Topal Osman Paşa qui fut capturé par des corsaires espagnols, libéré grâce à un capitaine français, devint grand vizir, et fut célèbre en France dès le XVIIIe siècle à tel point qu'il devint le personnage d'une des scènes des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau.
Topal Osman Pacha, un vizir célèbre en France
Le célèbre musicien français Jean-Philippe Rameau créa les Indes Galantes en 1735. La seconde des 4 entrées (équivalent d'un acte) s'intitule "Le Turc Généreux", le turc en question étant Topal Osman Pacha. L'histoire d'amour est bien sûr totalement fantaisiste et les paroles sont de Louis Fuzelier (1672?-1752), écrivain et librettiste.
Voici un extrait de sa présentation dans le Mercure de France paru en septembre 1735 :
"Le Turc Généreux. Seconde Entrée.
L'Auteur a mis au Theatre, autant que l'étenduë d'un seul Acte l'a pû permettre, la generosisé singuliere du Grand Vizir Topal Osman, dont l'Histoire abregée se trouve dans le Mercure de France du mois de Janvier 1734. On n'y a rien ajouté de fabuleux, quant aux sentimens, que l'amour passion nécessaire sur la Scene Lirique.
La premiere Scene se passe entre Osman Pacha & Emilie, aimable Provençale son Esclave. Le tendre Mahometan la presse de repondre à ses vœux. Emilie pour lui prouver qu'elle n'est plus maîtresse de son cœur, lui raconte ses tristes avantures , et lui aprend qu'elle a été enlevée par un Corsaire dans le temps où se faisoit une Fête sur les côtes de Provence qui annonçoit son mariage avec Valere, Officier de Marine. Dans la seconde Scene qui se passe ainsi que la premiere et la suivante dans les jardins d'Osman, terminés par la Mer, une tempête subite et effroyable trouble les Elemens ; on entend les cris des matelots ; ces cris attendrissent l'infortunée Emilie ; la tempête finit, les vaisseaux, victimes de l'orage échoüent, les Provenceaux qui les conduisent sont faits Esclaves par les Turcs ; Valere qui les commandoit paroît chargé de chaînes est reconnu par Emilie ; il se felicite d'abord de porter les fers du même Maître ; cette courte joye se dissipe en aprenant que ce Maître est son Rival. Ah ! s'écrie Valere à Emilie :
Ah! sçait-on vous aimer dans ce fatal séjour ?
Sur ces bords une ame enflammée
Partage ses vœux les plus doux ;
Et vous meritez d'être aimée
Par un cœur qui n'aime que vous.
Osman les surprend ; Emilie tremble en l'apercevant ; il la rassure ; la rend à Valere qu'il comble de Richesses, et l'instruit de la cause d'un évenement si rare. C'est un miracle de la reconnoissance ; Osman avoit été autrefois Esclave de Valere , qui l'avoit mis en liberté en payant sa rançon sur sa parole et sans le connoître. Valere et Emilie reçoivent les adieux du genereux Pacha , et disent :
Fût-il jamais un cœur plus genereux !
Digne de notre Eloge, il ne veut pas l'entendre ;
Au plus parfait bonheur il a droit de prétendre,
Si la vertu peut rendre heureux.
Cette Entrée finit par des Danses très vives et très-brillantes, exécutées par la Dlle Mariette et le sieur Maltair."
On trouve également le récit de la générosité de Topal Osman dans le recueil "Petits romans, ou historiettes et aventures… propres à éclairer l'esprit et le coeur, Paris, Carez et Thomine, 1811" le chapitre LXXV intitulé "Le Turc reconnaissant ou le Grand-Visir Topal Osman".
Biographie de Topal Osman Pacha
Après la musique et le théâtre, l'histoire : cette biographie est extraite de la "Grande encyclopédie : inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts", 1902
Topal Osman (c.-à-d. Osman le Boiteux) [Topal Osman Paşa, mort en 1733], général ottoman, originaire de Morée. Entré en qualité de jardinier au service du sérail, il s'éleva très vite au grade de capitaine des pandours chargés de la garde des jardins ; à vingt-quatre ans, il était beylerbey, lorsque, ayant été chargé d'une mission en Egypte, il fut enlevé par un corsaire espagnol qui l'emmena à Malte. Un Français, Vincent Arnaud, de Marseille, qui exerçait dans l'île les fonctions de capitaine du port, le racheta pour 600 ducats et lui fournit les moyens de rentrer en Turquie et d'accomplir sa mission en Egypte. Osman conserva la plus grande reconnaissance pour le service que ce Français lui avait rendu. Lorsque les Ottomans attaquèrent les Vénitiens établis en Morée, Osman s'empara de Corinthe et reçut en récompense la dignité de vizir, qui lui valait le titre de pacha et le droit de faire porter devant lui trois queues de cheval (1715). Après la chute d'Ahmed III, il fut chargé de réduire les rebelles de Bosnie et d'Albanie (1730).
Grand vizir
Il se trouvait entre Salonique et Sérès lorsqu'il fut rejoint par le messager d'Etat qui lui remit la lettre l'appelant à Constantinople, où il fut nommé grand vizir (21 sept. 1731). Il rétablit la tranquillité dans la capitale et ne fit exécuter personne sans un arrêt de condamnation légale. La cession de Tébriz à la Perse, malgré l'avis du sultan, le fit remplacer (12 mars 1732), mais il ne fut pas disgracié et remplit successivement les fonctions de gouverneur de Trébizonde [Trabzon], d'Erzeroum et de Tiflis, jusqu'au moment où il fut nommé général en chef de l'armée envoyée contre la Perse (1733), lorsque Nadir Chah vint assiéger Bagdad. Parti de Mossoul à la tête d'une armée de 100.000 hommes ; il défit complètement l'armée de Nadir Chah à Douldjéilik (19 juil.) et délivra Bagdad. Après un nouveau succès près de Léilân, il fut battu par Nadir près de Kerkouk [Kirkuk] et périt dans l'action, trois mois après sa victoire. Cl. Huart.
Bibliographie : Mirza Mehdi-Khan, Histoire de Nadir Chah, en persan, trad. en français (1770), en allemand et en anglais (1773) par W. Jones.— L'historien turc Soubhi, dans Hammer, Histoire de l'Empire ottoman, t. XIV.
Topal Osman Pacha vu par le Mercure de France, janvier 1734
Voici le récit détaillé de l'enlèvement, de la libération et de la reconnaissance de Topal Osman Paşa.
Lettre de M. D.L.C. à M. D.L.R. sur quelques particularités de la vie de Topal Osman Pacha cy-devant Grand Visir de l'Empire Ottoman et aujourd'hui Séraskjer de l’Armée Turque en Perse. A Paris, ce 18 Janvier 1734.
