait alors la place de mufti (**), voulut obliger le souverain à remplir ce devoir, et à donner ainsi à ses sujets l'exemple de la ferveur religieuse. 

(*) Le namaz est, suivant les musulmans, la prière la plus obligatoire pour l'homme et la plus agréable à Dieu. Ordonnée aux fidèles par différents aïet (versets du Coran), elle forme la base principale du culte mahométan, et exige une foule de pratiques minutieuses, que nous détaillerons plus tard dans les chapitres consacrés à la religion.

(**) Le mufti prend encore le titre de cheïkh-ul islam, cheïkul ul-iman, etc. (l'ancien de l'islamisme, l'ancien de la vraie foi, etc.) Tout dans l'empire est soumis à son autorité, parce qu'il est lieutenant absolu du Sultan, pour les affaires de la religion et de la justice civile ; et le Grand Seigneur ne prononce aucune condamnation capitale sans le consulter. Le respect que le souverain porte à ce personnage sacré va jusqu'à se lever, lorsqu'il le voit venir, et à faire sept pas au-devant de lui. Le mufti a le droit de baiser l'épaule gauche du Sultan, tandis que le grand vézir lui-même n'ose poser ses lèvres que sur le bas de la robe du prince, qui fait trois pas seulement vers son premier ministre. Les dénominations les plus emphatiques sont prodiguées par le protocole au mufti ; c'est le sage des sages , la clef des trésors de la vérité, etc., etc.

Murad étant venu porter témoignage devant le mufti, celui-ci eut la hardiesse de lui dire qu'on ne pouvait faire foi sur sa parole. Voyant la surprise du prince, Mewla Fenari ajouta : « Que ma conduite ne vous paraisse pas étrange, seigneur : votre parole d'empereur est sacrée ; qui peut mettre en doute cette vérité? mais ici elle est sans force. Un homme qui ne s'est point encore uni, dans les prières publiques, au corps des fidèles, ne peut témoigner devant la justice (chèr’iat). » Cette leçon directe, loin de déplaire au Sultan, le toucha ; il reconnut son tort, et l'expia en faisant bâtir à Andrinople, en face du palais impérial, un superbe djami (cathédrale) [mosquée], que l'on appelle encore aujourd'hui Muradiié [Muradiye], ou temple de Murad.

La loi qui règle le partage du butin fut ensuite établie sur une base fixe, et elle fut exécutée. Les deux premiers Sultans avaient négligé de prélever ce droit, consacré par ce passage du Coran : « Sachez que si vous faites du butin, un cinquième appartient à Dieu et au prophète, et un autre cinquième aux orphelins, aux pauvres et aux voyageurs. » Murad ordonna de verser dans le trésor public le cinquième du prix de chaque prisonnier, d'après l'évaluation de cent vingt-cinq aspres par homme. Cette taxe sur les esclaves s'appela pendjik, mot d'origine persane qui signifie un cinquième.

Le repos dont Murad commençait à jouir par la suspension d'armes avec l'empereur grec, ne fut pas de longue durée. Une croisade, prêchée par le pape Urbain V, avait poussé l'armée chrétienne presque sous les murs d'Andrinople. Incités par l'ex-gouverneur de Philippopolis, réfugié chez les Serviens [Serbes], les voîvodes de cette province et ceux de la Bosnie s'étaient ligués, avec le roi de Hongrie et le prince de la Valachie, contre les Ottomans. Tandis que le Sultan assiégeait Bigha dans l'ancienne Mysie, le beïlerbeï Lala-Chahin envoyait au-devant des ennemis son frère d'armes, le brave Hadji-Ilbeki [Hacı İlbeği], héros que les écrivains musulmans appellent le « lion du combat » et le « soutien de la vraie foi », etc. Les chrétiens dormaient imprudemment, et leur camp était gardé avec négligence ; tout à coup le cri d'Allah retentit avec force dans les ténèbres ; les tambours et les fifres joignent leurs sons discordants à ce redoutable cri de guerre, une terreur invincible s'empare des chrétiens ; ils fuient, et dans leur trouble se précipitent dans les flots de la Maritza. Sirb-Sinbyghy (déroute des Serviens), tel est le nom que porte encore la plaine qui fut le théâtre de cette surprise nocturne. 

