[Page 130]

Les villages que nous traversions, compris dans la dévastation qui couvrait la Moldavie, nous offraient à peine le couvert pendant la nuit. La Valachie avait essuyé les mêmes ravages de la part de quelques troupes Turques destinées à joindre le Kam, & qui ne s'étaient en effet occupées qu'à détruire leur propre pays. Il n'est point d'horreur que ces Turcs n'aient commis, & semblables aux Soldats effrénés, qui dans le sac d'une ville, non contens de disposer de tout à leur gré, prétendent encore aux succès les moins désirables. Quelques Sipahis [[Cavaliers Turcs]] avaient porté leurs attentats jusques sur la personne du vieux Rabin de la Synagogue, & celle de l'Archevêque Grec.
Nous arrivâmes enfin à Kichenow après beaucoup de fatigues, & après avoir tristement vécu de régime; mais le Gouverneur nous fit tout oublier, en nous donnant bon souper & bon gîte. Il ne retrait plus que douze lieues à faire, & je me disposais à partir de grand matin, lorsqu'à mon réveil on m'en assura l'impossibilité. Au froid excessif de la veille venait de succéder des neiges si abondantes, que la route, par les montagnes qu'il nous fallait traverser, était devenue impraticable pour les voitures.
Je n'étais cependant nullement disposé à céder aux contrariétés qui semblaient se réunir pour retarder mon retour auprès du Kam ; mais mon vieux Tartare moins actif & plus fatigué resta pour garder les équipages. Je partis en traîneau. La célérité de cette voiture, m'eut bientôt transporté jusques dans les plaines de Kaouchan : de nouveaux obstacles m'y attendaient. Le défaut de neiges, joint au dégel le plus complet, allait encore m'arrêter, sans le secours d'une charrette que je rencontrai & qui était fort à ma bienséance ; mais il fallut user d'un peu de violence pour forcer l'homme à qui elle appartenait de me conduire. J'étais huché avec mon Secrétaire sur cette voiture, & nous nous applaudissions de ne pas arriver à pied, lorsqu'une des roues faisant chapelet f nous fûmes enfin contraints de prendre ce dernier parti, qui ramenait avec bien peu de dignité l'Ambassadeur des Tartares. Je n'attendis pas mon Collègue dont le retour tarda de quelques jours, pour voir le Kam. On lui avait déja rendu compte de mon entrée dans Kaouchan, & ce Prince débuta, dès qu'il m'apperçoit, par me railler sur la modestie de son Plénipotentiaire. Tout ce que je lui racontai de la Moldavie lui parut si important qu'en faisant part à la Porte de ce désastre, il expédia sur le champ des ordres pour y remédier. L'examen des motifs qui en étaient cause invita Krim-Gueray à me développer l'opinion qu'il avait conçue du Grand-Visir Emin Pacha. Ce Turc avait commencé par être courtaut de boutique ; parvenu ensuite à une charge d'Ecrivain de la Trésorerie, il s'était rapidement élevé aux premières charges par ses intrigues; son insolente préemption lui fit délirer le Visiriat lors de la déclaration de la guerre, & son ignorance donna bientôt lieu à son Maître de se repentir d'avoir fait un si mauvais choix : ces défauts du Grand Visir ne pouvaient échapper aux lumieres du Kam ; il s'en expliquait hautement & ne pensait qu'aux moyens de préserver l'Empire Ottoman des suites de l'inconduite & de l'ineptie de son premier Ministre.

 

La guerre

L'incursion de la nouvelle Servie décidée à Constantinople, avait été consentie dans l'assemblée des Grands Vassaux de Tartarie, & les ordres furent expédiés dans toutes les provinces, pour y imposer la redevance du service militaire. On demanda trois cavaliers par huit familles ; on estima ce nombre suffisant aux trois armées qui devaient attaquer en même temps ; celle du Nouradin de 40,000 hommes avait ordre de se porter sur le petit Don, celle du Calga de 60,000 devait prolonger la rive gauche du Boristhène [Dniepr], jusqu'au delà de l'Oréle, & celle que le Kam commandait en personne & qui etait de 100,000 hommes était destinée à pénétrer dans la nouvelle Servie. Les troupes du Yédesan [Yedisan, province située dans la région d'Odessa] & du Boudjah [Boudjak, Bucak, région située près du delta du Danube, sur la Mer noire], furent particulièrement affectées à cette derniere armée dont le rendez-vous général fut fixé près de Tombachar.