Vous avez jugé, Monsieur, que dans les circonstances présentes où les affaires d'Asie ont plus de liaison que jamais avec celles d'Europe, ce seroit un objet intéressant pour le Public, que la vie et les avantures de Topal Osman qui jouë aujourd'hui un si grand rôle.
Je crois que l'Auteur de la Relation de la Révolution arrivée en 1730 à Constantinople n'a pas abandonné le dessein où je l'ai vu, d'écrire cette vie, véritablement digne de la curiosité du Public. Personne n'est plus capable que lui de bien exécuter ce projet; et s'il est aussi bien servi par ceux qui sont à portée de lui procurer des Mémoires, que je le connois exact et ami de la verité ; nous verrons dans un même Ouvrage la singularité du Roman, unie à la plus scrupuleuse fidelité dans les faits historiques.
En attendant, je me fais un vrai plaisir, Monsieur, de vous faire part de quelques traits de la vie du Général Turc dont je suis exactement informé. Le Sr Arniaud, celui-la même qui racheta Topal Osman d'esclavage à Malte, il y a environ trente cinq ans, vint en 1732, à Constantinople avec son fils, saluer son ancien Esclave, devenu Grand Visir. J'ai entendu plus d'une fois raconter au pere et au Fils ce qu'ils sçavoient de son histoire. Le Fils a même bien, voulu, à ma priere, mettre par écrit ce qu'il a pû s'en rappeller, et m'en laisser le Mémoire que je conserve, écrit de sa main. Ce qui suit est tiré de ce Mémoire. J'y ai joint quelques circonstances que je lui ai entendu conter, ou à son Pere, et j'ai ajouté les faits dont j'ai eu connoissance pendant mon séjour à Constantinople, concernant l'arrivée du Sr Arniaud, son Audiance du Visir, la déposition de ce Ministre, &c. tous faits qui se sont passez presque sous mes yeux ; mais dont je ne garantis cependant pas la verité, quelque attention que j'aye eu à consulter les témoins oculaires autant que je l'ai pû, et à ne rapporter icy que ce que je trouve sur un Journal, écrit dans le temps.
Osman avoit reçu dans le Sérail du Grand Seigneur l'éducation qui n'étoit autrefois destinée qu'aux Enfans de Tribut, (a) [c’est le devşirme] Chrétiens de naissance. Les Turcs ont depuis brigué ces Places pour leurs propres Enfans, en sorte qu'aujourd'hui presque tous les Eleves du Sérail sont de race Turque.
En 1698 ou 99, à l'âge de 25 ans ou environ, Osman Aga sortit du Sérail, où il exerçoit l'emploi de (b) Martolos Bachi.
(a) Voyez Ricaut, Etat présent de l’empire Ottoman.
(b) Intendant des Voitures.
Capture par un corsaire et libération par un capitaine français
Il étoit porteur d'un Ordre du Grand Seigneur, et chargé d'une commission pour aller remettre quelques Beys du Caire dans la possession de leurs biens, dont ils avoient été destituez pendant ces troubles qui sont fréquents en Egypte. Il prit sa route par terre jusqu'à Seyde, où pour éviter la rencontre des Arabes qui infestoient le Païs, il fut obligé de s'embarquer sur une (a) Saïque, qui passoit à Damiette. Dans ce court trajet la Saïque fut malheureusement rencontrée par une Barque Espagnole, armée en course à Maïorque. Quoique la partie ne fut pas égale, le désir de conserver leurs biens et leur liberté, fit faire les derniers effort aux Passagers et à l'équipage ; ils se deffendirent en désesperez ; l'abordage fut sanglant. Osman s'y signala par cette intrépidité dont il a depuis donné des preuves en tant de rencontres; si la valeur de tous eut été égale à la sienne, peut-être eussent ils évité l'esclavage. Enfin il fallut céder au nombre. Osman Aga, percé de coups, blessé dangereusement au bras et à la cuisse, fut pris les armes à la main. Le Corsaire, dont le Bâtiment avoit souffert dans le combat, soit qu'il eut besoin de se raccommoder, ou pour quelque autre raison, relâcha à Malte.
(a) Sorte de Bâtiment de Levant, propre an transport des Marchandises.
Les marques de valeur qu'Osman avoit données dans l'action, ou plutôt la déposition que firent sans doute les autres Passagers, qu'il étoit chargé d'une commission secrete du Grand Seigneur, et l'espérance d'en tirer une grosse rançon, le firent distinguer parmi ses compagnons d'infortune; cependant il n’était pas hors de danger de ses blessures quand il arriva à Malte; celle de la Cuisse étoit la plus considérable ; il en est resté estropié ; et c'est delà que lui est demeuré le nom ou le Sobriquet de (a) Topal suivant l'usage commun des Turcs.
(a) Boiteux
Aussitôt que le Corsaire fut entré dans le Port, le Sr Vincent Arniaud, dit l’Hardy, natif de Marseille, qui étoit alors Capitaine de Port à Malte, se transporta à bord du Bâtiment suivant le devoir de sa Charge. Il y vit le malheureux Aga enchaîné qui lui fit une proposision bien singuliere.
Fais une belle action, lui dit Topal, rachette-moi, tu n'y perdras rien. Arniaud surpris de la propositio, demanda au Capitaine Corsaire ce qu'il prétendoit pour la rançon de cet Esclave. Il me faut mille Sequins (a), répondit le Corsaire. Arniaud se retournant vers Osman, lui dit : Je te vois pour la premiere fois de ma vie, je ne te connois point, et tu me proposes de donner sur ta parole mille Sequins pour ta rançon.
Nous faisons l'un et l'autre ce qu'il nous convient de faire, reprit Osman. Quant à moi je suis dans les fers, il est naturel que je mette tout en usage pour obtenir ma liberté; pour toi, tu es en droit de te défier de ma bonne foy ; je n'ai aucune surété à te donner que ma parole, et tu n'as aucune raison d'y conter ; cependant si tu veux en courir les risques, je te le répete encore, tu ne t'en repentiras pas.
Soit que l'air d'assurance, ou que la Phisionomie du jeune Turc prévint Arniaud en sa faveur, soit que la singularité de l'avanture éloignât les soupçons qu'il auroit pû concevoir, le Capitaine de Port sortit avec des dispositions favorables pour Topal Osman, et, ce qui est peut être encore plus extraordinaire, la réflexion ne les détruisit pas.
(a) Il y a plusieurs sortes de Sequins en Levant, qui valent depuis six jusqu'à onze francs de notre Monnoye.