[Embellissement de Bursa, le faucon de Murat]

Après la prise de Bigha et la victoire de la Maritza, le Sultan fit élever une mosquée à Bilèdjik ; et à Yeni-Chèhir, un couvent qui servit de retraite à un célèbre derviche surnommé Pustin-Pouch, c'est-à-dire, revêtu d'une peau de mouton, dont le tombeau est encore en grande vénération de nos jours. Brousse vit aussi élever dans ses murs plusieurs mosquées remarquables. Le faubourg occidental tout entier, qui est décoré du nom de son fondateur (Muradiïé), porte de riches témoignages de sa munificence et de sa piété. Un faucon en pierre, sculpté sur l'une de ces mosquées, est ie sujet d'un conte populaire: cet oiseau, qui, suivant la tradition, appartenait à Murad, s'était envolé sur ie toit du temple ; le Sultan l'ayant rappelé plusieurs fois inutilement, s'écria dans son impatience : « Restes-y donc éternellement ! » L'indocile faucon, miraculeusement pétrifié, perchera ainsi jusqu'à la fin des siècles, comme un exemple du danger de la désobéissance pour les oiseaux aux becs crochus ; sauf aux serviteurs des princes à tirer eux-mêmes parti de cette leçon. 

Outre ces établissements pieux, Murad ordonna la reconstruction et l'achèvement des bains thermaux de Brousse, la construction du sérail d'Andrinople, et quelques autres édifices d'utilité publique. 

En 767 (1365), on vit pour la première fois un traité solennel et perpétuel de paix conclu entre les Ottomans et un peuple chrétien la petite république de Raguse, devinant sans doute les brillantes destinées de ]a dynastie d'Osman, se mit sous sa protection, paya un tribut annuel, et assura ainsi la liberté de son commerce maritime. Lorsqu'il fallut signer le traité, le Sultan, plus habile à manier le sabre que la plume, trempa la main droite dans l'encre, et l'appliqua en tête de l'acte, en tenant réunis les trois doigts du milieu, et en écartant le petit doigt et le pouce (*). Ce grossier seing privé, imité dans la suite par les calligraphes, et orné de lettres entrelacées et du chiffre du Sultan, fut appelé toughra [tuğra]. Le toughra, que le nichandji [nişancı] (garde des sceaux du Sultan) appose sur les fermans et les diplômes, a, jusqu'à nos jours, conservé à peu près l'empreinte des contours de la main. 

(*) Cette ignorance du souverain ottoman rappelle celle non moins grande des chevaliers et des seigneur: du moyen âge en France. On lit dans les chroniques de cette époque, que lorsqu'un noble châtelain avait à apposer son nom au bas d'un acte, il plongeait ses cinq doigts dans l'encre, et les posant sur le parchemin féodal, y laissait pour signature cette lourde empreinte sous laquelle le naïf tabellion avait grand soin d'ajouter cette involontaire épigramme : « Ce est la griffe de monseigneur.» 

De l'esprit religieux de Murad dérivait nécessairement son mépris pour les sciences humaines. Trois savants distingués de son époque furent obligés d'aller chercher loin de sa cour un asile où leur mérite fut mieux apprécié : c'étaient le fameux mathématicien Kari-Zadé, qui, lorsqu'il professait dans la grande mosquée de Samarcande, attirait à ses leçons tous les étudiants des autres cours, et leurs maîtres mêmes ; le molla Djemat-uddin, célèbre philologue qui savait par coeur tout le dictionnaire arabe ; enfin le dogmaticien Bourhan-uddin, auteur de commentaires estimés et grand philosophe. 