En me faisant part de tous ces détails, Krim-Gueray me demanda si je comptais le suivre dans cette expédition : je lui répondis que l'honneur de résider auprès de lui de la part de l'Empereur de France, m'imposant le devoir de ne pas m'éloigner de sa personne, m'ôtait le mérite du choix. Ce titre qui vous a fixé près de moi, repliqua-t-il, m'invite à vous conserver. Nous allons effrayer de grands froids ; votre habit ne vous permettrait pas de les supporter, vêtissez-vous à la Tartare, le temps presse, nous partirons dans huit jours. Je me levai aussi-tôt pour aller mettre ordre à mon équipage de campagne, & je sortais de l'appartement du Prince, lorsque le Maître des Cérémonies, suivi de deux Pages de la Chambre, me revêtit d'une superbe pélisse de gorge de loup blanc de Laponie, doublée de petit-gris : je me retournai pour remercier le Kam de l'honneur qu'il me faisait. C'est une maison Tartare que je vous donne, me dit-il en riant ; j'en ai une pareille, & j'ai voulu que nous fussions en uniforme
Le Grand-Ecuyer m'envoya le même jour dix chevaux Circasses, en m'invitant de la part de son Maître de ne pas mener en campagne mes chevaux Arabes qui ne pourraient supporter ni le froid ni le défaut de nourriture : mais la maigreur de cette remonte n'excitait pas ma confiance, & je ne crus pas devoir suivre le conseil qui l'accompagnait.
Tandis qu'on travaillait à mes vêtemens Tartares, je me pourvus de trois dromadaires, & je fis préparer les tentes dont j'avais besoin. Leur méchanisme aussi simple que facile, mérite quelques détails ; habituellement campés, les Tartares ont dû sans doute perfectionner cet art. Toutes leurs idées se sont réunies sur un objet devenu pour eux le premier des besoins. Une nation qui n'a jamais connu le luxe de l'indolence, devait porter tous ses soins & toutes ses recherches vers celui qui concerne l'exercice du corps, les chasses & l'attirail de la guerre. Les Tartares ne goûtent que le repos dans leurs loisirs; ils font sédentaîres sans mollesse, & leurs camps ressemblent absolument à leurs habitations ordinaires.
Un treillage qui se plie & se developpe facilement forme un petit mur circulaire de quatre pieds & demi d'élévation; les deux extrémités de ce treillage, écartées d'environ deux pieds l'une de l'autre, déterminent l'entrée de la tente, après quoi une vingtaine de baguettes réunies par un des bouts, Se dont l'autre extrémité est garnie d'un petit anneau de cuir pour l'accrocher sur les croisées du treillage, forment la charpente du dôme & soutiennent la toiture: elle consiste en un coqueluchon de feutre dont le pourtour recouvre les murailles qui sont également garnies de la même étoffe; une sangle enveloppe ce recouvrement, & quelques pelletées de terre ou de neige rapprochées du pied des murs, empêchent l'air d'y pénétrer, & consolident parfaitement ces tentes sans mâts ni cordages. Une plus grande recherche en fait construire dont le cône tronqué par un cercle qui réunit les baguettes, sert de passage à la fumée, permet d'allumer du feu dans la tente, & la rend inaccessible aux intempéries du climat le plus rigoureux.
La tente du Kam était de ce genre, mais d'un si grand volume que plus de 60 personnes pouvaient s'y asseoir commodément autour d'un feu de bois de corde. Intérieurement décorée d'une étoffe cramoisie, elle était meublée d'un tapis circulaire & de quelques couffins. Douze petites tentes placées autour de celle du Prince, destinées à ses Officiers & à ses Pages, étaient comprises dans une enceinte de feutre de cinq pieds d'élévation.
Tout était préparé pour entrer en campagne ; les troupes de Bessarabie rassemblées à Kichela sous les ordres du Sultan Sérasker, n'attendaient que le signal du départ. Il fut fixé au 7 Janvier 1769 que Krim-Gueray partit lui-même de Kaouchan avec les troupes de sa garde, les Sultans admis à le suivre, ses Ministres, ses Grands Officiers & tous les Mirzas volontaires. Cette premiere journée ne fut cependant employée qu'à passer le Niester. On avait à cet effet préparé sur ce fleuve huit radeaux dont on s'était servi la veille pour transporter les équipages. Nous trouvâmes aussi à l'autre rive toutes les tentes dressées. Le premier soin du Kam fut de demander où les miennes étaient placées, & les trouvant trop éloignées, il ordonna qu'à l'avenir elles fussent rapprochées de son enceinte. Ce Prince avait également exigé que je ne fisse aucunes provisions, & s'était réservé le soin de me nourrir pendant la campagne. La journée du 8 ne fut employée qu'à passer les troupes de Bessarabie.
