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Extrait de Grenville-Murray (E. C.), Les Turcs chez les Turcs, 1878

CHAPITRE II. TÊTES DE TURCS

I

LE SULTAN

La foule s'est portée sur les rives du Bosphore, pour voir un ambassadeur qui va faire au Sultan une visite de cérémonie. Supposons que ce soit l'ambassadeur d'A.... : il fera aussi bien, dans notre paysage, que tout autre représentant d'une grande puissance. Son Excellence se rend à sa première audience, dans un caïque doré. Les attachés, les secrétaires, les interprètes, des fonctionnaires de tous rangs, l'entourent. Des officiers de marine, en grande tenue, des étrangers de distinction, venus pour assister à l'un des derniers actes d'un des drames les plus étonnants de l'histoire, grossissent le cortége et ajoutent à sa pompe. Précédé d'une demi-douzaine de cavass, sortes de gardes-du-corps accordés aux légations étrangère en Turquie, le groupe s'avance lentement, avec ces reflets d'or, ces cliquetis de sabres, ces bruits d'éperons qui passent pour donner un caractère imposant aux cérémonies officielles.

Pendant ce temps, les futurs hôtes de Sa Majesté Impériale devisent sur l'accueil qu'ils recevront. Sûrement l'ambassadeur, malgré son uniforme et sa suite, ne sera pas conduit immédiatement en présence de Sa Hautesse. Tout habitués que sont les Turcs à s'entendre répéter qu'ils sont en décadence ; tout modeste qu'est le prince, actuellement sur le trône ébranlé des califes, les superbes et fières traditions de l'Orient ne peuvent pas s'être encore complétement perdues. L'humiliation, le sentiment de son impuissance, qui doivent peser si lourdement au cœur de Sa Majesté, ne l'empêchent pas, sans doute, d'être entourée d'un reste de splendeur, impressionnant, touchant peut-être. Si les flatteries de ses courtisans résonnent aujourd'hui à ses oreilles comme autant de moqueries, interrompues qu'elles sont, à tout moment, par les mercuriales des Excellences, du moins, ses efforts pour apparaître dans un semblant de majesté, peuvent-ils inspirer ce respect qu'impose le spectacle de la fortune déchue d'un être ou d'une chose qui furent grands à leur heure.

Mais suivons l'ambassadeur ; nous jugerons, par nous-mêmes, de la valeur de ces réflexions. Quand le cortége arrive au palais, et qu'il a traversé un petit jardin mal tenu, ayant à peine en surface quatre ou cinq cents mètres carrés, il s'engage dans une sorte de couloir bas, obscur, humide, percé, des deux côtés, de portes mystérieuses, à la sortie duquel une douzaine de domestiques et de chambellans attendent Son Excellence et sa suite, pour les conduire aux appartements de gala. Officiers et huissiers n'ont rien de solennel et, sans la bande d'or qui entoure leurs fez rouges, on les prendrait pour des ouvriers allemands endimanchés, tant ils sont lourds d'allure et gauches dans leurs mouvements. Quelques soldats en costume brun, avec des écharpes fripées et des sabres à la ceinture, sont postés, çà, et là, sans ordre, comme au hasard. Le temps est sombre et froid ; on se sent mal à l'aise, presque gêné par la vulgarité des personnages et de l'endroit.

L'aspect des choses s'améliore, à mesure qu'on monte l'escalier, en dépit de la teinte grise qui semble envahir tout ce qui nous entoure. Au premier étage, apparaît un des gardes du corps du Sultan. Son uniforme pend, le long de sa personne, en plis indisciplinés ; mais on devine, au moins, une intention, dans la main du tailleur qui l'a coupé, et l'espoir d'effets scéniques appropriés aux circonstances et aux lieux renaît chez chacun de nous. Encore un escalier noirâtre, une pièce noire, une salle plus noire encore ; enfin un grand salon, également noir, où l'on s'arrête. Il est mal meublé ; le tapis ne recouvre qu'une partie du plancher, et il n'y a pas de siéges pour tout le monde.

Pendant qu'on court en chercher dans l'appartement voisin, le grand vizir fait son entrée. Il a l'air étonné, et ouvre des yeux alourdis comme quelqu'un, troublé dans son sommeil, qui ne demande qu'à retourner au lit. Le grand interprète, le ministre des affaires étrangères se placent à ses côtés. Ils portent des habits mal faits, taillés à l'européenne ; leur entrée est le signal de l'arrivée des pipes et du café.

On fume et on boit. Les pipes ont de magnifiques bouts d'ambre ; le café est servi dans de petites tasses, entourées d'ornements en filigrane. On le prend sans sucre, et personne n'a l'air de le trouver bon. Le silence est complet ; chacun se sent glacé, gêné ; ignorant des règles de l'étiquette orientale, on n'ose aventurer ni une parole ni un sourire, de peur de commettre une maladresse et d'encourir les railleries du voisin. A la fin, cependant, l'ambassadeur se décide à faire remarquer que « le temps est froid. »

À peine Son Excellence a-t-elle articulé ces mots, que le drogman de l'ambassade, un Levantin bouffi et toujours essoufflé, se redresse au-dessus de sa tasse de café, d'un air empressé et confus. Une larme d'angoisse brille dans l'un de ses yeux et glisse, de là, le long du nez où elle demeure tremblante, faute, pour la recueillir, du mouchoir que les proportions étroites de l'uniforme n'ont pas permis d'apporter.

« Le temps est froid,» répète l'ambassadeur, en essayant un sourire. Car c'est un homme aimable et courtois, auquel il tarde de rompre le silence de glace qui pèse sur sa suite et sur lui-même.

Le drogman n'entend pas ou ne comprend pas. Sa pipe dans une main, sa tasse dans l'autre, la gorge gênée par un grattement, le nez préoccupé par la larme qui continue de s'y agiter, il jette autour de lui des regards désolés.

« Répétez-lui que Son Excellence a dit que le temps est froid, fait le premier secrétaire à son voisin, d'un ton sec.

