CHAPITRE XV Les cachets turcs. - Un joli tableau de genre. - Le n° 8. - La traversée du Bosphore. - En araba. - L'ascension du Boulgourlou. - Un panorama comme il n'y en a point. - Le cimetière de Scutari. - Le téké des Derviches hurleurs. - Leurs exercices. - Un dîner chez Faïk Bey.

Je me lève de bonne heure, réveillé par les cris des marchands qui passent sous mes fenêtres. Malgré la brusquerie de ce réveil, je me sens d'une gaieté folle ce matin; je trouve que décidément il fait bon vivre et je me surprends en train de lancer, aux échos de ma chambre, les refrains d'une joyeuse chanson parisienne.

Nous devons aujourd'hui aller à Scutari [Üsküdar] faire l'ascension du Boulgourlou [Bulgurlu] et visiter les Derviches hurleurs.

Mais auparavant j'ai le temps de courir jusqu'à Stamboul, chez les graveurs de cachets turcs; je m'en fais faire un pour la somme de trente paras. Dans une boutique voisine je marchande une canne incrustée d'argent.

En retournant à l'hôtel, j'aperçois une femme grecque en train d'allumer sa cigarette au cigare d'un passant. Cela fait un gracieux tableau de genre qui vaut bien l'aquarelle, si répandue chez nous, représentant un gamin qui demande du feu à un vieux zouave.

Tout le monde est prêt à l'heure dite, malgré la fatigue de la veille, et nous allons promptement au pont de Stamboul embarquer sur le bateau de Scutari.

[Traversée du Bosphore]

Au moment où le n° 8 (on sait qu'ici les vapeurs n'ont pas de nom, mais un numéro) quitte le quai, le Vulcain mouille en rade. Il vient de Varna et amène à bord l'archiduc Charles-Louis, frère de l'empereur d'Autriche et de l'infortuné Maximilien. Bien que Son Altesse voyage incognito, une embarcation pavoisée vient le recevoir, et tous les bâtiments autrichiens en rade se couvrent de . pavillons en son honneur.

Une foule de voyageurs de toute nationalité et de toute couleur, depuis l'ébène foncé des fils de la Nubie jusqu'au blanc mat des visages pâles, se presse sur le pont.

Notre ami, le baron Lysbeth, nous accompagne dans ce petit voyage, dont on nous a vanté très fort les agréments.

La traversée du Bosphore, à elle seule, est déjà un spectacle merveilleux. Quel panorama plus splendide pourrait-on rêver que celui qui défile devant nos yeux ? Stamboul, Péra, le Palais du Sultan, et, derrière le Palais, le Harem impérial avec sa porte armée de deux gros cadenas et ses fenêtres fermées par de petits volets. La mer est quelque peu agitée et le mouvement des vagues couvre le Bosphore de moutons. Bientôt, nous apercevons Scutari, avec ses maisons dont les pieds se baignent dans les flots. (Scutari vient du mot persan Us kudai, courrier, parce que c'est là que s'arrêtaient les courriers venant d'Asie.)

En débarquant, nous délibérons sur les meilleurs moyens de transport à employer pour faire l'ascension du Boulgourlou. Irons-nous à pied, à cheval ou en arabas ? Après une longue discussion, il est décidé que notre caravane se divisera en deux camps. Larrey et sa femme iront à cheval, et nous quatre, c'est-à-dire le baron Lysbeth, ma femme, le guide et moi, nous monterons en araba. En route, nous alternerons, si le cœur nous en dit.

Ce n'est pas sans peine, du reste, que nous trouvons une selle de femme pour Mme Larrey, et quelle selle ! Rien ne tient, ni les boucles, ni les courroies, ni les houssières; ce qui n'empêche pas qu'on nous demande un quart de medjidié de location. Enfin, en Turquie comme en Turquie !

Quant à notre araba, il date au moins du temps de Mahomet, sauf la garniture intérieure qui est en damas gris, à ramages bleus, avec des rideaux jaunes. Sa caisse est peinte en rouge et historiée comme la célèbre voiture de Maupas. Les grands ressorts sont en cuivre et le siège en bois.

Larrey et sa femme prennent la tête de la caravane et nous les suivons, non sans d'épouvantables cahots et d'abominables coups de tangage. Au moment où nous passons devant la magnifique mosquée de la Sultane Validéh (la seule qui ait le privilège d'être éclairée pendant le Ramadan), un muezzin fait entendre sa voix nasillarde.