J'étais le soir dans la tente du Ram, avec quelques Sultans qui lui tenaient compagnie, lorsque son Visir vint lui annoncer l'arrivée d'un Prince Lesguis, frere du Souverain de ces Tartares Asiatiques. Il était revêtu du caractère d'Ambassadeur, afin de rendre hommage à Krim-Gueray & de lui offrir un recours de 30 mille hommes pour la présente guerre. J'eus le plaisir d'assister à sa présentation. Une courre harangue prononcée noblement expliquait l'objet de sa million, & la réponse du Kam en agréant l'hommage, sans accepter le secours, ménageait à la fois la dignité du Suzerain & l'amour-propre du Général. L'Ambassadeur sollicita alors & obtint la permission de faire la campagne. Le cérémonial terminé, Krim-Gueray voulant traiter ce Prince avec distinction, le fit manger avec lui.
Si l'on pouvait juger d'une nation par un Ambassadeur de ce rang & par les personnes qui l'accompagnaient, on devrait avoir des Lesguis l'opinion la plus avantageuse. Ceux-ci d'une grande taille, bien proportionnée, réunissaient à des figures nobles un maintien aisé, un air militaire. J'observerai que leurs armes à l'Européenne étaient parfaitement travaillées, & j'ajouterai sur, le témoignage de Krim-Gueray lui-même, que cet échantillon n'exagère point l'ensemble des troupes Lesguis. J'ai lieu de croire aussi qu'à portée de cette nation le Kam n'aurait pas refusé son offre, si le côté de la mer Caspienne que ces peuples habitent, avait pu sans danger, pour le Cabarta, être dégarni des moyens de le défendre.
Les froids qui, malgré l'abondance des neiges, n'avaient pas encore fait geler le Boristhène, devinrent bientôt assez vifs pour livrer passage sur la glace aux Tartares rassemblés à l'autre rive. Nous fûmes camper près de Tombachar, pour les y attendre. Je parlais mes soirées avec Krim-Gueray, dont les idées souvent neuves étaient toujours nobles & toujours rendues de la manière la plus piquante. Ce Prince avait essentiellement besoin de donner carrière à un esprit philosophique que ses courtisans ne pouvaient alimenter. Nos entretiens étaient aussi le seul remède capable de dissiper les affections hypocondriaques auxquelles il était sujet. Il se plaisait sur-tout dans l'examen des préjugés qui gouvernent les différentes nations, il s'égayait à remonter aux sources mêmes de ces préjugés, il leur attribuait les erreurs & même la plupart des crimes, & en plaignant l'humanité, il se faisait ainsi un amusement philosophique de la justifier. Je dois rendre témoignage aux talens & à l'esprit de ce Prince : le l'ai entendu plusieurs fois s'exprimer sur l'influence des climats, sur l'abus & les avantages de la liberté, sur les principes de l'honneur, sur les loix & sur les maximes du Gouvernement d'une manière qui aurait fait honneur à Montesquieu lui-même.
Une grande partie des troupes était déjà rassemblée, & l'effet des mesures prises pour approvisionner l'armée pendant le séjour qu'elle devait faire à Balta, détermina le Kam à s'y rendre. Cette ville située sur la lisiere de la Pologne, & dont le fauxbourg est en Tartarie, devenue célèbre par les premières hostilités, mais alors entièrement dénuée d'habitans, n'offrait plus que le tableau du plus affreux ravage. Les dix mille Sipahis, destinés par la Porte à se joindre aux Tartares, nous y avaient précédés ;ils avaient non seulement dévasté Balta, mais brûlé aussi tous les villages voisins. Krim-Gueray ne conduisait qu'à regret des troupes si mauvaises & si mal disciplinées ; il augurait mal de leur courage, & déférait seulement à la bonne opinion que le Grand-Seigneur en avait conçue. Cette cavalerie accoutumée aux douceurs & à l'inaction d'une longue paix, nullement faite à la fatigue, incapable de résister au froid, & d'ailleurs trop mal vêtue pour le pouvoir supporter, n'était effectivement d'aucune ressource. Leur bravoure n'était pas moins suspecte au Kam des Tartares que leurs principes de religion le sont en général.