« Priez donc Nooderl de dire à Birbantaki que le temps est froid, » dit un des attachés qui aime le drogman, à un autre qui ne l'aime pas.

« Dites-le-lui vous-même, » répond l'attaché avec humeur.

Le Grand Vizir (qui croit que l'ambassadeur est impatient de voir le Sultan) : « Tout à l'heure. »

Le Ministre des affaires étrangères (qui redoute une réclamation comminatoire, à propos d'un inventeur qui lui a proposé d'extraire la poudre à canon, des concombres) : « Allons. »

Le Grand interprète de la Sublime Porte (un vieillard flegmatique, qui pense lentement) : « Ce n'est pas cela. »

L'Ambassadeur : « Que dit-il ?»

Le Drogman (faisant un grand effort pour dégager sa gorge) : « Son Excellence, le ministre des affaires étrangères, désirerait savoir ce que Votre Excellence vient de dire. »

L'Ambassadeur (qui croit l'affaire du temps froid réglée depuis longtemps) : « Moi ? Rien du tout. Que m'a-t-on dit ? »

Le drogman est embarrassé et affecte de tousser, pour se donner une contenance. Son ami, l'attaché, le tire par le pan de son habit, et lui communique la première remarque faite par Son Excellence.

Le Drogman (qui a enfin compris) : « Son Excellence l'ambassadeur a l'honneur de dire que le temps est froid. »

Le ministre des affaires étrangères pousse un soupir d'allégement et murmure : « Dieu est grand ! » au milieu du silence général.

L’Ambassadeur (avec un nouveau sourire, pour fondre la glace autour de lui) : « Quoi ? »

Le Drogman (qui se rappelle avec effroi que la Bourse ferme dans une heure, à Galata) : « Son Excellence le ministre des affaires étrangères fait remarquer à Votre Excellence que « Dieu est « grand. » C'est la façon turque de...

L'Ambassadeur : « Oui, oui, c'est vrai ; je sais cela. Mais quand verrons-nous le Sultan ? J'ai les pieds gelés. »

On se remet en route. Le cortége traverse une file d'appartements, meublés de chaises usées et mal équilibrées. De ci de là, un feu de charbon de terre, fraîchement allumé, laisse échapper une fumée noire, épaisse, infecte. La pluie fouette les fenêtres du palais. Les gardes, rangés en ligne le long du dernier corridor, ont le nez rouge de froid ; les mains sont bleues. Nous entrons dans une pièce, plus petite que les autres, dont tout l'ameublement se réduit à un sofa, sans dossier, appuyé contre l'un des murs. C'est la salle des audiences. Dès que l'ambassadeur débouche avec son escorte, un homme se lève du sofa et reste debout, silencieux, pour recevoir ses visiteurs. Pas un signe qui trahisse la pensée ou la vie. On jurerait un automate.

Physiquement, il est brun et vieilli avant l'âge. Il porte une redingote bleu foncé, avec un col à la prussienne, dont le collet et les manches sont brodés d'or et de diamants. L'habit et le pantalon sont trop larges pour lui, et enveloppent, comme des housses, ses membres grêles. Est-ce un de ces jouets d'enfants appelés poussahs, ou un mannequin ? Il n'a d'autre ornement que la plaque du Nisham, une large plaque d'or, enrichie de pierreries, suspendue à son cou ; à sa ceinture, est un cimeterre, incrusté de joyaux, mais terne, presque sale. La tête est coiffée d'une calotte rouge ; les pieds sont chaussés de bottes françaises, à bouts vernis, des bottes si larges qu'on s'étonne qu'il puisse marcher sans trébucher. C'est là le sultan de la Turquie.

A mesure que l'ambassadeur et sa suite s'approchent, Sa Majesté paraît de plus en plus gênée. On la dirait atteinte d'une maladie nerveuse, à voir ses gestes saccadés. Les yeux errent au hasard, comme ceux d'un écolier sommé de réciter une leçon qu'il ne sait pas. Les pieds changent constamment de place ; les mains ont des crispations. Je jurerais que sa barbe elle-même, une très-belle barbe par parenthèse, paraît lourde à son menton. Surtout, je suis certain qu'il a, des ambassadeurs, par-dessus la tête. Il en a reçu un hier, en sortant de déjeuner ; en voici un autre qui arrive aujourd'hui, sans lui laisser le temps de finir son pilaff ; demain, viendra le tour de l'ambassadeur des ambassadeurs, ce terrible sir Harry Needcbore que le chef du Foreign Office et son sous-secrétaire d'État sont en train de rendre fou, à force de lui envoyer des instructions contradictoires. Ah ! le repos ! Ah ! les promenades à cheval, là où l'eau coule doucement, entre des rives fleuries. Ah ! le retour au harem, près de la fille de Lesbos qui baignera son front avec de l'eau de roses, et qui l'endormira avec ses chants ! L'ambassadeur s'est arrêté et commence à parler, sur le ton d'un prédicateur qui interpelle une de ses ouailles pour des raisons connues d'eux deux. Des gouttes de sueur froide perlent au front du Sultan ; ses pauvres pouces, ses doigts de pied remuent perpétuellement. Son Excellence n'a pourtant pas grand'chose à dire présentement ; la plus dure partie de la discipline qu'elle est chargée d'administrer, devant être donnée en tête-à-tête. Pour l'heure, elle se contente de débiter, d'une voix forte, les compliments qu'il est d'usage d'offrir à la royauté, et de les couronner par un éloge senti de la puissance et de la gloire de sa propre nation. Rien de plus.

Le Sultan répond. Ce qu'il dit, nul ne le sait ; les meilleurs orientalistes d'entre nous n'y comprennent rien, bien qu'ils écoutent, l'oreille tendue. Certaines phrases, disloquées, sortent péniblement des lèvres de Sa Majesté, par syllabes et par fragments : c'est là tout. Mais le grand interprète est à son poste ; lui, du moins, a un petit discours préparé, qu'il a appris par cœur à la mosquée et qu'il récite avec emphase. Le Sultan regarde le plafond, puis l'extrémité de ses chaussures, puis la porte. Ah ! de quel air il regarde la porte ! C'est que l'heure du supplice final est venue pour lui. La suite de Son Excellence se retire et il va demeurer en face de l'ambassadeur, condamné à entendre apostropher, une heure durant, ses idées les plus chères, ses préjugés, ses opinions, sa religion, tout ce qu'il a appris à honorer dans sa jeunesse.