Arniaud alla rendre compte au grand Maître Perellos de ce qui concernoit son ministère, revint à bord et convint de 600 (a) Sequins Vénitiens avec le Corsaire, pour le prix de la rançon de son Esclave ; son nouveau Maître le fit aussitôt transporter sur une Barque Françoise, à lui appartenante, où il lui envoya un Médecin, un Chirurgien et tous les secours necessaires. Osman se vit bien tôt hors de danger. Il proposa alors à son bienfaicteur d'écrire en Levant pour se faire rembourser de ce qu'il lui devoit. Mais comblé des bienfaits de son nouveau Patron, il ne crut pas abuser de sa générosité en lui demandant une nouvelle grace. C'étoit de le renvoyer sur sa parole et de s'en remettre pour le tout entièrement à sa bonne foy.
Arniaud ne fut pas genereux à demi t et renchérit encore sur la demande de son Esclave ; après lui avoir fait toutes sortes de bons traitemens, il lui donna cette même Barque, sur laquelle il l'avoir fait transporter, pour en disposer à sa volonté, et se faire conduire où bon lui sembleroit, Osman arrivé à Malte Esclave, et racheté le jour même, en partit huit jours après sur un Bâtiment à ses ordres.
(a ) Le Sequin Vénitien vaut aujourd'hui environ 11 liv. quelques sols, Monnoye de France.
Le Pavillon François le mettoit à l'abri des Corsaires. Il arriva heureusement à Damiette d'où il remonta le Nil jusqu'au Caire. Le lendemain de son arrivée il fit compter mille Sequins au Capitaine de la Barque pour être remis à son libérateur, il y joignit deux Pelisses (a) de la valeur de 500 piastres, (b) dont il fit present au Capitaine. Il exécuta la commission du Grand Seigneur, repartit pour en aller rendre compte, arriva à Constantinople et fut lui-même le porteur de la nouvelle de son Esclavage.
La reconnoissance d'Osman ne se borna pas à ses premiers mouvements : pendant plusieurs années de séjour qu'il fit du côté de Larta en Albanie où ses emplois l'appellerent, il continua d'en donner des preuves à son bienfaicteur, et entretint avec lui un commerce non interrompu de lettres et de présents.
On peut même dire que sa reconnoissance s'étendit sur toute la Nation Françoise ; puisque depuis son avanture il n'a laissé échaper aucune rencontre où il n'ait donné à tous les François, qui ont eu affaire à lui, des marques d'une bienveillance particuliere.
(a) Robes Fourrées.
(b) La Piastre courante du Levant, vaut aujourd'hui 4 livres quelques sols, Monnoye de France.
Les occasions avoient manqué jusqu'alors à Osman de se faire connoître et de pousser sa fortune. La Guerre s'étant depuis declarée entre les Venitiens et les Turcs, le Grand Visir Aly Pacha, qui méditoit l'invasion de la Morée, assembla son Armée dans le voisinage de l'Isthme de Corinthe, qui point la Morée au continent, et le seul passage qui puisse donner entrée par terre dans cette presqu'Isle.
Tous les differents corps de Troupes qui devoient composer l'Armée Ottomane, se rendirent de toutes les Provinces de l'Empire au lieu et au jour marqué; le seul Cara Mustapha Pacha, qui commandoit un Corps de trois mille hommes, arriva trois jours trop tard au rendez-vous de l'Armée : il lui en couta la vie, le Visir lui ayant fait trancher la tête.
Sur ces entrefaites, Topal-Osman brulant du désir de se signaler, vint se présenter au Visir à la tête de mille hommes qu'il avoir levez et pris à sa solde sans avoir reçu aucun ordre ; et le jour destiné à l'attaque du défilé du Pas de Corinthe, il s'offrit de marcher le premier, et se chargea de forcer le passage avec sa troupe ; son offre fut acceptée. Peut-être la terreur et la consternation générale qui s'étaient répanduës à l'approche d'une Armée formidable, ne laisserent-t'elle pas à Topal-Osman tout le merite d'une victoire achetée cherement; quoiqu'il en soit, il força le défilé, et emporta d'emblée la Ville de Corinthe. Il reçut du Grand Visir pour récompense les deux queües de Pacha, et tous les Equipages de l'infortuné Cara Mustapha.
Osman ne resta pas en si beau chemin, et les occasions ne manquant plus à son courage, il se distingua par de nouveaux exploits dont le détail nous meneroit trop loin. L'année suivante, au Siège de Corfou il servit en second, et fit les fonctions de Lieutenant General.
Ce fut alors qu'il fit voir que sa prûdence égaloit sa valeur ; le Siège ayant été abandonné, Osman demeura trois jours devant la Place depuis le départ du General, pour favoriser la retraite des Troupes Ottomanes ; il donna les ordres necessaires avec toute la présence d'esprit possible, et ne se retira qu'après avoir mis l'Armée en sûreté.
Il étoit tems qu'un homme de cette trempe commandât à son tour ; a doré des troupes, la voix publique l'appelloit au Generalat ; mais plus il se distinguoit entre ses pareils, plus il faisoit de jaloux qui bientôt étoient autant d'ennemis.
Tel est, à la honte de l'humanité et en tout Pays, l'effet ordinaire d'un merite superieur, mais dont les conséquences ne sont nulle part si dangereuses qu'en Turquie.
C'est à ce tems vraisemblablement que doit se raporter un évenement de la vie d'Osman qui pensa le perdre, et dont je ne retrouve qu'une note; je l'ai entendu raconter au Sr Arniaud fils, avec plusieurs circonstances qui me sont échapées ; mais il est obmis dans le Mémoire qu'il m'a laissé qui fut fait avec précipitation et presque au moment de son départ.
Topal-Osman par des raisons qui ne pouvoient que lui faire honneur, se broüilla avec un Pacha plus puissant que lui, peut-être avec ce même General qu'il avoit si utilement remplacé au Siége de Corfou. Sa tête fut proscrite et ses biens confisquez : il fallut céder à l'orage, il se déroba par la fuite à la fureur de son ennemi ; déguisé et inconnu, abandonné des siens, il se rendit à Salonique, où il demeura caché quelque tems. Delà sous l'habit et l'apparence d'un simple (a) Léventi.
(a) Soldat de Marine Turc.
Il s'embarqua sur une Galere et passa à Constantinople. Pendant qu'il agissoit sous main, sans oser paroîrre, et qu'il employait ses amis pour obtenir sa grace, son ennemi fut déposé. C'étoit le plus grand obstacle à la justification d'Osman : elle fut éclatante et solemnelle.
Il fut renvoyé dans la possession de tous ses biens, et ce fut à peu près dans ce tems qu'il fut nommé Seraskier, ou Généralissime en Morée.
Reconnaissance de Topal Osman
Tous les Consuls étant venus le saluer en cette qualité, il donna à la Nation Françoise les témoignages les plus marquez de bienvaillance et de protection.