[Nouvelles conquêtes]

Murad, tout en donnant ses soins à l'administration intérieure de l’empire, ne négligeait aucun moyen de l'agrandir. Par ses ordres, Timourtach et Lala-Chahin poursuivaient leurs conquêtes : Yènidje-Kizil-Aghatch et Yamboli se rendaient au premier ; le second s'emparait d'Ihtiman et Samakow, renommée par ses forges. Le Sultan lui-même, surpassant ses lieutenants en activité et en bravoure, soumettait les villes de Karin-Abad, Aîdin, Sizèboli (Apollonia), Hirèboli (Chariupolis), Wiza (Byzia), Kyrk-Kilisa (Héraclia), et Binar-Hyssari (château des Sources). Ces brillantes expéditions eurent lieu dans l'espace de cinq ans, après lesquels Murad, à qui elles valurent aussi le surnom de Ghazi, satisfait du succès de ses armes en Europe, repasse en Asie, où, pendant son absence, le vénérable vieillard Khalil-Djendèrèli, ce fidèle serviteur d'Osman et d'Orkhan, créateur, avec le vézir Ala-eddin, de l'institution des janissaires, avait dirigé les affaires de l'empire avec un rare talent et une équité plus rare encore. Élevé par Murad à la dignité de grand vézir, il la conserva pendant dix-huit ans sous le nom de Khaïr-uddin-Pacha [Pacha [Çandarlı Kara Halil Hayrettin Paşa], et mourut à la fin du siècle dont les premières années l'avaient vu naître. La dignité de grand vézir fut héréditaire dans sa famille jusqu'après la conquête de Constantinople. 

Gustendil, célèbre par ses bains d'eau sulfureuse, avait été remise à Murad par le prince bulgare Constantin, sous condition qu'il ne payerait point de tribut. Cette ville, fondée par Trajan sous le nom d'Ulpiana, détruite et rebâtie par Justinien, avait paru au Sultan d'une assez grande importance pour le décider à revenir en Europe, afin d'en recevoir lui-même les clefs. A peine de retour à Brousse, il apprend la révolte de quelques commandants grecs des bords de la mer Noire. Il repasse en hâte l'Hellespont, s'empare sans coup férir d'Indjighir en Romanie va mettre le siége devant Sizèboli, et perd quinze jours devant cette place peu importante. Il allait se retirer, lorsque tout à coup un pan de muraille s'écroule et ouvre passage à ses troupes. L'imagination des musulmans, toujours avide de merveilleux, fit un miracle de cet heureux incident, et prétendit que Dieu n'avait pu le refuser aux prières ferventes du successeur du prophète. La ville conquise prit en conséquence le nom de Tanri-Yiktighy (détruite par Dieu). 

L'infatigable Murad avait à peine conclu la paix avec les Grecs, qu'il attaque les princes slaves ou valaques. Son vézir Khaïr-uddin-Pacha [Çandarlı Kara Halil Hayrettin Paşa] et Ewrenos [Evrenos] s'emparent de plusieurs villes situées au pied du Rhodope et sur les côtes de la Thessalie. Deux autres expéditions consécutives du Sultan contre Lazare et Sisman, souverains de la Servie et de la Bulgarie, se terminent à l'avantage de Murad. Les deux princes, pour obtenir la paix, promirent au vainqueur le premier, mille cavaliers et mille libres d'argent chaque année ; et le second, la main de sa fille. 

[Edirne, nouvelle capitale - organisation de l’armée]