On ne fait en effet auquel du Coran ou de l'Evangile les Arnaouts [[On comprend sous le nom d'Arnaouts les peuples de la Turquie Européenne qui avoisinent la Slavonie]] Timariots [[Timariots sont des possesseurs de fiefs domaniaux, à redevance militaire, & les Timars sont particulièrement affectées aux Sipahis qui composent la Cavalerie Turque.]] donnent la préférence. Vêtu à la Tartare, je revenais un soir de chez le Kam, & je traversais la place de Balta pour me rendre au logement qu'on m'y avait donné ; deux Sipahis qui gagnaient aussi leur gîte, me précédaient, causaient en Grec, maudissaient leur position, & juraient sur la sainte Croix de se révolter à la première occasion. Je cède aussi-tôt au désir de me faire expliquer cette contradiction, & doublant le pas, je les joins, en leur donnant le salut mahométan, qu'ils me rendent dévotement en Turc ; parlant Grec alors, je leur dis : Adieu, frères, nous ne sommes pas plus Turcs l'un que l'autre. Cet adieu n'était pas de nature à nous séparer sitôt. Enchantés de moi, ils étaient seulement étonnés qu'un Chrétien pût être Tartare ; mais ne voulant pas me faire connaître, je fabriquai une histoire. Ils m'avouèrent qu'ils n'étaient Mahométans que pour le Timar : c'était tout ce que je voulais savoir.
L'armée était rassemblée, & les froids devinrent si violens qu'ils donnaient aux Tartares un champ libre pour pénétrer dans la nouvelle Servie. On venait d'apprendre que l'armée du Calga s'élevait vers la Samara ; que celle du Nouradin était également en marche ; & Krim-Gueray après avoir rectifié son plan sur de nouvelles informations, partit de Balta pour aller camper près d'Olmar. Ce bourg dépendant de la Tartarie, avait été en partie brûlé par les Sipahis, qui achevèrent de le consumer sous les yeux même du Souverain. A cet excès ils joignirent l'insolence de venir en troupe lui demander de l'orge pour leurs chevaux, lorsque les siens ainsi que tous ceux de l'armée étaient réduits à brouter sous la neige. Peu s'en fallut que l'indignation du Kam ne se manifestât de la manière la plus cruelle; mais il s'en tint aux menaces, & se contenta de prévoir que ces insolens seraient bientôt réduits par le froid & la misère à la plus grande soumission.
Jusques-là j'avais été nourri par le Prince, nos provisions étaient toujours fraîches, & je n'avais pas été à portée de juger de celles qui nous étaient destinées pendant le cours de a campagne : mais la disette des vivres, au camp d'Olmar nous y prépara le premier souper vraiment militaire. Je l'attendais sans inquiétude, mais non sans appétit, lorsque les Officiers de la bouche vinrent disposer la table de campagne; elle consistait en un plateau rond de cuir de roussi, d'environ deux pieds de diamètre : deux sacs accompagnaient ce plateau; de ces sacs l'on tira d'excellent biscuit & des côtes de cheval fumées, sur le bon goût desquelles les éloges ne tarirent point. De la poutargue, du caviar [[La Poutargue & le Caviar sont des œufs de poisson salés, mais différemment préparés.]] & des raisins secs, en succédant à ce service, complétèrent le festin. Comment trouvez-vous la cuisine Tartare, me dit le Kam en riant ? Effrayante pour vos ennemis, lui dis-je. Un page auquel il venait de parler bas, me présenta un moment après, la même coupe d'or qui servait à son maître : goûtez aussi ma boisson, me dit Krim-Gueray. C'était d'excellent vin de Hongrie, dont il continua de me faire part pendant toute la campagne.
L'armée marcha les jours suivans en se rapprochant du Bog que nous traversâmes sur la glace pour établir notre premier camp dans les déserts Zaporoviens. Nonobstant le conseil qu'on m'avait donné j'avais au nombre de mes chevaux une bête Arabe, qui bientôt épuisée, cédant à la rigueur du climat, tomba mourante après le passage du fleuve. Cet animal respirait encore à peine, lorsque quelques Noguais vinrent me prier de leur en faire présent. Eh ! que ferez-vous, leur dis-je, d'un cheval mort ? Rien, me dit l'un d'eux ; mais il ne l'est pas encore, nous ferons à temps de le tuer & de nous en régaler, d'autant mieux que la chair de cheval blanc est la plus délicate. Je cédai sans difficulté à ce qui pouvait satisfaire leur appétit ; mais je ne garantirais pas qu'ils soient arrivés à temps pour satisfaire la loi Musulmane, avec le scrupule & l'exactitude requise.