« The weary thing » 

« To be a king (1). » 

(1) L'ennuyeuse chose, que d'être roi !

Eloignons-nous avec le reste du cortége, et rentrons dans la pièce où nous avions été tout d'abord introduits. Nos pieds sont froids ; nos nez violets ; nos uniformes nous serrent aux entournures ; nos bottines nous gênent, car le costume imposé par l'usage, pour comparaître devant les grands de ce monde, est bien l'accoutrement le plus intolérable qu'on ait imaginé. Les pipes et le café reparaissent ; nous nous regardons l'un l'autre, du haut de nos cols brodés, échangeant à peine quelques impressions et attendant anxieusement le retour de notre chef pour pouvoir regagner nos pénates et nous débarrasser de nos oripeaux. Au bout d'une grande heure, il reparaît, radieux. On sent qu'il a conscience d'avoir parlé avec éclat. C'est un bomme de mœurs douces, aimable, bienveillant dans ses relations ordinaires. Pourtant, j'apprends bientôt qu'il a tenu au Sultan un langage qui lui ferait donner ses passe-ports en vingt-quatre heures, s'il s'était exprimé, sur ce ton, dans le plus petit pays de l'Europe. Le ministre des affaires étrangères qui l'accompagne, est rouge d'humiliation et de colère ; sa lèvre inférieure s'est affaissée ; on dirait qu'il vient d'être soumis à un châtiment corporel. Si l'ambassadeur se tournait vers lui en ce moment, je ne serais pas surpris de le voir étendre la main dans l'attitude d'un écolier qui redoute une punition supplémentaire. Mais Son Excellence est enchantée, et son arrivée nous remonte tous, en nous donnant le signal de remettre les manteaux pour reprendre le chemin de nos gîtes.

Tel est le cérémonial de la réception d'une ambassade, au palais du successeur des califes. La cour du Sultan n'a ni grâce, ni dignité ni splendeur. Avouerai-je que j'eus le coeur serré par ce spectacle ? Personne ne peut déplorer sérieusement l'abaissement, en Europe, de la puissance ottomane ; on est enclin à se rappeler, à ce propos, l'épitaphe d'un brigand célèbre, qui invite le voyageur à ne pas le pleurer, attendu que, s'il vivait, c'est le passant qui serait mort. Le déclin de l'influence musulmane est synonyme de progrès du christianisme. Le philosophe le plus sceptique peut difficilement regretter la domination d'une race qui ne fonda jamais qu'un empire civilisé (1) ; d'un peuple que l'action atrophiante du mahométisme a empêché de rien faire pour l'art, pour les belles-lettres, pour la science, depuis les quatre cents ans qu'il est en possession d'une des plus riches contrées de la terre.

(1) Grenade.

Car les Turcs n'ont rien fait qui soit pour eux un titre à la reconnaissance du genre humain ; même, ils ont souffert que quelques-uns des monuments les plus précieux du passé, disparussent sous le sable ou s'effondrassent dans la poussière.

Où est le Forum de Constantin, avec ses portiques de marbre et ses colonnes de porphyre ? Où est la statue colossale d'Apollon, supposée l'œuvre de Phidias, et tant d'autres trésors créés pour l'immortalité ? Où est le grand Hippodrome des Grecs du Bas-Empire, avec ses statues et ses obélisques ? Les cirques, les théâtres, les écoles, toutes ces merveilles de l'architecture qu'on admirerait aujourd'hui si elles étaient tombées en d'autres mains, où sont-elles ? Hélas ! ces chefs-d'œuvre ont disparu, grâce à la négligence ou à l'ignorance de leurs gardiens, et le voyageur cherche en vain la trace de ces mille gloires du passé.

Il serait injuste, cependant, de rejeter sur la Turquie toutes ces responsabilités. Les Turcs qui descendirent des Montagnes d'or, pour suivre jusqu'aux rives du Bosphore le Tablier du Forgeron, constituaient une race noble et vaillante, bien supérieure aux peuples efféminés qu'ils absorbèrent ; et il ne semble pas être jamais entré dans les desseins de la Providence, que les arts et les trésors d'une nation dégénérée lui serviraient de rempart contre les vengeurs armés de ses crimes. Tyr et Sidon, Babylone et Ninive, sans parler de Jérusalem, eussent pu se prévaloir de collections plus belles et de merveilles plus rares que celles qui furent détruites ou dispersées, le jour où le chef d'une horde de païens pénétra, à cheval, dans l'église de Sainte-Sophie. De temps en temps, au cours des âges, le monde reçoit une de ces dures leçons qui contraignent les humains à regarder en haut (1). 

(1) Et à apprécier les conséquences du despotisme. (Note du traducteur.)

Les Turcs ont été d'ailleurs reconnus, depuis longtemps, parles hommes d'Etat les plus sages, comme une nécessité politique ; l'empire ottoman, comme une barrière opposée au despotisme militaire du Nord, dont tous les esprits clairvoyants redoutent, à bon droit, l'extension. De là, l'intérêt qu'a l'Occident à les soutenir et à apporter moins de hauteur et de dédain dans cet appui. Car c'est une grande erreur de croire que si les nations européennes cessaient de tenir les Ottomans en tutelle, ils s'épuiseraient bientôt en querelles de toutes sortes. A l'exception de quelques fonctionnaires, le peuple est fier, vaillant, et il se trouverait bien d'être un peu moins soumis au régime des conseils et des conseillers désobligeants. Une compétition d'influences entre nous peut entraîner la fondation d'un nouvel empire musulman, sous le sceptre d'un guerrier qui grouperait autour de lui les tribus d'Osmanlis actuellement dispersées du Danube à l'Oxus, de la Syrie et de l'Egypte au Turkestan et au Caboul, et qui menacerait la frontière de l'Inde. Or, n'en déplaise aux bourgeois de Londres et autres esprits cultivés, Timurlenk et Bayazid, Orchan, Suleyman et Saladin furent de rudes jouteurs et, sans remonter si loin, certains mahométans dont les airs empruntés nous faisaient rire, ont montré aux Anglais comment les Orientaux savent combattre. Havelock et Outram, Lawrence et Clyde (t) n'ont pas cueilli sans peine les lauriers qui ceignent leurs mémoires, quoi que pense, sur ce point, l'organiste d'Exeter Hall.