Après tant de succès, l'heureux Murad jouit d'une paix de six années, qu'il passa principalement à Andrinople, sa nouvelle capitale. Durant ce temps, il s'occupa avec activité de l'organisation de l'armée. Il perfectionna l'institution des sipahis (cavaliers), et celle des wotnaks, espèce de soldats du train. Ces derniers étaient des chrétiens chargés du soin de conduire les équipages et de nettoyer les écuries ; pour les dédommager de l'humilité de ces fonctions, on les exempta de tout tribut. Les sipahis furent divisés en beuluks [bölük] (escadrons), sous le commandement du beuluk-bachi [bölükbaşı]. Le chef du corps, sipah-aga, eut sous lui quatre officiers généraux. Pour ses drapeaux, le prophète avait choisi la couleur du soleil (jaune) ; les fatimites, la couleur de la terre (vert) ; les ommiades, celle du jour (blanc) ; les abassides, celle de la nuit (noir) ; les tiers descendants d'Osman adoptèrent la couleur du sang, et ce fut le rouge qui distingua l'étendard des sipahis. Des fiefs militaires furent érigés, dans la plupart des provinces de l'empire, en faveur des sipahis et pour récompenser leurs services. Ces fiefs étaient cultivés par des paysans chrétiens ou mahométans, appelés raïas, qui avaient la propriété du sol, mais étaient soumis à la juridiction seigneuriale du sipah, et celui-ci percevait à son profit le produit des impôts sur les terres de son fief. Les fils de raïa héritaient des propriétés de leur père ; lorsque le successeur naturel manquait, et qu'un autre membre de la famille héritait, ce ne pouvait être qu'avec l'autorisation du sipah, et après lui avoir payé un droit ; enfin, s'il n'y avait point de parents, le fonds passait à un des voisins, sans que le sipah pût en disposer en faveur d'une autre personne. Les sipahis devaient résider dans leurs fiefs en temps de paix, et fournir pendant la guerre un djèbèli (cuirassier) par chaque somme de trois mille aspres de revenu. On appelait timar tout fief qui rendait moins de vingt mille aspres le fief militaire, ayant un revenu supérieur à cette somme prenait le nom de ziamet. Ces fiefs étaient héréditaires en ligne directe ; et, à défaut de descendants mâles et en état de faire le service militaire, reversibles au domaine (miri). Le pacha de la province les donnait alors à un autre sipah, ou à un ancien militaire. Cette institution de Murad fut très-avantageuse à ses successeurs, jusqu'à Suleïman Ier, à qui les ziamet et les timar fournirent encore deux cent mille hommes. Mais après la mort de ce grand prince, les règlements de Murad furent mis en oubli, et les feudataires ne se présentaient plus sous les drapeaux avec leur contingent d'hommes. Après la paix de Kutchuk-Kuïnardjè, en 1776 (1189 de l'hégire), Sultan-Abdul-Hamid rendit un édit sévère pour la réorganisation des djèbèlis ; mais les clameurs des propriétaires des fiefs effrayèrent le gouvernement, qui renonça à ses projets de réforme. Il se contenta d'une rétribution de cinquante piastres par homme, appelée bedel-djèbèli en remplacement du nombre de cavaliers prescrit par la loi. 

Timourtach [Timurtaş] (pierre de fer), nommé Beïlerbei, après Lala-Chahin, mort à la fin de la dernière campagne, fut l'auteur des règlements militaires dont nous venons de parler. 

Murad, qui unissait le génie de la politique à celui de la guerre, chercha, par le mariage de son fils Baïezid Ildirim avec la fille du prince de Kermian [Germiyan], à se faire un allié parmi ces petits princes de l'Asie Mineure, dont la jalousie secrète opposait quelquefois des obstacles à l'exécution des entreprises du Sultan. La demande de la main de la princesse fut faite avec le plus grand appareil. Khodja-Effendi, juge de Brousse, Alkansor, porte-étendard du Sultan, et le tchaouch-bachi Timour-Khan, avec une suite de trois mille hommes, furent députés au prince de Kermian. Les noces furent remarquables par leur pompe toute orientale ; elles eurent lieu à Brousse, en présence des ambassadeurs des Sultans de Syrie, d'Égypte, et de ceux des princes de Karamanie, de Kastamouni (Paphlagonie), de Mentechè et d'Aidin (Ionie). Tous ces grands dignitaires offrirent à Murad des présents magnifiques, à titre de satchou, nom qu'on donne à de petites pièces d'or et d'argent qu'il est d'usage de répandre à pleines mains sur la tête de la jeune épouse comme un symbole de prospérité et d'abondance. Un renégat grec donna cent esclaves des deux sexes et d'une beauté parfaite, qui portaient des assiettes d'or remplies de ducats, des plats d'argent pleins de monnaies du même métal, des aiguières aussi en or et en argent, des coupes, des tasses émaillées, des verres, des bocaux enrichis de saphirs, de topazes et d'émeraudes, etc. Un auteur national ajoute : « C'était réellement le paradis dépeint par le prophète, où les bienheureux sont entourés d'enfants d'une jeunesse et d'une beauté éternelles, portant des bassins, des aiguières et des coupes. » Murad, dans sa munificence, distribua tous ces riches cadeaux aux cheikhs, aux oulémas et aux seigneurs qui l'environnaient. Par cette alliance, le Sultan devint possesseur des villes d'Ëgrigueuz (sandjak de Kermian), de Taouchanli, située à quelques lieues de Kutahiïè, et renommée par ses excellents fruits et les produits de son industrie, de Simaw, et enfin de Kutahiïè même (l'ancien Cotyaeum), qui firent données en dot par Kermian-Oghlou à sa fille. 