Puis nous croisons un mariage turc. La mariée se cache dans une voiture aux stores hermétiquement fermés. Un cortège d'hommes à cheval l'accompagne.

Non seulement la route est à pic et fertile en cahots, mais elle est affreusement poussiéreuse. Le soleil tombe perpendiculairement sur notre lamentable équipage et ses rayons nous sont renvoyés par le sol qui n'est que de la terre dure, calcinée. Nos yeux sont aveuglés et notre gorge se dessèche.

Les petites maisons que nous rencontrons sont moitié en terre et moitié en pierre. Les toitures sont en briques pour empêcher la pluie de pénétrer à l'intérieur.

Passe un chariot rempli de caisses de vin de Médoc, On nous dit qu'il est destiné à Mustapha Pacha, un Turc fortement européanisé qui a habité Paris pendant six ans, et qui n'ignore rien de nos coutumes, de nos élégances et de nos mœurs.

Puis une femme nous croise, montée à califourchon sur un âne, mais soigneusement enveloppée de son féredjé. Encore un curieux croquis à faire pour un artiste !

En voici encore un autre : c'est une négresse enveloppée de blanches mousselines, suivant la mode de Scutari! On dirait d'une nonne échappée d'un monastère !

Nous voyons passer également des chevaux de louage, de bien charmantes bêtes qui ne connaissent ni l'éperon, ni la cravache, et n'obéissent qu'à leurs conducteurs, aux suredjé, qui les suivent en courant, une badine à la main.

A Djamja, au milieu à peu près de la côte que nous escaladons, nous faisons une petite halte et nous essayons de respirer.

Lysbeth prend le cheval de Mme Larrey qui monte dans l'araba, et se met en riant à caracoler à la portière.

Vient un moment où le chemin est tellement encombré de pierres tranchantes que nous sommes obligés de mettre pied à terre pour continuer cette ascension qui me rappelle celle du Vésuve. Pour comble d'agrément, le vent souffle avec force et soulève des nuages de poussière qui nous aveuglent.

All right ! nous crient d'en haut Larrey et Lysbeth qui, grâce au galop de leurs chevaux, ont pris une belle avance sur nous.

Enfin nous y sommes à notre tour, et non sans peine. Mais le panorama qu'on découvre du plateau est si splendide qu'on a bientôt oublié sa fatigue.

[Panorama depuis la colline de Çamlıca]

Du tertre parsemé de marguerites où nous sommes assis, le Bosphore ressemble à un large ruban bleu ; les quatre îles des Princes, jusqu'à Prinkipo qui est la dernière, se déploient sur la rive d'Asie ; puis la mer de Marmara, qui s'étend à perte de vue. Au pied du mont Olympe, dont le front neigeux scintille dans le bleu du ciel, on distingue Brousse. Plus près de nous, le chemin qui mène à La Mecque (treize jours de marche et l'on est dans le désert); à côté de ce chemin les hauteurs de Cartule. A nos pieds Chalcédoine ; et, devant nous, là- bas, la montagne d'Eyoub et le palais de Bélisaire. A l'horizon le village de Tsataltsa [Çaltalça] et une grande montagne blanche. On aperçoit même le chemin de fer de Roumélie sur une longueur de 90 kilomètres depuis son départ de la Pointe du Sérail. C'est plus de vingt-cinq lieues de terre européenne que nous embrassons du regard. Jadis je n'en ai pas vu davantage, dans mon voyage en ballon avec Eugène Godard.

En nous retournant du côté de l'Asie, nous apercevons le Bosphore, depuis la mer de Marmara jusqu'à Bebek. De là-haut, les innombrables caïques qui s'y croisent incessamment, les vapeurs et les autres bâtiments semblent imperceptibles. Le Bosphore disparaît ensuite derrière les montagnes, pour reparaître bientôt à Rouméli Issar jusqu'à Yeni-Keui. Nous distinguons parfaitement les Eaux-Douces d'Asie, et, sans le mont Gigant qui nous masque la vue, nous verrions jusqu'à la mer Noire.

Tout près de l'endroit d'où nous contemplons cet incomparable panorama, se trouve le tombeau de Boulgourlou, qui date de 420 ans, dit-on, et mesure quatre mètres de long. D'après la légende, Boulgourlou avait un frère qui était un véritable géant, et son père avait la taille double de la sienne. La tombe s'élève sur un tertre où poussent des rosiers; elle est entourée d'une double enceinte, la première en claire-voie, et la seconde en pierres. Il y a un ermite qui loge dans cette retraite perdue : il est absent pour le quart d'heure : il est probablement descendu à Druya.