Peut-être ne puis-je mieux clore ce chapitre qu'en rappelant aux ambassadeurs de notre époque, comment leurs prédécesseurs étaient reçus à la cour du Sultan. Le contraste entre les deux modes de réception peut leur suggérer de saines réflexions.

Les réceptions avaient toujours lieu les jours de grand divan, immédiatement après le paiement des troupes, afin que les envoyés des puissances étrangères, admis à l'honneur d'une audience, pussent voir le Sultan dans toute sa pompe et juger de la force militaire de la Turquie. L'ambassadeur était généralement reçu le mardi ; et, comme le divan s'assemblait au petit jour, il fallait qu'il fût matinal, pour arriver à « la porte du jardin du palais » avant le lever du soleil, limite extrême des admissions. 

(1) Officiers anglais.

Là, il rencontrait le tschausch bashi [çavuşbaşı], dignitaire de rang inférieur, qui était chargé de lui faire accueil et de régler le détail de sa visite.

Le tschausch bashi marchait devant un ministre plénipotentiaire, mais à la droite, seulement, d'un ambassadeur, tout en précédant la suite de celui-ci. Quand le cortége atteignait le « Divan Joli » [Divan yolu] ou grande rue du Divan, il faisait halte, et Son Excellence se rendait à pied chez le grand vizir, qui la faisait souvent attendre pendant des heures. Lorsque, à la fin, ce personnage daignait se montrer, son escorte avait le pas sur le personnel de l'ambassade qui suivait par derrière, à distance respectueuse. Un peu plus loin, il y avait une nouvelle halte, et le grand chambellan apparaissait, tenant un bâton d'argent, qu'il faisait résonner, en marchant, sur le sol, d'un air hautain. Arrivé au divan, l'ambassadeur était forcé de se séparer de la plus grande partie de ses suivants, et le grand vizir, faisant apporter des sacs de cuir, commençait à payer les soldats, pendant que d'une fenêtre, d'où il pouvait voir sans être vu, le Sultan assistait à ce grotesque étalage de charlatanisme oriental. Son Excellence était alors invitée à s'asseoir à la table du vizir ; son personnel déjeunait, pêle-mêle, là où on voulait bien le conduire ; puis une demande d'audience était présentée, en son nom, au Sultan, lequel répondait, d'ordinaire, « que, puisque l'étranger avait déjà été nourri et habillé par sa générosité, il consentait à le recevoir.

La réception, toutefois, n'avait pas lieu sur-le-champ. L'ambassadeur et ses gens attendaient, une heure ou deux, en plein air, à la porte du palais occupé par Sa Hautesse. C'était l'instant où ils remettaient les présents dont ils étaient porteurs, et où ils revêtaient les robes de gala, mises à leur disposition. Enfin, l'ordre étant venu d'introduire « l'étranger » et son escorte, laquelle ne devait pas excéder douze personnes, Son Excellence et ses secrétaires ou attachés étaient saisis sous les bras, par de vigoureux porteurs qui les amenaient en présence du Sultan. Là, le grand chambellan les prenait par la tête pour leur faire saluer Sa Majesté avec le respect voulu, et les lettres de créance, posées sur un coussin de velours, étaient mises aux pieds du Sultan. Durant toute l'entrevue, le souverain ne daignait pas adresser la parole à l'ambassadeur ; dès que celui-ci avait terminé ce qu'il avait à dire, il était, de nouveau, enlevé et emporté, sans plus de cérémonie. Jamais le représentant d'une puissance n'était admis à voir Sa Hautesse plus de deux fois : en arrivant et en partant.

Les ambassadeurs comptaient pour si peu auprès de ces fiers infidèles, que le représentant de la Suède fut battu par un janissaire, à Constantinople, sans pouvoir obtenir aucune réparation. Un ambassadeur anglais est enterré dans un terrain non consacré, sur la petite île de Halki, dans la mer de Marmara ; et le lieu de sa sépulture resta même incertain, jusqu'à ce que sir Stratford Canning eût fait élever un monument pour l'indiquer.

Il semble étrange que des personnages comme le vieux Shirley, qui représentait un souverain tel qu'Elisabeth d'Angleterre, que les envoyés des rois de France et d'Espagne, que les mandataires des susceptibles empereurs allemands, aient pu se soumettre à de pareils traitements. Mais tous ces potentats s'étant, successivement, mesurés avec les Turcs, sans avoir eu à se féliciter de cet essai, force leur était de se montrer conciliants envers les usages et les préjugés de l'Orient. Chacun d'eux avait besoin des Turcs, pendant que ceux-ci n'avaient que faire de leur amitié. Les Anglais ont toujours eu des intérêts commerciaux à sauvegarder ; dès la fin des Croisades, ils eurent des établissements dans le Levant. Les navires espagnols redoutaient les croiseurs algériens et les corsaires de Tripoli et de Tunis. Les républiques italiennes comptaient de riches marchands dans l'Euxin et dans l'Asie Mineure. La Hongrie et l'Autriche tremblaient devant le nom turc, et le croissant resta, à Vienne, une menace constante pour la croix, jusqu'à ce que Sobieski y eût mis bon ordre. La France avait, de même, des commerçants et des marins, des missionnaires à protéger. En revanche, les Ottomans n'avaient ni intérêts ni sujets en dehors de leurs frontières ; isolés, indépendants des puissances chrétiennes, ils pouvaient dicter les conditions auxquelles ils consentaient à nouer des rapports avec elles.