Cependant le froid était devenu si violent, & les plaines que nous parcourions, précédemment brûlées, offraient si peu de pâturages, qu'après avoir traversé l'Eau-Morte [[Rivière de la nouvelle Servie.]] ; on se détermina à côtoyer cette rivière pour aller camper au milieu des roseaux qui venaient d'être découverts par nos patrouilles. Nous en avions besoin pour nous réchauffer & pour alimenter les chevaux; mais la cavalerie Turque qui s'était sans doute flattée de ne faire la guerre qu'aux villages Polonais, n'étant pourvue ni de tentes ni de vivres, éprouvait à la fois les rigueurs du froid & celles de la faim : à leur première imprudence, ils joignirent celle de s'approcher indiscretement du feu ; le plus grand nombre en fut estropié, & la pitié succéda bientôt à l'indignation que leur brigandage avait inspiré. Le Kam instruit que ces malheureux mandiaient leur subsistance à la porte de toutes les tentes, ordonna que sur chaque Mirza il se fit une perception de biscuit qu'on leur distribua.
Une petite bute que nous trouvâmes le lendemain sur notre route, pendant que l'armée développée dans la plaine marchait en bataille, inspira à Krim-Gueray le désir d'y monter pour voie toutes ses troupes d'un coup d'œil. Il ordonna de faire halte : je le suivis sur cette éminence, & la couleur sombre des vêtemens Tartares, jointe à la blancheur de la neige qui servait de fond à ce tableau, n'en laissait rien échapper. On y distinguait par les étendarts, les troupes des différentes provinces ; je remarquai que sans aucun ordre déterminé, cette armée était naturellement sur vingt files de profondeur & passablement alignée.
Chaque Sultan Sérasker avec une petite Cour formait un grouppe en avant de sa division. Le centre de la ligne occupe par le Souverain, présentait un corps avancé assez nombreux dont l'arrangement offrait un tableau également militaire & agréable. Quarante compagnies chacune de quarante cavaliers marchaient en avant sur quatre de front, en deux colonnes, & formaient une avenue bordée de chaque côté de vingt étendarts. Le Grand-Ecuyer suivi de douze chevaux de main & d'un traîneau couvert, marchait immédiatement après, & précédait le gros de cavaliers qui environnait le Kam. L'étendart du Prophète porté par un Emir, ainsi que les flammes vertes qui l'accompagnent, venaient ensuite & flottaient avec les étendarts des Inat-Cosaques, dont la troupe annexée à la Garde du Prince, fermait la marche.
Cette nation qui doit ses possessions & son nom aux circonstances qui l'ont fait émigrer de la Russie, est établie dans le Couban [Kouban, région du sud de la Russie, près de la Mer noire]. Un certain Ignace, plus jaloux sans doute de sa barbe que de sa liberté, se réfugia auprès du Kam avec une nombreuse suite pour se soustraire au rasoir de Pierre Premier. Les Tartares trouvèrent tant de rapport entre le mot d'Inat (entêté) & celui d'Ignace, que le premier leur est resté pour désigner le motif de leur émigration. Ils ne paraissent pas avoir pris le même soin de conserver la pureté du Christianisme; mais ils en ont fidèlement gardé le signe dans leurs drapeaux, & sont toujours scrupuleusement attachés au privilège de manger du pore. Chacun de nos Inats en avait un quartier en guise de porte-manteau. Les Turcs devaient trouver l'étendart du Prophète en mauvaise compagnie, & j'en ai souvent entendu plusieurs qui blâmaient entre leurs dents, comme une profanation sacrilège, ce que les Tartares avaient le bon eiprit de trouver tout simple & tout naturel.
Le reste de l'armée n'avait pas une prévoyance aussi apparente. Huit ou dix livres de farine de millet rôti, pilée & pressée dans un petit sac de cuir pendu à la selle de chaque Noguais assurait à l'armée cinquante jours de vivres. Les chevaux seuls pour leur subsistance étaient abandonnés à leur propre industrie; mais leur position différait peu de celle qui leur est habituelle. La possibilité d'en user sans assujettissement fait aussi que chaque Tartare mene avec lui deux ou trois chevaux, souvent davantage, & que notre armée en réunissait plus de 300,000.