Avant de quitter ce merveilleux endroit, je cueille quelques marguerites et d'autres fleurs de couleur violette, que je veux conserver en mémoire du Boulgourlou. Puis, nous nous arrachons au spectacle grandiose dont nous ne sommes pas encore rassasiés, et nous commençons cahin-caha la descente de la montagne.

A mi-chemin, nous retrouvons l'araba qui nous conduit sans accident jusqu'à un petit café situé au pied du Boulgourlou, où l'on nous sert des oranges, du café et des verres d'eau. De là encore, on jouit d'une vue délicieuse, quoique plus réduite naturellement. On aperçoit le palais du Bey de Tunis et ses jardins, une pittoresque fontaine ornée d'une plaque en marbre vert où sont gravés des versets du Coran, et, plus loin, le kiosque impérial où le Sultan se retire quand il est à Beylerbey. Notre très légère collation expédiée, nous repartons plus gaillards, ma femme et moi dans l'araba avec M" Larrey et le guide, et nos deux autres compagnons à cheval et caracolant à notre portière. Nous défilons ainsi devant les eunuques du kiosque du Sultan, qui nous regardent ébahis, et nous croisons un omnibus tout à fait primitif et non suspendu, où les banquettes sont remplacées par des bancs et les chevaux par des bœufs.

Le cimetière de Scutari, où notre expédition arrive par des chemins défoncés qui me rappellent les ravins de la Réunion après l'ouragan de 1857, est le plus ancien cimetière de Constantinople et de ses environs. Avant d'entrer, passent devant nous les Derviches hurleurs, qui se rendent à leur mosquée pour la prière de trois heures. Nous irons les voir et assister à leurs exercices quand le moment en sera venu, c'est-à-dire dans trois quarts d'heure.

En attendant, nous avons le temps de visiter le cimetière, à la porte duquel sont établies, absolument comme chez nous, des fabriques de tombes en marbre de Marmara. C'est un immense bois de cyprès d'une demi-lieue carrée, très mouvementé et coupé de larges allées. On peut y étudier, sur les tombes anciennes et modernes, toutes les formes que le fez a revêtues successivement depuis deux cents ans et plus. La plupart de ces tombeaux sont ornés de fleurs de nénuphars gravées et peintes ; les plus récents ont une façade peinte en vert et surmontée d'un fez rouge avec un gland d'or. Nous apercevons aussi, ce qui est rare, deux tombes réunies côte à côte : ce sont celles d'un effendi et de sa cadine.

Mais l'heure d'aller au Téké des Derviches hurleurs est arrivée et nous nous hâtons de quitter le cimetière.

 

[Derviches hurleurs]

Nous sommes reçus à la porte par un serviteur qui nous introduit, après avoir lu notre firman, dans une première pièce fort étroite, encombrée de nattes et de peaux de mouton teintes en rouge, en bleu et en noir.

On nous fait monter ensuite dans une petite tribune où se trouvent déjà d'autres personnes, des Américains, des Anglais, des dames. Nous sommes au moins une dizaine dans cette logette, si basse de plafond qu'on ne peut s'y tenir debout sans cogner la tête. Pour tout siège, il n'y a que des peaux de mouton. Il faut s'asseoir sur ses talons, ce qui ne laisse pas d'être assez fatigant.

La salle où les Derviches se tiennent semble bien pauvre et bien mesquine. Le plafond est peint en rouge et vert par longues bandes. Les murs sont crépis à la chaux, avec des petits tableaux renfermant des versets du Coran en lettres vertes pour tout ornement, Il y a aussi un tapis de prière, d'une valeur insignifiante. Trois fenêtres grillées, avec des vitraux de couleur, laissent passer la lumière. Une de ces fenêtres donne sur un jardin, et nous apercevons, à travers les vitraux, des femmes la tête enveloppée du yachmak, qui regardent curieusement, Un lustre en fil de fer, soutenant des lampes en verre, descend du plafond. Enfin, comme dans les mosquées ordinaires, une petite chaire, à laquelle on monte par un escalier droit, se dresse modestement dans un coin.