L'ambition de Murad semblait croître en raison de l'agrandissement de ses Etats. Dans son invariable désir d'étendre sa domination, il obligea le prince de Hamid à lui vendre six de ses plus belles villes Bei-Chèhri [Beyşehir] (le Trogitis des anciens), Sidi-Chèhri, Ak-Chehir [Akşehir] (ville blanche, Thymbrium), Isparta, capitale du sandjak de Hamid, Yalavatch, et Kara-Agatch (l’Orme), à une journée d'Isparta. 

Pendant que le prince de Hamid faisait à Sultan-Murad la cession forcée d'une partie de son territoire, Timourtach pénétrait dans la Macédoine, et s'avançait jusqu'aux frontières de l'Albanie, s'emparant de Monastir, de Pirlipa et d'Istip, tandis que Sofia (l'ancienne Serdica) ouvrait ses portes à Indjé-Balaban, après avoir soutenu un siège de plusieurs années. Cette ville, située au pied du Rhodope et de l'Hémus, dans une plaine fertile, qu'arrose le Samakow (Aescus), est remarquable par sa belle position, ses mosquées et ses eaux minérales. 

[Révolte d’un fils de Murat]

Murad voyait ainsi tout plier sous ses lois ; et l'empereur grec, Jean Paléologue, s'humiliant devant le conquérant, lui envoyait Théodore, son troisième fils, pour apprendre l'art de la guerre une conspiration domestique faillit arracher le sceptre et la vie à ces deux souverains. Saoudji [Savcı Bey], fils de Murad, et Andronicus Paléologue, unis par une haine ardente contre les auteurs de leurs jours, et dévorés d'une ambition insatiable, arborent l'étendard de la révolte. Le Sultan et l'empereur s'unissent contre leurs fils. Ces deux jeunes princes avaient établi leur camp, sur la rive d'un torrent. Sultan Murad le franchit à cheval, et somme les rebelles de se rendre. Accoutumés à obéir à cette voix puissante, les soldats de Saoudji l'abandonnent ; et le Sultan, irrité contre son fils, après lui avoir fait crever les yeux, ordonne de le mettre à mort. L'empereur grec, sur l'ordre de son terrible allié, fit aveugler Andronicus avec du vinaigre bouillant. 

Malgré le funeste résultat de l'entreprise audacieuse de son frère aîné, Emmanuel, second fils de Jean Paléologne et gouverneur de Thessalonique, essaye d'enlever aux Ottomans la ville de Pharaë (Sèrès). Murad envoie contre le prince rebelle le grand vézir Khaïruddin-Pacha. Emmanuel, pressé par des forces bien supérieures aux siennes, s'enfuit à Constantinople, où son père n'ose le recevoir. Le malheureux fugitif se rend à Lesbos ; mais la terreur qu'inspirait le nom de Murad ferme ce port à son ennemi. Dans cette cruelle position, le prince prend une résolution désespérée, il va se jeter aux pieds du Sultan ; le généreux Murad lui pardonne et le renvoie à son père. La mort de Khaïr-uddin-Pacha, arrivée en 788 (1386), délivra les ennemis de Murad du redoutable vézir dont le nom seul les tenait en respect, et les enhardit à faire éclater leur haine. Ala-eddin, prince de Karamanie, qui avait donné l'exemple de la révolte, est battu complétement dans la plaine d'Iconium, par le beïlerbei Timourtach. C'est dans cette journée que le prince Baïezid, fils et successeur de Murad, commença à montrer cette impétuosité qui lui mérita plus tard le surnom d'lldirim (le Foudre). Dès qu'il vit l'armée de Karamanie s'ébranler au son belliqueux des trompettes et des timbales, dès qu'il entendit le cri de guerre « Allah est grand ! » poussé, comme d'une seule voix, par tant de guerriers, un invincible désir de gloire fit tressaillir le cœur du jeune prince ; il descendit de cheval, se prosterna devant son père, et le supplia de lui permettre de combattre. Ala-eddin vaincu vient baiser la main du Sultan, qui lui pardonne et le laisse en possession de toutes ses provinces. 