Tout cela est changé aujourd'hui. Les ambassadeurs, qui n'étaient rien, sont devenus tout, et l'on peut même dire que l'état de cboses actuel, en Turquie, n'existe que pour la gloire de leurs missions. Ils sont au-dessus de la loi et du Prophète ; ils ne prennent souci ni de celle-là ni de celui-ci. Je ne vois jamais une Excellence descendre le Bosphore en grande pompe, pour catéchiser le Sultan, sans nie sentir rempli d'une joie solennelle, à la pensée de la grandeur de l'Europe et des progrès du christianisme. Mais eu même temps, j'éprouve le regret que cette puissance et cette gloire ne s'affirment pas devant une Majesté moins éprouvée et moins abandonnée que celle des sultans de nos jours.

II

LE PACHA GOUVERNEUR

C'est un homme d'un certain âge et un grand ami à moi. Il se donne vaguement quarante-deux ans, mais il en paraît bien cinquante : effet qu'il attribue aux soucis de la vie conjugale et à l'imprudence qu'il commit d'épouser une femme de quinze ans. Est-ce là une calomnie à l'égard du beau sexe turc ? Le harem constituant un terrain interdit, même aux plus innocentes plaisanteries, je n'ai aucun moyen de m'en assurer ; et puisque le pacha accepte ce chiffre de quarante-deux, le plus simple est, peut-être, d'y souscrire à mon tour.

Représentez-vous, lecteur, un homme grand, mince, bien pris, aux manières distinguées, aux airs aristocratiques ; ou, pour tout dire d'un mot, un gentleman. Tel est le pacha. La nature l'a fait gentleman dans chacun de ses traits, dans chacun de ses mouvements, dans chacun de ses sourires, dans son abord digne et courtois. Il est né chevalier, selon le type romantique de ces héros du moyen âge, ; il mourra, sans tache, comme Amadis ou comme Bayard. Je crois qu'il lui serait physiquement impossible d'articuler un mensonge, d'oublier ce qu'il doit à son honneur, de commettre une vilaine action. J'ai une haute opinion du pacha ; sa parole me suffirait en toute circonstance, et je lui confierais mes plus chers intérêts, comme au plus chrétien des gentilshommes ou au plus gentilhomme des chrétiens.

Pour se faire, cependant, une juste idée de sa personne, il faut lui accorder certains droits à la fantaisie. Son vêtement, à un seul rang de boutons, est de cette couleur verte si en faveur auprès des Turcs, et fait d'un drap particulier qu'on fabrique surtout en Belgique. Il a un pantalon trop long, trop large, trop étoffé pour lui, qui donne à ses jambes une déplaisante courbure. Il porte deux chaussures, l'une par-dessus l'autre : la première, en cuir russe très-fin, mince comme une peau de gant ; l'autre, le prosaïque blucher. Sa tête est coiffée d'un fez rouge, selon la mode introduite par le prédécesseur d'Abdul-Medjid, avec un gros gland de soie bleue et une doublure en linge fin, qui dépasse légèrement les bords du fez et forme, autour du front, comme une mince couronne blanche : signe distinctif du dandy ottoman. Une large bande d'or complète l'ornementation de la coiffure. C'est la marque de service de l'officier turc. Puisse-t-elle être portée toujours aussi dignement !

Inutile d'ajouter que le pacha se boutonne jusqu'au menton, et qu'il est trop militaire pour laisser voir le moindre col de chemise. Il ne porte ni décoration, ni aucun autre emblème indiquant son rang ; mais au petit doigt de sa main droite, brille un diamant, qui appartint jadis au dey d'Alger et qui a coûté 25,000 francs.

La physionomie est douce, calme, avenante ; le nez, aquilin ; la bouche, finement découpée ; l'oeil, animé et bien ouvert ; la voix, agréable. Lorsqu'il est chez lui, il s'enveloppe dans une robe de chambre doublée de fourrures, qu'il passe par-dessus ses autres vêtements ; car le climat est « traître », dit-il, même au mois de juin. Assis sur un sofa, les jambes pliées sous lui, digne, bienveillant, courtois, il voit se prosterner, devant lui, ceux de ses administrés qui demandent à l'entretenir de leurs griefs. S'il a besoin de quoi que ce soit, un seul coup de sonnette fait accourir plusieurs des cinquante domestiques qu'il a à son service ; lesquels attendent ses ordres, la main droite sur le cœur, puis touchent leurs fronts, en signe de soumission, dès qu'il a fini de parler. Le « yes, sir » du garçon d'hôtel produirait, j'imagine, une singulière impression sur le pacha. Car il a une haute idée de son importance, et incline à penser que le monde fut créé uniquement pour la classe à laquelle il appartient. Quand tant d'autres que lui caressent ce sentiment, tout en n'osant pas le laisser voir aussi franchement, comment lui en vouloir de l'éprouver ?

Tous comptes faits, le pacha turc a une situation agréable ; il n'est pas aussi omnipotent et aussi despotique qu'un ambassadeur ; il ne peut pas troubler, détruire le repos de ceux qui l'entourent ; il n'a pas le droit d'exiler celui-ci ou de disgracier celui-là ; il est obligé de laisser les autres fonctionnaires de la Porte vaquer tranquillement aux devoirs de leurs charges. Mais il n'en a pas moins une grande autorité, et son pouvoir, sur la province qu'il gouverne, est aussi absolu qu'on le peut concevoir. Depuis quelques années, cependant, ses droits tendent à devenir plus nominaux que réels. Il est gêné par les intrigues des Grecs ; il a à compter avec l'influence grandissante de la presse ; il a des difficultés constantes avec les chrétiens. Enfin, il est toujours sur le qui-vive, vis-à-vis des consuls européens, qui l'épient comme autant d'agents de police, et qui lui font une vie insupportable avec leurs incessantes et fatigantes chicanes, avec leur intervention injustifiable dans les affaires de son gouvernement. Certes, si le pacha était initié à la politique européenne, s'il appréciait exactement la qualité de ces personnages importuns, il se délivrerait, sans peine, de leurs impertinentes prétentions. Mais il est de la vieille école ; son éducation a été négligée ; il n'a pas voyagé, et le pauvre gentleman turc se résigne, faute d'oser se récrier. J'ai ouï conter l'histoire d'un agent consulaire qui réclama, une fois, un dédommagement pécuniaire, pour un de ses nationaux, victime, disaitil, de la mauvaise foi turque. La somme tardant à être payée, l'agent se rendit chez le pacha, accompagné du commandant d'un navire de guerre ; et, comme le fonctionnaire turc s'excusait, en promettant de hâter le paiement réclamé : « Dites-lui qu'il n'est qu'un barbare, fit l'Européen à son drogman, et que si l'argent n'est pas versé, à l'instant même, entre mes mains, je ferai bombarder la ville. » Effrayé, le pacha courut à sa cassette privée, et paya l'indemnité. L'agent consulaire l'encaissa ; l'officier de marine sourit, et l'incident s'arrêta là. Je ne garantis pas l'authenticité de l'anecdote ; mais il suffit qu'elle se raconte couramment pour permettre de soupçonner que le régime auquel sont soumis les Turcs n'est pas exempt d'indignes abus.