Le Kam qui s'était plu à ce coup d'œil, demanda aux Sultans & à ses Ministres, si dans l'examen qu'ils venaient de faire, ils avaient démêlé le plus brave de l'armée. Le silence des courtisans indiquait assez leur réponse. Ce n'est ni vous ni moi, reprit Krim Gueray avec gaieté. Nous sommes tous armés, Tott est le seul qui sans armes ose venir à la guerre, il n'a pas même un couteau. Cette plaisanterie termina la revue, & l'armée reprit sa marche pour se rendre à la source de l'Eau-Morte. Nous n'y arrivâmes que très-tard, & nous y établîmes notre camp dans un espace immense bordé de roseaux.
Depuis plusieurs jours Krim-Gueray se plaignait d'une douleur au pouce : un abcès s'y était formé, il en avait la fièvre; aucun chirurgien ne nous accompagnait. J'offris mes services, & l'inspection d'un étui de lancettes que je portais sur moi pour en faire usage au besoin, détermina sa confiance. J'instrumentai aussitôt ; l'incision calma les douleurs, la fièvre disparut, & la plaie cicatrisée en peu de jours me fit grand honneur & surtout grand plaisir.
Depuis notre entrée dans les plaines Zaporoviennes, je ne quittais pas la tente du Kam, nous y causions tête à tête jusqu'à minuit. Enveloppé de sa pelisse, il s'appuyait alors sur un coussin pour réposer, & m'ordonnait d'en faire autant, tandis que deux pages entretenaient le feu dont nous avions grand besoin ; mais s'il s'occupait de mon repos, il n'était pas d'humeur à m'en laisser jouir longtemps. Ce Prince était accoutumé à ne dormir que trois heures, & j'en obtenais à peine cinq minutes de grace, pendant lesquelles le café se préparait. Réveillé alors, sans changer de place, je reprenais l'attitude de la veille.
On s'était bien apperçu que la tente du Kam était assise sur la glace, mais on ne découvrit qu'à la pointe du jour & au moment du départ que toute l'armée avait campé sur un lac, dont la surface, crible par une infinité de trous faits pour se procurer de l'eau, menaçait de tout engloutir. Il ne restait plus sur pied que que la tente du Kam, j'étais seul avec lui, lorsqu'un soldat Polonais attaché à ma suite entrant comme un furieux, se précipite auprès du feu, se déshabille : je cours à cet homme, je le crois ivre ou fou ; pour le faire sortir, je le menace de là. Colère du Kam ; rien ne l'émeut, & je n'obtiens qu'un signe de le laisser tranquille. Déja ses bottes sont ôtées, quand Krim-Gueray apperçoit au craquement de ses habits qu'il était tombé dans l'eau. Qu'exigez-vous de ce malheureux, me dit-il avec bonté ? L'homme qui se meurt n'est-il pas indépendant ? Il ne connaît que celui qui peut le secourir ; les Rois ne sont plus rien pour lui ; laissons lui le champ libre. Nous sortimes, & j'ordonnai à mes gens de pourvoir à ses besoins.
L'armée dirigeant toujours sa marche vers le nord, cherchait à se rapprocher du grand Ingul sur la position duquel on n'avait que des notions assez vagues. Ce fut aussi par une marche forcée de douze lieues que nous parvînmes à asseoir notre camp sur la rive de ce fleuve: quelques habitations abandonnées & des meules de foin qui les environnaient nous furent d'un grand secours.
Nous touchions à la nouvelle Servie, nous étions arrivés au point d'où l'incursion devait frapper sur ses malheureux habitans, & le conseil de guerre fut convoqué pour régler la quantité de troupes nécessaires à cette expédition.
Tandis qu'il se rassemblait un courier & quelques prisonniers faits par les patrouilles, déposèrent que fut notre droite les Cosaques Zaporoviens contenus par le Calga Sultan, ayant demandé & obtenu de ce Prince la neutralité, venaient de refuser tout secours au Gouverneur général de Sainte-Elisabeth. Les prisonniers ajoutaient que ce fort situé sur notre gauche contenait une forte garnison. Ces détails éclairèrent le Kam & les Généraux sur leur véritable position.

Sauvegarder
Choix utilisateur pour les Cookies
Nous utilisons des cookies afin de vous proposer les meilleurs services possibles. Si vous déclinez l'utilisation de ces cookies, le site web pourrait ne pas fonctionner correctement.
Tout accepter
Tout décliner
En savoir plus
Unknown
Unknown
Accepter
Décliner
Analytics
Outils utilisés pour analyser les données de navigation et mesurer l'efficacité du site internet afin de comprendre son fonctionnement.
Google Analytics
Accepter
Décliner