Malgré cette défaite du prince de Karamanie, les habitants de Beï-Chèhri [Beyşehir] bravent le pouvoir de Murad ; quelques jours suffisent au Sultan pour les soumettre. Ses courtisans lui conseillaient de profiter de l'occasion pour réunir à l'empire le territoire du petit prince de Tekkè. « Le lion, répond le fier Sultan, ne s'amuse pas à chasser des mouches. » 

Tant de triomphes, en répandant partout la terreur des armes ottomanes, semblaient devoir assurer à Murad un repos si glorieusement acheté ; mais il n'était pas dans la destinée de ce prince de goûter en paix le fruit de ses victoires. A peine était-il rentré triomphant à Brousse, que le feu de la révolte embrase la Servie. Lazar, souverain ou kral [roi] de cette contrée, s'unit secrètement au perfide Sisman, beau-père de Murad et kral des Bulgares ; les Bosniaques se joignent à eux ; vingt mille Ottomans sont presque entièrement détruits par les forces combinées de ces deux peuples. Sultan-Murad, surpris de cet échec inattendu, hésite un instant à l'aspect de cette ligue formidable, mais bientôt son courage et son activité renaissent. li confie ses possessions d'Asie à la garde de cinq chefs fidèles, hâte ses préparatifs de guerre, et repasse en Europe. Yaklichi-Beï, fils de Timourtach, prend d'assaut Parawadi (l'ancienne Probaton) ; Tirnova et Choumna (Schoumla) se rendent à Ali-Pacha. Ce général met ensuite le siège devant Nicopolis, et force Sisman, qui s'y était réfugié, à demander grâce au Sultan. L'abandon de Silistrie et le payement du tribut échu furent les conditions imposées au kral de Bulgarie. Ali-Pacha, qui avait fait un grand nombre de prisonniers, offrit à Sisman de les échanger contre la forteresse de Tchètè-Hèzar (Mille-Tentes), aujourd'hui Herzagrad ou Rasgrad, mais comme Sisman, loin de tenir les conditions du traité avec Murad, faisait fortifier Silistrie et Nicopolis, Ali-Pacha, une fois en possession de la place, se fit peu de scrupule de manquer à sa parole. Cette double violation de la foi donnée ralluma la guerre. Elle fut encore contraire au Kral bulgare, qui se rendit à discrétion. Sultan-Murad, après s'être emparé des États du prince vaincu, épargna sa vie, et eut même la générosité de lui accorder un revenu digne de son rang. Cette heureuse expédition fit passer, en 791 (1389), vingt villes principales sous la domination ottomane. 

[Bataille de Kosovo Polje, défaite des Serbes]

La défaite de son allié ne put intimider le kral servien le fort de Chèhir-keuï est pris par son général Démétrius, et repris par Yakhchi-Beï. Lazar [Lazar Hrebeljanović] cherche un appui dans l'alliance des princes de la Bosnie et de l'Albanie. Après plusieurs jours de marche forcée, Murad atteint les ennemis dans la plaine de Kossova, en Servie. Son armée était inférieure en nombre à celle des confédérés, qui comptaient dans leurs rangs les troupes des princes de Servie, de Bosnie, d'Albanie, de l'Herzogevine, de la Valachie, et même un corps auxiliaire de Hongrois. Le Sultan consulte ses lieutenants pour savoir si la prudence permet de hasarder la bataille. Le fougueux Baïezid repousse tout conseil timide, et sollicite avec ardeur le combat. Le grand vézir est de l'avis du jeune prince ; le pieux ministre a cherché dans le Livre de Dieu (Kitab-Ullah) la décision que d'autres demandent à la prudence humaine. Le Coran, ouvert au hasard, a répondu par ces deux versets : « O prophète ! Combats les infidèles et les hypocrites! – En effet, souvent une troupe nombreuse est vaincue par une plus faible. » Cette révélation dissipe tous les doutes, enflamme tous les cœurs ; Murad, profitant de l'enthousiasme excité par la promesse divine, donne l'ordre de l'attaque ; elle fut terrible une lutte acharnée s'engage, une égale fureur anime les deux armées. Baïezid [Bayezid Ier), prompt comme la foudre dont il porte le nom (Ildirim), vole partout où la résistance est la plus opiniâtre sa lourde massue lui ouvre a travers les rangs une route ensanglantée. Yakoub [Yakup], son frère et son rival de gloire, marche avec honneur sur ses traces: "Déjà, dit un historien musulman, les lames brillantes comme le diamant avaient été changées, par le sang qu'elles avaient versé, en lames de la couleur de l'hyacinthe ; déjà l'acier des javelots s'était transformé en rubis étincelants, et le champ de bataille, jonché de têtes et de turbans aux mille nuances, en un immense carré de tulipes. Enfin, les chrétiens plient, le kral de Servie est fait prisonnier, ses soldats fuient ou sont massacrés et la victoire est aux Ottomans. »