Ce serait une erreur de croire que le pacha retire de ses fonctions des avantages d'argent ; elles lui coûtent, au contraire. Sa solde est d'environ 18,000 francs par an, et il en dépense plus de 25,000, rien qu'en charités et en frais ordinaires. Selon l'usage, il entretient toute une armée de suivants ; de temps à autre, il juge utile d'envoyer un cadeau à Constantinople, pour ne pas perdre sa place ; en dehors de sa paie, son pachalick lui revient bien à près de 40,000 francs par an. Cette somme n'est, cependant, qu'une bagatelle pour lui ; car bien qu'il s'en défende, il est très-riche, son père et son grand-père ayant fait fortune dans le commerce.

Je viens de dire que le pacha n'avouait pas qu'il fût riche ; en fait de dissimulation de ce genre, il va beaucoup plus loin encore. Si puissante est la tradition, si dangereux fût-il, autrefois, de passer pour avoir des économies, qu'il n'est pas, au monde, de grands seigneurs plus endettés que les pachas turcs. Ils empruntent à des taux exorbitants, non qu'ils en aient besoin, mais pour donner le change sur l'état de leur fortune ; ils auront des millions enfouis dans la terre, et ils feindront de ne pas savoir comment payer un millier de piastres. Les pachas sont, du reste, appauvris par le nombreux personnel qui vit à leurs dépens, par l'obligation de faire des présents aux autorités supérieures, et par le désordre qui Hi règne dans toutes les affaires turques, publiques ou personnelles. Généralement, ils n'entendent rien aux questions financières, et très-peu, parmi eux, comprennent l'avantage d'un bon placement. Jusqu'à une époque encore récente, il n'y avait pas de dette nationale en Turquie ; les banques, les chemins de fer, les grandes entreprises qui absorbent, ailleurs, l'épargne des particuliers, s'y acclimatent difficilement.

Pour terminer ce chapitre, qu'on me permette de décrire une visite au pacha ; je crois que j'aurai, alors, épuisé ce thème. Voici le konaki, la grande maison blanche où il réside. Une vingtaine d'hommes armés errent dans la cour ; des sandales de toutes tailles encombrent le vestibule. Un secrétaire me fait passer au milieu des cavass, des hojas, des gens de toutes conditions qui attendent l'heure de l'audience, et tire enfin un grand rideau qui sert de porte aux appartements privés du gouverneur. L'instant d'après, je suis auprès de Son Excellence, qui se lève, en me voyant, et me prend par la main pour me faire asseoir auprès d'elle.

Il serait inconvenant d'entrer de suite en matière : j'en profite pour passer l'inspection des lieux. Un grand brasero de cuivre, au milieu de la pièce, un sopha et quelques chaises composent l'ameublement ; le plafond et les petits placards de la muraille sont peints bizarrement ; les fenêtres ont vue sur un vaste paysage, et un superbe télescope, placé près du pacha, témoigne de l'intérêt qu'il prend au spectacle de la belle nature. De fait, c'est là, dit-il, son passe-temps favori, sa distraction et sa consolation au milieu des soucis inséparables de ses fonctions. Tandis que ma pensée prend note de ces détails, des domestiques apportent les pipes, aux bouts enrichis de pierreries ; l'instant est venu de causer. - Ah ! l'aimable interlocuteur. Si je lui demandais la bague qu'il a au doigt, ou son meilleur cheval, ou sa robe de chambre fourrée, je les aurais. Et quand, ma requête exaucée, nous parlons des choses de l'Europe, de la politique notamment, de quelle saveur particulière ses idées se montrent imprégnées ! Vous et moi, Pierre et Paul, nous pensons tous de même, et vous me permettrez de dire, à charge de revanche, que je ne donnerais pas un bouton de guêtre pour vous entendre. Mais le pacha a des appréciations à lui, des idées qui feraient peut-être dresser les cheveux sur la tête des bourgeois de Londres et d'ailleurs ; mais des pensées originales qu'il fait toujours bon recueillir, pour ceux qui ont l'horreur des opinions toutes faites et de la banalité des lieux communs. Je sors. Le pacha me reconduit jusqu'à sa porte, avec sa bonne figure loyale, ses manières princières et sa parole d'honnête homme. Quand, demain, il viendra me rendre ma visite, à cheval, escorté de domestiques et de porte-pipes, sûrement mon cottage s'ouvrira à deux battants devant lui. Les gens du voisinage s'arrêteront pour le voir, avec un sentiment de crainte et d'admiration à la fois ; mon domestique grec courra chez les voisins, pour emprunter des tasses ; et, lorsque Son Excellence fera son entrée, de l'air d'un roi, j'aurai le regret d'entendre ma' vaisselle dégringoler des étagères, grâce au trouble jeté, dans la maison, par l'approche d'un si auguste visiteur.

Mais le pacha ne se retournera pas ; il sait ce qu'est, en Turquie, un intérieur européen, et je n'ai plus qu'à noter ceci : lorsqu'il se retirera, il donnera à mes gens 50 francs, en remerciement de leurs services, pendant que j'avais donné 20 francs seulement aux siens !