Il chargea les Consuls François d'écrire à Malte au Capitaine Arniaud, pour lui faire part de sa nouvelle dignité, et le prier de lui envoyer un de ses fils, dont il se voyoit en état de faire la fortune.
Un des fils d'Arniaud, celui-la même qui a fourni ces Mémoires, se rendit effectivement en Morée ; et pendant deux ou trois ans qu'il demeura auprès du Seraskier, celui-ci, tant par les dons qu'il lui fit, que par les facilitez et les avantages qu'il lui procura pour son commerce, le mit effectivement à portée de faire des gains considérables dont les occasions furent négligées par le jeune homme, alors plus occupé de ses plaisirs que du soin de sa fortune.
Topal-Osman croissant en dignitez à mesure que son mérite devenoit plus connu, fut fait Pacha à trois queües, et nommé Beglier-Bey de Romelie, un des deux plus grands Gouvernements de l'Empire, lequel par sa proximité de la Frontiere de Hongrie est un poste encore plus important.
En 1727, le Capitaine Arniaud, âgé de soixante et sept ans, passa avec son fils à Salonique, et alla voir le Beglier Bey à Nysse où il faisoit sa résidence. Ils en reçurent l'accüieil le plus favorable et le plus tendre ; il déposa en leur présence le faste de sa dignité, les embrassa, leur fit servir le Sorbet et le Parfum, et les fit asseoir, sur le Sopha, faveur singuliere de la part d'un Pacha du premier ordre, surtout quand elle est accordée à un Chrétien. Il les combla d'honneurs et de présents, et leur voyage leur valut plus de 15000 livres. En prenant congé du Pacha, son ancien Patron lui dit qu'il esperoit bien avant que de mourir l'aller saluer à Constantinople en qualité de Grand Visir ; c'étoit plutôt alors un souhait qu'une espérance, l'évenement en a fait une prédiction.
Le Grand Visir Ibrahim Pacha après avoir joüi douze ou treize ans tranquillement d'une dignité jusques-là si orageuse, périt cruellement comme tour le monde sçait dans la Révolution de 1730. (a) En moins d'un an il eut trois successeurs.
Topal Osman devient grand vizir
Au mois de Septembre 1731, Topal-Osman fut appellé pour remplir à son tour un poste dangereux par lui-même, et devenu plus délicat dans les circonstances présentes. Il ignoroit encore quelle place lui étoit destinée ; lorsqu'étant en chemin pour se rendre à Constantinople, il fit écrire à Maire par le Consul François, de Salonique et mander au Capitaine Arniaud qu'il pouvoit lui et ses enfans venir trouver Topal-Osman en quelque lieu du monde que la fortune l'appellât. Après son arrivée à Constantinople il fit prier l'Ambassadeur de France d'écrire de nouveau et d'inviter son ancien Patron à le venir voir ; lui recommandant de ne point perdre de tems, parce qu'un Grand Visir pour l'ordinaire ne demeuroit pas long-tems en place.
(a) Voyez, le Supplement du Mercure d’Avril 1731.
Arniaud profita de l'avis ; il vint à Constantinople avec son fils au mois de Janvier 1732. Aussitôt que le Visir fut informé de leur arrivée, il leur envoya un Officier de confience, leur dire qu'il leur donneroir Audiance le lendemain après, midi. On pensoit qu'il les recevroit en particulier, pour ne point com-mettre sa dignité en faisant à des Chrétiens un accüeil qui pourroit indisposer les Grands de la Porte, sur tout dans un tems où la fermentation des esprits se ressentoit encore des troubles de la derniere Révolution. Les deux François se rendirent le lendemain au Palais du Grand Visir, à l'heure marquée, avec les présents qu'ils lui avoient aportés de Malte, consistant en plusieurs Caisses d'Oranges, Citrons, Bergamotes, &c. diverses sortes de Confitures, des Orangers chargez de feüilles et de fleurs, des Serins de Canarie dont les Turcs sont fort curieux, et ce qui l'emportoit sur tout le reste, en douze Turcs rachetez de l'esclavage à Malte.
Tous ces présents, par ordre du Visir, furent rangez et exposez à la vûë. Le vieux Arniaud âgé de soixante et douze ans, accompagné de son fils, fut introduit devant le Grand Visir. Il les reçût en présence des plus grands Officiers de l'Empire, avec les témoignages de la plus tendre affection. Vous voyez, dit-il, en adressant la parole aux Turcs qui l'envi- ronnoient,et leur montrant les Esclaves rachetez, vous voyez vos freres qui joüissent de la liberté après avoir langui dans l'esclavage: ce François est leur libérateur. J'ai été esclave comme eux ajouta-t'il, j'étois chargé de chaînes, percé de cou ps, couvert de blessures, voilà celui qui m'a racheté, qui m'a sauvé ; voilà mon Patron : liberté, vie, fortune, je lui dois tout. Il a payé sans me connoître mille Sequins pour ma rançon. Il m'a renvoyé sur ma parole; il m'a donné un Vaisseau pour me conduire ou je voudrois : où est, même le Musulman, capable d'une pareille action de génerosité ?
Tous les assistants avoient les yeux tournez sur le vieillard qui tenoit les mains du Grand Visir embrassées. Tous les Officiers de ce Ministre, tous les gens de sa maison se disoient les uns aux autres, voilà l'Aga (a) le Patron du Visir; voilà celui qui a racheté notre Maître.
(a) Les Esclaves Turcs appellent leur Maître leur Aga.
Cinq ans auparavant Osman étant Pacha de Nysse, n'avoit pas voulu permettre que son ancien Patron lui baisât la main. Devenu Grand-Visir, il souffrit cette marque de respect et de soumission, et crut devoir en agir ainsi, sur tout en présence des Grands de l'Empire, pour qui c'eût été une faveur) eux qui se trouvent honorez de baiser le bas de la veste d'un Grand Visir, et dont plusieurs même murmuroient en secret de l'honneur que celui-cy faisoic à de vils Ghiaours. (a) Le Visir fit ensuite au Pere et au Fils diverses questions sur l'état présent de leur fortune et sur les pertes qu'ils avoient essuyées dans leur commerce. Après avoir écouté leurs réponses avec bonté, il répliqua par une Sentence Arabe Allah-Kerim, qui signifie à la lettre, Dieu est libéral, et dans un sens plus érendu, la Providence de Dieu est grande ; elle m'a mis en état, ajoûta-t'il, d'adoucir votre situation. Il fit ensuite devant eux la destination de leurs présents, dont il envoya sur le cham p la plus grande partie au Grand Seigneur, à la Validé (b) et au Kislar-Aga, (c) Les deux François, comblez des caresses du Grand-Visir, prirent congé de lui.