[Mort de Murat Ier]

Après ce terrible combat, Murad parcourt le champ de bataille ; il est étonné de ne voir parmi les morts que des jeunes hommes et pas un vieillard. « La vieillesse est sage, répond le grand vézir ; elle sait que rien ne peut s'opposer aux armes invincibles des serviteurs du prophète. » Le Sultan se félicite de cette victoire, à laquelle il s'attendait peu car, superstitieux comme tous ses sujets, il accordait une grande confiance aux visions et aux songes ; et, la nuit précédente, il avait cru, dans un rêve affreux, mourir sous le fer d'un assassin. Tout à coup, un de ces cadavres, qu'il foulait aux pieds, se relève, pâle et sanglant, et lui plonge un poignard dans le coeur. Les janissaires se précipitent sur le meurtrier, qui leur échappe trois fois, et succombe enfin sous le nombre, après avoir vendu chèrement sa vie (*). Murad, blessé à mort, ordonne le supplice de Lazar, et expire sur le théâtre de sa gloire, l'an 791 de l'hégire (1389) (**). 

A peine Murad a-t-il rendu le dernier soupir, que les grands s'assemblent autour de Baïezid, et le saluent du nom de Sultan, aux acclamations unanimes des soldats, encore enthousiasmés des exploits du fils de leur maître. 

(*) Cet assassin était Miloch Kobilowitch [Miloš Obilić], noble servien. Les historiens varient sur les circonstances du meurtre de Sultan-Murad. Nous avons suivi la version qui nous a par ia plus vraisemblable. 

(**) Seadeddin, écrivain ottoman, place la mort de Murad au 4 ramazan (27 août) ; les traditions et les histoires de la Servie la fixent au 15 juin ; et les autres chroniqueurs dans le courant du printemps de 1389. 

Le corps de Murad, emporté dans la tente royale, est embaumé et conduit à Brousse, où il fut déposé dans le turbè de Tchèkirguè [Çekirge]. 

Murad Ier est un des princes les plus remarquables de la raee d'Osman. Guerrier infatigable, miroir de justice et d'équité, doué de grandes facultés intellectuelles et surtout de cette volonté ferme qui, ainsi que l'a dit un grand écrivain, est une des premières conditions du génie, il était à la fois aimé et craint de son peuple. Ennemi du luxe, il imita la simplicité de Mahomet, et n'employa jamais, pour ses vêtements, qu'une étoffe de laine fine et légère, appelée « sof », dont se servent spécialement les ministres de la religion, à qui la loi défend de porter de la soie. Son abstinence et sa piété étaient exemplaires ; il consacra sa vie à la propagation de l'islamisme son zèle pour sa religion fut, comme celui de ses prédécesseurs, accompagné d'une grande faiblesse superstitieuse un songe, une vision, une prophétie, l'emportaient dans son esprit sur tous les calculs humains, et déterminaient souvent les décisions les plus importantes. Ainsi, en 767 (1365), ce prince résolut d'établir le siège de l'empire à Andrinople, parce qu'un esprit céleste, disait-il, le lui avait prescrit, et avait même désigné la place où devait s'élever le palais impérial. Cependant, comme sa soumission aveugle à ces prétendus avis du ciel servit toujours à l'exécution de ses desseins, il est permis de soupçon ner que son génie sut exploiter adroitement les préjugés nationaux, au profit de sa puissance.