III 

LE PACHA INSPECTEUR 

Je ne regarde pas comme une chose agréable de voyager sur mer avec un personnage, et les aides de camp ou attachés qui l'accompagnent, n'ont pas l'air de goûter cette chance plus que moi. Tout ce qui constitue le charme de la vie de bord disparaît. Son Excellence a mal dormi : il est interdit de circuler sur le pont, de peur de la troubler dans son somme du matin. Son Excellence cause mystérieusement avec quelqu'un, sur le gaillard d'arrière : il serait inconvenant de s'en approcher. Son Excellence n'aime pas qu'on chante ou qu'on siffle : il faut s'interdire ces passetemps. Le rire lui déplaît,... chez les autres ; le sourire est pris pour un sarcasme ; la lecture, pour une bouderie ; le silence, pour un manque d'égards ; l'attention est taxée d'espionnage ; l'inattention, d'irrévérence. On est obligé de s'habiller en son honneur ; on est contraint de modérer son appétit, pendant qu'elle a le mal de mer ; bref, l'existence à bord, d'ordinaire facile et plaisante, devient une manière de martyre.

Aussi faut-il qu'il n'y ait pas d'autre steamer en partance, pour me décider à accepter une place sur celui qui emporte le pacha-inspecteur, le long du littoral de la mer Egée.

J'arrive au petit jour, comme on m'en a prié ; mais Son Excellence a décidé qu'on ne lèverait l'ancre qu'à dix heures. Les matelots lavent le pont, jettent de l'eau ici, l'épongent là-bas ; je me blottis dans un coin, en relevant de mon mieux mes jambes, pour échapper à un bain de pieds forcé, et j'essaie de me distraire, en suivant les progrès faits par mon ombre, sur la muraille blanche du navire, à mesure que le soleil monte au-dessus de l'horizon. Je songe à la surprise qu'éprouverait un enfant, en face de ces jeux de lumière. J'entends les cris de joie qu'il pousserait, en essayant de saisir mon profil qui tremblote sous l'action du roulis imperceptible que la mer imprime au bâtiment. Puis je me plonge dans un guide de Murray : genre de lecture dont, soit dit en passant, je suis passablement lassé, depuis quelque temps.

Attention ! Voici Son Excellence : un pacha à trois queues, ne m'en déplaise. Un tour à mes moustaches ; mon chapeau arrangé un peu plus correctement ; mes bottines humides, mais heureusement en cuir verni, frottées prestement le long du pantalon : je suis prêt. D'abord, apparaît le porte-pipe, balançant le long tuyau, semé de pierreries, pour que le tabac ne s'éteigne pas. Ensuite, un domestique, qui porte magistralement une longue robe jaune doublée d'hermine, destinée à son auguste maître au cas où la brise fraîchirait. Derrière, un autre serviteur, avec d'immenses cartes et une longue-vue. Il se fait un mouvement dans l'équipage. Le capitaine arpente la dunette, d'un pas nerveux. Un fez rouge se montre au haut d'une échelle. C'est le pacha. Les officiers s'approchent et l'entourent ; il pose une question et se dirige vers moi.

Son Excellence ne marche pas ; elle glisse, pour ainsi dire, sur ses deux talons à la fois. La barbe est fine, arrangée avec soin ; le teint, d'une fraîcheur qui fait songer aux cosmétiques ; l'ensemble distingué. Elle a un veston court, très-court même, d'un drap foncé, léger, qui doit venir d'Angleterre ; un pantalon gris clair ; un gilet blanc ; des bottes vernies. D'une main, elle tient une lorgnette de spectacle, enrichie de diamants ; de l'autre, un mouchoir de soie jaune. Son portepipe la suit, en continuant d'agiter, avec une imperturbable gravité, l'objet confié à sa garde ; un serviteur porte une bouteille d'eau de Cologne. Il me semble avoir devant moi un gentilhomme anglais de la vieille école, en train de faire une partie de yacht avec une bande de ladies.

Certainement, le plus affable de nos grands seigneurs n'est pas plus simple, plus débonnaire que mon pacha. En moins de trois minutes, il m'a pris par le bras, et nous nous promenons côte à côte : lui, du pas que l'on sait ; moi, sautillant pour le suivre. Il est ravi que je parle grec. Il me fait asseoir auprès de lui, sur le sofa qu'on a préparé en son honneur, et nous fumons dans la même pipe. Même, je rougis de le dire, nous déjeunons ensemble avec nos doigts ; mais mon nouvel ami m'assure qu'il serait imprudent de recourir aux fourchettes, vu que ce genre d'instrument n'ayant pas servi à Mahomet, l'équipage regarderait comme le comble de l'impiété, d'introduire cette innovation dans les habitudes de la vie turque.

Son Excellence redoute les nuits passées à bord ; dès que le soir approche, elle donne l'ordre de mouiller dans une petite baie où nous dînerons tranquillement et où nous resterons jusqu'au lendemain.

« Désirez-vous aller à terre, fait-elle en me regardant, je mettrai mon canot à votre disposition. Moi, je préfère demeurer ici, pour me soustraire aux présents qu'on m'offrirait à chaque coin de rue, si j'apparaissais dans la ville : vous savez ce que coûtent les cadeaux, en Turquie. »

J'acceptai l'offre du pacha et passai la soirée au milieu de moines grecs, qui occupaient un riche couvent aux environs. Il y avait quelques femmes avec eux, et cinq ou six maniaques en traitement. Le supérieur s'enquit anxieusement du but du voyage de Son Excellence ; et il avait lieu d'en être troublé, car trois ou quatre Turcs, de la suite du grand homme, qui vinrent nous rejoindre, les mains vides, s'en retournèrent chargés de paquets. Du reste, mon ami le pacha ne fut pas, sous ce rapport, mieux traité que les religieux. Lorsqu'on vit qu'il restait à bord, une véritable flotte de petits bateaux se dirigea vers le steamer, et il me confia plus tard, en me montrant du doigt un tas de bouquets crottés, que cette série de visites lui avait coûté une somme considérable.