(a) Ghikours est un terme de mépris dont les Turcs se servent pour désigner ceux qui ne sont pas Musulmans.
(b) Sultane Mere.
(c) Chef des Eunuques noirs.
Nouvelles preuves de reconnaissance
Il avoit donné ordre de leur préparer un Appartement dans son Palais ; il leur fit quelques reproches en apprenant qu'ils retournoient au Palais de France ; il chargea l'Interprete de les recommander de sa part à M. l'Ambassadeur, en le faisant assurer qu'il lui auroit obligation de tour ce qu'il feroit pour eux.
Il y a assurément de la grandeur d'ame dans la peinture que Topal-Osman fit de son Esclavage et dans l'aveu public de son humiliation et des obligations qu'il avoit à son Libérareur ; mais il faudroit connoître le profond mépris et le fond d'éloignement que les préjugez de la Religion et de l'éducation inspirent aux Turcs pour tout ce qui n'est point Musulman, et en particulier pour les Chrétiens, pour sentir toute la beauté et la noblesse de cette action, qui se passa aux yeux de toute sa Cour.
Le Fils du Visir reçut ensuite le Pere et le Fils en particulier dans son Appartement, où il ne garda aucunes mesures. Il les embrassa l'un et l'autre, les traita avec la même familiarité qu'avait fait son Pere étant Pacha de Nysse, et leur fit promettre de le venir voir souvent.
Ils eurent peu de temps avant leur départ part une autre Audiance particuliere du Visir, où ce Ministre n'ayant plus de bienséance à observer, oublia son rang pour ne plus se souvenir que de ce qu'il devoit à son Bienfaicteur. Il lui avoit déja fait rembourser libéralement la rançon des douze Esclaves, et procuré le payement d'une ancienne dette regardée comme perduë. Il y ajoûta de nouveaux présents en argent, et un Commandement ou permission expresse pour faire gratis à Salonique, un chargement de bled, sur lequel il y avoit un profit à faire d'autant plus considérable que ce commerce étoit interdit aux Etrangers depuis plusieurs années. Cette gratification montoit à plus de dix mille écus.
Le Visir, qui eût voulu mesurer sa libéralité sur sa reconnoissance, qui étoit sans bornes, leur fit entendre qu'il ne pouvoir pas faire toutce qu'il vouloit et peut être n'en faisoit-il déjà que trop aux yeux de ceux qui ne jugent des actions d'un Ministre que par leur intérêt particulier.
Il fit ressouvenir Arniaud le fils de son yoyage en Morée, et du temps où il n'avoit tenu qu'à lui de faire une grande fortune par les occasions qu'il lui avoit procurées. Il finit par leur dire qu'un Pacha étoit le Maître dans son Gouvernement, mais qu'un Visir à Constantinople avoit un plus grand Maître que lui.
Topal-Osman par sa vigilance et sa fermeté, avoit remis l'abondance, le bon ordre et la Police dans Constantinople, où depuis la Révolution jusqu'à son Ministere, la licence et le desordre n'avoient pu être réprimez, et où la disette et la cherté des vivres étoient excessives.
Quoiqu'on lui ait reproché une trop grande séverité, il est de fait qu'il n'a condamné à mort même les plus vils et les plus séditieux des mutins, que sur le Fetfa (a) du Mufti. Peut-être dans les conjonctures présentes un homme de ce caractère étoit-il nécessaire pour prévenir une nouvelle révolte et rétablir la tranquillité publique; ce qu'il y a de certain, et qui est bien à son honneur, c'est qu'il fut regretté de tous les gens de bien et des bons Citoyens, lorsqu'il fut ôté de place au mois de Mars 1732.
On ne sçut pas bien, du moins alors, les véritables motifs de sa déposition.
(a) Sorte de consultation du Mufti, qui décide suivant la Loy de la peine due au coupable.
Un mois auparavant les bruits publics l'avoient annoncée pour le temps précis où elle arriva; elle avoit été précédée de' quelques jours par celle du Musti, qui avoit opiné pour la Paix, ainsi que le Visir dans le Conseil extraordinaire, tenu depuis peu au sujet des affaires de Perse; l'un et l'autre avoient insisté fortement sur la nécessité de ratifier le Traité conclu par Achmet-Pacha, Gouverneur de Bagdad, en vertu de son plein pouvoir. La déposition de ces deux Ministres fut regardée, avec raison, comme un mistere de politique; car il faut avoüer que tout ce qu'on en dit dans le temps ne passoit pas la conjecture.
Topal-Osman, qui avoit dès longtemps prévu ce revers, le soutint avec la plus parfaite tranquillité. En sortant du Serrail, après avoir remis le Sceau de l'empire, il trouva toutes ses Créatures et tous les Gens de sa Maison abatus et consternez : de quoi vous affligez-vous, leur dit-il, ne vous ai-je pas dit qu'un Visir ne restoit pas long-temps en place ?
Toute mon inquiétude étoit de sçavoir comment j'en sortirois ; grace à Dieu on n'a rien à me reprocher; le Sultan est satisfait de mes services ; je pars tranquille et content.
(a) Cette coutume est pratiquée parmi les Turcs en certaines occasions, comme pour obtenir un heureux succès, &c. -
Il donna ensuite ses ordres pour en Sacrifice (a) d'actions de grâces, distribua de l'argent à ses Domestiques et leur ordonna de se réjoüir. Il se ressouvint aussi dans ce moment de son Bienfaicteur, en prévoyant le chagrin que cet événement lui causeroit. Qu'on lui dise qu'il se console, ajoûta-t'il, je ne désespere pas de le revoir encore, dites lui qu'il me retrouvera toujours; qu'on écrive à Salonique, que l'on soit exact à lui donner la quantité de bled que j'ai ordonné; si j'apprends qu'il en manque une mesure, je ferai voir que je ne suis pas mort. Il donna quelques autres ordres concernant ses affaires domestiq ues et partit pour Trébisonde, dont il avoit etc nommé Pacha.
Si la reconnoissance, toute naturelle qu'elle est aux cœurs genereux, passe pour une vertu rare sur tout chez les Grands, il faut convenir qu'elle reçoit ici un nouvel éclat par la circonstance et le moment où Topal Osman rappella le souvenir de son Bienfaicteur.
Guerre contre la Perse
Jamais déposition de Visir n'eut moins l'air d'une disgrace, il n'y a point d'exemple qu'un Ministre disgracié ait été traité avec autant d'égards et de distinction. Le Grand-Seigneur lui fit dire de laisser son fils à Constantinople et qu'il en prendroit soin ; et quatre jours après ce même fils eut l'honneur de présenter à Sa Hautesse le présent qui lui avoit été destiné par son Pere, pour le jour de Bayram. (a) Il consistoit en un Harnois de Cheval enrichi de Pierreries, estimé 50000 Piastres ; c'est ce que Topal Osman avoit en partant expressément recommandé à son fils; quoique, n'étant plus en place, il eût pû se dispenser de faire le présent qu'il avoit fait préparer en qualité de Grand-Visir. Peu de jours après il reçut sur sa route de nouveaux ordres pour aller commander en Perse, à la Place d'Ali Pacha, qui venoit d'être nommé Grand-Visir à la sienne. Osman alla tranquillement relever son Successeur au Visiriat, dans le poste de Séraskier, où il a rendu depuis deux ans à sa Patrie des services peut-être plus importants qu'il n'auroit pû faire s'il fût demeuré Grand-Visir, puisque non-seulement il a trouvé le secret de soutenir une guerre difficile dans un Pays désert et ruiné, à quatre cent lieües de la Capitale, le plus souvent dénué des secours d'argent, d'hommes, de vivres et de munitions ; mais encore qu'il a remporté une victoire complette (b)
(a) Fête solemnelle des Turcs, pendant laquelle ils se font des présens.
(b) Le 19 Juillet 1733.
en bataille rangée sur un Ennemi (a) digne de lui, battu les Persans en trois rencontres, (b) et humilié l'orgueil de leur fier General.
(a) Kouli-Kan, né Prince de Géorgie, Auteur des derniers troubles de Perse, depuis le Traité de Schaf-Thamas
(b) En Octobre 1733
Eléments biographiques extraits de Hammer-Purgstall, Histoire de l'empire ottoman
Hammer est une des sources les plus fiables de l'histoire de l'empire ottoman. Extrait du Tome XIV, pages 292 et suivantes.
"Sur aucun des deux cents grands-vizirs ou environ qui ont administré l'Empire ottoman dans un espace de cinq cents ans, l'histoire ne nous a transmis des détails aussi circonstanciés que sur Topal Osman-Pascha, grâce particulièrement à l'ouvrage si recommandable du voyageur britannique Hanway (2). Si nous arrêtons un instant notre attention sur lui de préférence, ce n'est pas que les sources où nous avons puisé les événemens qui signalèrent son passage soient plus riches que les biographies des autres grands-vizirs; car elles sont toutes également écourtées et arides, et ne nous les font connaître que très-imparfaitement; ce n'est pas parce qu'il a trouvé une mort glorieuse sur un champ de bataille en défendant vaillamment la religion et l'Empire : car, avant lui, six autres grands-vizirs avaient eu la même fin; ce n'est pas non plus qu'il ait élevé de grands monumens : car il n'en a laissé aucun ; mais c'est que, dans tout le cours de sa vie, il se distingua par une des vertus le plus en honneur chez les peuples de l'Orient, et particulièrement chez les Ottomans, la reconnaissance ;
1. Hanway, II, chap. 2, donne une biographie intéressante de Topal Osman dans le chapitre XII de son ouvrage. L'historiographe de l'Empire, Soubhi, passe entièrement sous silence cette bataille décisive.
2. Le plus grand voyageur contemporain, le célèbre savant et ami de M. Arago de l'Institut, Alexandre de Humboldt, a dit lui-même de Hanway, dans le discours qu'il prononça le 16 (28) novembre 1829 à l'académie de Saint-Pétersbourg, et où brillent à côté de l'éloquence la plus nerveuse, l'érudition et les talens les plus extraordinaires : C'est un voyageur très-estimable.
la reconnaissance dont les Persans et les Turcs ne rendent l'idée que par cette expression : Sentiment de ce qui est juste (1) ; la reconnaissance qui, chez les musulmans, s'étend même aux giaours. Aux yeux des Persans et des Turcs, la reconnaissance est l'aveu de la dette contractée envers le bienfaiteur; elle est en même temps la confession de la vérité et de la justice (2), dont les noms sont pour l'Arabe, synonymes de celui de Dieu qui est l'éternelle vérité et l'éternelle justice. Tous ceux de nos lecteurs qui aiment la justice et la vérité (3), nous sauront donc gré du récit que nous plaçons sous leurs yeux. Originaire de Morée, et peut-être né de parens grecs, Osman fut de bonne heure élevé au grade de capitaine des pandours (4) attachés au jardin du seraï; à vingt-quatre ans, il était beglerbeg.
1. Hakk schinasi.
2. Hakk. L'exclamation de Ya Hakk ! qui signifie à la fois : O vérité ! ô justice ! ô Dieu ! est aussi fréquente que celle de yallah ou de Ya hou (Jehova) !
3 The design of it is to instruct us by exemple which is confessedly the great use of history : and I am persuaded this relation will give pleasure to every one, uiho does not think gratitude a pious frenzy, or that it is a virtue fit only for little minds uihose weakness belrays them into a passion, which clashes with selflove so much the idol of mankind. Hanway, part. III, ch. 12.
4. Pandoulbaschi. Biographies des grands-vizirs par Mohammed Saïd. Telle est l'origine du mot Pandour.
Deux ans après, il partit pour l'Egypte, chargé d'une mission auprès du gouverneur de cette province, et dans le court trajet maritime qu'il faut faire pour aller de Saïda à Damiat, il tomba entre les mains d'un corsaire espagnol qui l'emmena à Malte, lui et son bâtiment. Vincent Arnaud de Marseille, alors capitaine de port à Malte, s'étant rendu à bord du corsaire, Osman, en l'apercevant, lui dit : « Si tu es capable d'une belle action , délivre-moi, et tu n'auras pas à t'en repentir. » Cette noble confiance ne tomba pas sur une terre ingrate : car, dit le proverbe oriental, s'il est des chemins qui conduisent du cœur au cœur (1), une étincelle suffit pour faire jaillir une noble pensée dans une âme généreuse.Arnaud paya pour sa rançon une somme de six cents ducats, veilla à ce qu'il fût guéri de ses blessures, et lui fournit en outre les moyens de gagner le lieu de sa destination, bien persuadé que le Turc ne manquerait pas à la parole donnée. Osman fit voile pour Damiat , sous pavillon français; de là, il remonta le Nil jusqu'au Caire. A peine arrivé dans cette ville, il envoya à son généreux libérateur mille ducats destinés à acquitter sa rançon vis-à-vis du capitaine du bâtiment pirate, et un présent de cinq cents écus, accompagné de riches fourrures. Lors de la campagne des Ottomans contre les Vénitiens de Morée, sa patrie, Topal Osman s'empara de l'isthme et de la ville de Corinthe, fait d'armes qui lui valut la troisième queue de cheval, c'est-à-dire la dignité de vizir (2) (1715). Sept ans plus tard, étant serasker en Morée, il invita son libérateur Arnaud et son fils à venir le voir, les combla de présens, et leur donna des priviléges si étendus, qu'ils ne tardèrent pas à acquérir une fortune considérable.