« Ces chiens-là, dit-il, avec un geste dédaigneux, m'apportent des fleurs fanées, ou des grappes de raisin moisi, et ils attendent de moi le prix d'une semaine de travail ! Les choses se passaient autrement avant le tanzimat, et je vois que vous-même vous commencez à reconnaître que la façon dont nous traitions les Grecs, était la seule qui leur convînt. Il faudra y revenir, ajouta-t-il d'un air convaincu ; ces gens-là ne comprennent que la corde et le bâton. »

Le lendemain, vers midi, nous étions devant l'île de Cos. Le pacha mit son uniforme, ceignit un sabre étincelant de pierreries que lui avait donné le Sultan, et s'installa dans un fauteuil, à l'arrière, pour attendre l'arrivée des fonctionnaires turcs et grecs, qui se présentèrent presque aussitôt.

Le gouverneur parut le premier, en grande tenue ; il se prosterna devant son supérieur, baisa le bout de ses bottes et fit place aux autres qui renouvelèrent la même cérémonie. Son Excellence, pendant ce temps, se tenait debout, digne, grave, impassible. Je remarquai que les primats grecs embrassaient leurs pouces, au lieu des chaussures du pacha. Quand tout le monde fut assis sur de petites chaises basses, disposées en cercle, on apporta les pipes et le café. Les uns furent invités à boire et à fumer ; les autres, seulement à boire ; d'autres n'eurent ni pipe ni café. Ces distinctions dépendent du rang de chacun. La conversation s'animant peu à peu, je jugeai discret de m'écarter. Mais le pacha m'envoya chercher pour me présenter au gouverneur, auquel il recommanda d'avoir soin de moi pendant mon séjour dans la ville ; et, dès que je revins à bord, plus tard dans la soirée, il me fit encore appeler. Il semblait fatigué, presque abattu. Il était seul, selon l'usage qui interdit à l'inférieur de se présenter devant une Excellence sans y être invité, et circulait, de son pas traînant, autour d'une petite table où j'aperçus, sur un plateau d'argent, des tranches de melon d'eau, des sucreries et du rakee [rakı] (1).

(1) Sorte d'eau-de-vie, très-forte, faite avec de l'anis.

« Ah ! fit-il en m'apercevant, j'ai été bien occupé toute la journée. Il n'y a pas moyen d'arracher la vérité à ces farceurs de Grecs ; mais j'ai des renseignements de bonne source, en sorte que, pour cette fois, leurs mensonges ne me gêneront pas. Figurez-vous, continua-t-il, qu'au moment où j'étais le plus affairé, j'ai reçu la visite d'un personnage, en costume de consul autrichien. Il est resté environ une demi-heure, et j'ai fait mon possible pour le recevoir convenablement. Mais voici qu'après lui, arrive un autre personnage en costume de consul français (je les connais tous, naturellement, à force de les avoir vus). Celui-ci reste encore une demi-heure ; puis il en vient un troisième, toujours en uniforme, et comme tous les trois me disaient les mêmes choses, avec des intonations identiques, l'idée me prit de mettre mon lorgnon et de regarder mon visiteur.

« Pardon, lui dis-je en hésitant, il me semble que je vous ai déjà vu ?

« Mais oui, répliqua-t-il sans se troubler, je fais toujours une visite d'une demi-heure, pour chacun de mes consulats, et j'en ai sept. »

« Effectivement, il a reparu quatre autres fois, dans quatre nouveaux costumes, et mon temps s'est passé à le recevoir. Franchement, c'est un peu fort ! »

Sur quoi, Son Excellence m'offrit un verre de rakee et me mit dans la bouche, avec ses doigts, un petit carré de confiture sèche.

Je convins qu'elle avait raison, tout en avalant la gelée, et nous nous mîmes à circuler dans le salon, de long en large.

« Comme tout est changé, dit le pacha en soupirant ! Je me souviens d'être venu ici, étant enfant, avec un ami de mon père ; c'était un pacha, et il n'y avait pas de tanzimat (1). Il avait à se plaindre des primats grecs ; il les convoqua tous et, quand ils se turent prosternés, les pieds nus, devant lui, il leur ordonna de sortir. Après les avoir laissés un certain temps à la porte, il les rappela ; ce manége se répéta plusieurs fois. Alors il leur fit présenter des pipes vides, avec le fourneau tourné vers la bouche, et quand il les vit trembler comme une meute de chiens qui viennent d'être fustigés : « Vous savez maintenant qui je suis, s'écria-t-il d'une voix tonnante. Retirez-vous et tâchez de ne plus me donner de sujets de mécontentement.» Ces temps-là ne sont plus,» ajouta Son Excellence, et sou visage, qui s'était animé, tandis qu'il me contait cette anecdote, redevint sombre.

Il était tard quand je pris congé de mon nouvel ami. Prenant ma main dans la sienne et la serrant avec une véritable effusion, il me conduisit vers la porte, puis s'arrêta, en chemin, devant la petite table : « Encore une goutte, fit-il ; je boirai avec vous. »

(1) Constitution donnée par Abdul-Medjid.

« Vous trouvez peut-être que j'en prends trop, continua-t-il en déposant son verre ; et sa voix, à cet instant, prit un timbre pathétique. Mais que faire, autrement ? Je ne sais pas me distraire à lire ou à écrire, comme vous autres franks (1) ; je n'ai que ma chibouque et ceci. »

Et il reprit, après une pause, durant laquelle tout un monde de regrets, de souvenirs et de réalités dut surgir dans sa pensée : « Hélas ! je crains qu'un pacha ne soit même plus l'égal d'un cocher européen.»

C'était la première fois que j'entendais un dignitaire de l'empire ottoman parler ainsi, et il y avait vraiment quelque chose de touchant dans le ton plaintif de celui-ci. Je ne suis ni grand ni fort ; pourtant, il me sembla que j'avais l'air d'un garde du corps à côté de lui, et sa main frêle et faible me fit l'effet, dans la mienne, d'une main d'enfant.

(1) Chrétiens.