1 Reh est ez dil be dil.
2 Hanway commet ici une erreur, lorsqu'il dit : His service was rewarded by being made a basha of two tails : il l'était depuis neuf ans.
La faveur du serasker s'étendit en même temps sur tous les Français qui eurent lieu de se féliciter, pendant son gouvernement de la presqu'île, comme sous son grand-vizirat, de la noble confiance que leur compatriote avait eu le bon esprit d'ajouter à sa probité. L'année qui précéda le renversement d'Ahmed III (1), il résidait à Nissa, en qualité de gouverneur de Roumilie (1729 - 1142). Arnaud et son fils étant venus l'y voir, reçurent de lui l'accueil le plus favorable; il les fit asseoir sur le même sofa que lui, marque de faveur inouïe jusqu'à ce jour de la part d'un vizir à un chien de chrétien. Après la révolution qui précipita Ahmed du trône, il fut, comme nous l'avons dit, chargé d'instruire contre les rebelles qui s'étaient réfugiés en Albanie et en Roumilie, et il fit si bien qu'il en eut bientôt délivré son gouvernement (1730 - 1143). Il était à Selanik, occupé à leur poursuite, lorsque Moustafabeg, fils de Kara Mohammed-Pascha, lui remit la lettre impériale qui le rappelait à Constantinople, où il fut élevé à la première dignité de l'Empire (21 septembre 1731 - 19 rebioul-ewwel 1144) (2).
1. Hanway s'est trompé de deux ans sur la date de ce séjour qu'il fait remonter à l'année 1727. D'après Mohammed Saïd, Osman ne fut gouverneur de Roumilie qu'en 1729.
2. Mohammed Saïd dit qu'il fut nommé le samedi 19 rebioul-ewwel, ce qui est une erreur et en serait une, même dans le cas où la nomination n'aurait eu lieu qu'après le coucher du soleil, car le 21 septembre est un vendredi.
Il pria aussitôt l'ambassadeur français d'écrire à Malte, pour engager Arnaud et son fils à venir à Constantinople. Ces derniers, en se rendant à cette invitation, amenèrent avec eux douze Turcs qu'ils avaient délivrés de l'esclavage où ils gémissaient au bagne de Malte. Topal les reçut entouré de toute sa cour ; et les traita avec la plus grande distinction. « J'étais, » dit-il en se tournant vers les officiers de sa maison et les principaux fonctionnaires de l'Etat, « j'étais moi-même esclave, chargé de chaînes, couvert de blessures et de sang ; voici l'homme qui m'a délivré, guéri et sauvé; je lui dois la vie, la liberté, le bonheur et tout ce que je possède aujourd'hui. Sans me connaître, il a payé pour moi une forte rançon, il m'a congédié sans autre garantie que ma parole, il m'a donné un bâtiment pour me transporter à ma desti» nation; où est le musulman capable d'une telle générosité ? » Tous les yeux étaient fixés sur les deux Français. Le grand-vizir prit la main d'Arnaud, alors âgé de soixante-douze ans, le questionna, lui et son fils, sur leur sort et leur position de fortune, et termina son discours en s'écriant : La bonté de Dieu est sans bornes ! (1) Il les reçut plusieurs autres fois sans aucune des cérémonies inséparables des audiences officielles, eut avec eux des entretiens confidentiels, et les renvoya, chargés de riches présens. C'est ainsi que, dans toutes les positions où il se trouva, il se montra reconnaissant du bienfait qu'il avait reçu.
1. Allah kerim.
Comme grand-vizir, il rétablit dans la capitale la tranquillité et l'ordre qu'avait troublés la rébellion; et bien qu'il ait fait exécuter un grand nombre de perturbateurs, aucun ne le fut sans un fetwa du moufti, c'est-à-dire sans un arrêt de condamnation légale. Ce ne fut point sa sévérité, mais bien la vénalité de son ancien kiaya, le tschaouschbaschi Souleimanaga, qui détermina son remplacement (12 mars 1732-15 ramazan 1144). Sans être disgracié et sans que l'on confisquât ses biens, il fut nommé gouverneur de Trabezoun [Trabzon], puis beglerbeg d'Erzeroum et de Tiflis, et enfin serasker contre la Perse (1733). En cette dernière qualité, il vainquit à Bagdad Nadir Koulikhan, et livra encore contre lui, à Leilan (à cinq lieues de Kerkouk), deux batailles, dont la seconde lui fut fatale, puisqu'il succomba en combattant pour la foi et l'Empire. Le rapport du médecin français qui l'accompagna dans cette campagne, sur la brillante victoire de Bagdad, le peint fidèlement comme homme de guerre ; il n'était pas exempt d'une certaine foi superstitieuse dans l'astrologie et les phénomènes surnaturels ; en fait de ruses de guerre, il avait l'esprit fort inventif, quoique sous ce rapport il fût de beaucoup inférieur à Nadir Koulikhan. Ce dernier, qui s'empara du trône de Perse et anéantit la dynastie des Safis, est stigmatisé par l'histoire, comme s'étant rendu coupable de la plus noire ingratitude envers le fils de son maître et souverain légitime, tandis que, sous ce rapport, le nom d'Osman le Boiteux brille du plus pur éclat. Des meurtres et des usurpations, tels que ceux dont la biographie de Nadir nous offre le spectacle, ne tendent à rien moins qu'à métamorphoser le champ de l'histoire orientale en une mare de sang , en une immense plaine de désolation; aussi l'historien est-il heureux de rencontrer sur son chemin une gloire pure et vertueuse, comme celle dont jouit Topal Osman.
Guerre avec la Perse et mort de Topal Osman Pacha
Cependant Osman-Pascha avait reçu à Mossoul son investiture en qualité de serasker et de sipehsalar (1), c'est-à-dire de généralissime, muni de pouvoirs sans bornes. Après avoir rallié toutes les troupes kurdes qui devaient renforcer son armée, il quitta Mossoul vers le milieu de juin (18 juin 1733 - 5moharrem 1146). Huit jours plus tard, il établit son camp aux bords.du Sab. L'armée ottomane, en y comprenant les tribus kurdes et les Dergezines, comptait plus de cent mille hommes3 : ses mouvemens ne s'opéraient donc qu'avec une extrême lenteur. Pendant sa halte à Kerkouk, Topal Osman reçut de Tahmas Koulikhan un cartel railleur, écrit de ce style que nous avons déjà eu occasion de remarquer lors des guerres de Sélim contre le schah Ismaïl et de l'entrée du Sultan sur le territoire persan.
1. A chaque commencement du printemps, Mehdi-Khan a l'habitude de donner une description poétique de cette saison ; il termine celle du printemps actuel par ce trait, qu'aurait pu reproduire avec à-propos l'historien de la destruction des janissaires, en 1826: « Enfin, le souffle d'ardibihischk (avril) fondit la neige et anéantit les janissaires, non moins nuisibles qu'opiniâtres.»
2. Le sipehsalar est, à proprement parler, le général de la cavalerie ; en langue persane cette expression équivaut à celle de serasker; le serdar est le général commandant en chef; les chefs de petits corps d'armée s'appellent serkerdes ou baschboghs et ceux de corps-francs sertscheschmes.
3. Soubhi porte ce nombre à 200,000. Hanway semble plus digne de foi.
« Il avait, disait-il, appris qu'un général ottoman s'avançait contre lui, et il le priait d'accélérer sa marche, car bien que Bagdad fût déjà entre ses mains, il désirait le battre avant de se diriger sur Constan» tinople. Il comptait s'emparer, non-seulement de son armée, mais de Topal Osman lui-même, comme d'un enfant dans son berceau (sa litière). » Topal Osman répondit que son nom de Topal (le Boiteux) expliquait la lenteur de sa marche; qu'au reste, il espérait bien que Nadir aurait le sort de Nimrod. A vingt lieues de Kerkouk, Osman, afin que l'armée marchât avec plus d'ordre qu'auparavant, nomma Rouschwanzadé commandant des tirailleurs qu'il chargea de couvrir sa gauche (1); il donna au gouverneur d'Adana, Poulad Ahmed, le commandement de l'avant-garde; à Ibrahim-Pascha, celui de l'aile gauche, et à Memisch-Pascha, celui de l'arrière-garde (2); l'avant et l'arrière-garde n'étaient composées que de six mille hommes, et le parc d'artillerie ne comptait que soixante canons du calibre de trois à douze livres.
1. Tscharkadji. Soubhi, f. 55.
2. Soubhi est d'accord sur ce point avec le journal du médecin français Jean Nicodème.
De son côté, Nadir fit construire devant Bagdad, et sur chaque rive du Tigre, une grande tour destinée à protéger le pont de bateaux; et, sur les deux rives du fleuve, un grand nombre de maisons en mottes de terre cuites au soleil, pour les officiers de son armée. Dans le but d'insulter au dénûment supposé de la ville assiégée, il adressa au gouverneur-serdar, Ahmed-Pascha, une voiture pleine de melons d'eau, en échange de laquelle Ahmed lui envoya du pain blanc fait avec la farine la plus pure, comme échantillon de celui que mangeait la garnison, et pour lui prouver qu'elle ne souffrait nullement de la famine. Cependant Raghib-Efendi et Mohammedaga sortirent de la ville, et vinrent le prier de vouloir bien accorder quelques jours de réflexion aux Ottomans, avant d'exiger la reddition de Bagdad; mais, en apprenant que Topal Osman avait quitté Kerkouk, et était arrivé à Samara, Nadir laissa derrière lui un corps de douze mille hommes qu'il chargea d'investir la place, et marcha avec le reste de son armée, forte d'environ soixante-dix mille hommes, à la rencontre de Topal. Ce dernier continua à suivre les bords du Tigre, se tenant toujours prêt à repousser les attaques de l'ennemi. Ce fut à Douldjeïlik, village situé au bord du Tigre, à douze lieues de Bagdad, que les deux armées en vinrent aux mains (1) (19 juillet 1733 - 6 safer 1146). Dès le matin, à huit heures, les Ottomans aperçurent l'armée persane divisée en trois corps de bataille.
1. Mehdi-Khan, le bulletin de Topal Osman mentionné par Soubhi, f. 56, et la relation du médecin français, Jean Nicodème, témoin de la bataille, s'accordent à en fixer le jour au 6 safer, c'est-à-dire dimanche 19 juillet 1733; Jones a donc commis une erreur d'un an et deux jours en disant qu'elle fut livrée le 17 juillet 1732; Hanway, II, p. 89, s'est trompé également en la datant du 9 safer ; les dates indiquées par Hanway sont exactes en général: mais celles de la relation écrite en langue turque sont erronées. Voir le rapport officiel de Topal Osman, dans Soubhi, f. 56, et celui du paseba de Bagdad dans Hanway.
Topal Osman qui, jusqu'alors s'était fait porter en litière à cause de ses nombreuses blessures, s'élança, plein d'une noble ardeur, à cheval, pour diriger en personne les mouvemens de ses troupes; il se plaça au centre de son armée dont l'aile droite était commandée par Abdoullah, premier lieutenant-général des janissaires, et la gauche, par les paschas Ibrahim et Rouschwanzadé. La bataille dura neuf heures, et se termina par la déroute complète de l'armée persane (1). Dix mille de ses cavaliers furent taillés en pièces; toute l'armée fut mise en fuite, et Bagdad fut délivré [III]. A Constantinople, lors de la réception de cette nouvelle, les ministres et les grands furent admis à baiser la main du Sultan, qu'ils félicitèrent de cette brillante victoire, et, pendant trois jours, ce ne furent que réjouissances et illuminations dans la capitale. Le chambellan qui avait apporté la nouvelle, reçut un présent de cinq bourses d'argent; le chambellan Ahmed, fils du général victorieux, fut revêtu de la pelisse de zibeline. Un panache de héron et un sabre enrichi de diamans furent envoyés au vainqueur lui-même. A partir de ce jour, on ajouta au nom du Sultan, en récitant la prière du vendredi, le titre honorifique de Ghazi (le Victorieux); mais la joie de ce triomphe fut de courte durée, car, trois mois après, on apprit qu'Osman le Boiteux, après avoir remporté près de Leïtam un nouvel avantage sur les Persans, avait été complétement défait par Nadir, près de Kerkouk, et qu'il avait péri dans l'action, martyr de la guerre sainte.
1. Soubhi parlant de 15,000 hommes et Mehdi-Khan de 5,000, il est naturel d'adopter le chiffre intermédiaire. Le bulletin de Topal Osman commence par cette citation du Koran : Bismillah errahman errahim wé ma tewfiki illa billahi wé ma en-nassrou illa min andallahi; c'est-à-dire, au nom du Dieu, le très-clément et le très-miséricordieux, qui seul a dirigé mon bras et de qui seul vient la victoire; il se termine par ces mots: Haza min fazli rebbi zaliké tahdir el aziz el alim wallahou zoul fazli azimi, c'està-dire, cette victoire a été remportée avec l'aide du Seigneur : telle était sa volonté. Il est l'être adoré, le seul savant, je le jure par Dieu qui m'a accordé sa puissante protection.