Le chef des Derviches a la physionomie douce avec des yeux noirs, et la barbe rase, Quant aux simples Derviches, ils portent toute leur barbe et plus d'une paraît grisonnante. Signes particuliers : des nez en bec d'aigle et des turbans blancs, Quelques-uns ont des turbans verts; ce sont ceux qui prétendent descendre du Prophète ou tout au moins d'un homme ayant fait, dans sa vie, le voyage de La Mecque. J'en remarque quatre autres qui sont coiffés d'un bonnet en poil de chameau entouré d'un turban noir.

Quelques retardataires arrivent, et, avant de s'asseoir, vont baiser la main du chef, puis ils prennent une peau de mouton et vont s'accroupir dessus, à côté des autres. Ils sont, en tout, une quarantaine à peu près, rangés, vingt par vingt, de chaque côté de la pièce. Il y a là des types de fumeurs de hatchich à la physionomie molle et maladive; d'autres au front proéminent et au teint bronzé comme celui des Africains; j'avise encore un vieux Turc aux paupières alourdies, aux lèvres charnues, avec une longue barbe de bouc, qui a l'air tout particulièrement abruti. On me montre le professeur de chant : un homme tout rouge de barbe et de peau.

Cependant le chant augmente peu à peu d'intensité et les balancements s'accentuent.

Brusquement tout s'arrête. Un des Derviches, la tête coiffée d'un fez blanc à gland, récite la prière devant le Mihrab. Les assistants se lèvent et vont baiser de nouveau la main du chef.

Après quoi, les chants recommencent et, avec les chants, les balancements. Tous ne procèdent pas de la même façon; les uns se balancent d'avant en arrière et les autres de côté. Par moments, le chœur est accompagné par une voix de basse.

Nouveau temps d'arrêt. Un Derviche en turban blanc, en caftan gris, chante seul avec une voix qui a tout l'air de sortir du nez ou d'une vielle : puis l'assemblée reprend en chœur.

Enfin le chef des Derviches se lève et récite à son tour la prière. On lui répond par de véritables mugissements qui seraient plus à leur place dans une ménagerie.

Puis, tous se lèvent, et, pendant que l'un d'eux, en fez rouge et en caftan lilas, passe sur le devant et chante, les yeux à demi fermés, les autres lui répondent en faux bourdon, rangés derrière lui et se penchant les uns sur les autres comme les choristes qui imitent le roulis du navire dans l'Africaine, ou comme une muraille vivante fortement secouée par un tremblement de terre.

Quelques-uns, placés au centre, se balancent avec une véritable fureur, en secouant la tête de droite et de gauche comme un battant de cloche. Le chef va de l'un à l'autre, attachant des ceintures blanches ou noires, et distribuant des calottes en mousseline blanche à ceux qui montrent le plus d'emportement religieux. Pendant ce temps, la muraille humaine précipite de plus en plus son mouvement de va-et-vient. Peu à peu les exécutants se déshabillent à moitié, la sueur ruisselle de leur corps, leurs têtes semblent ne plus tenir sur leurs épaules. Quelle souplesse incroyable dans les articulations ! Il faut que ces gens, qui ont l'air ivre-mort ou piqués de la tarentule, soient singulièrement constitués pour supporter de pareilles dislocations.

Cependant, la voix commence à leur manquer : ce n'est plus un chant qui sort de toutes ces poitrines épuisées; au lieu de la formule sacrée : La Ilah il Allah, on n'entend plus qu'un Allah hou ! puis une sorte de hurlement ou d'aboiement, où l'on distingue à peine les syllabes : Hou! hou ! houou !

Ceux qui sont sur le devant ont positivement la tête perdue : ils nagent en plein ciel, bien évidemment comme des hypnotisés.

Les autres suivent le mouvement, par derrière, les bras croisés, les épaules contre les épaules, ployant les reins et les relevant avec une monotonie automatique.

Les parfums âcres qui se dégagent de cette masse de forcenés arrivent jusqu'à notre tribune.

Enfin, le chef passe devant eux avec une aiguière remplie d'eau, qu'ils doivent rendre miraculeuse. Puis il frappe dans ses mains. Aussitôt le mouvement change. Les étranges acteurs sautillent maintenant sur eux-mêmes, en tournant la tête de droite à gauche. Quelques-uns disparaissent dans une pièce de côté. Les autres reprennent leur place sur leur peau de mouton et ne bougent plus. Un seul continue à s'agiter indéfiniment.

Voici qu'on amène un enfant, puis un autre, puis d'autres encore. On les fait coucher sur le dos, et le chef des Derviches marche sur ce parquet vivant. Puis, c'est le tour des simples Derviches qui viennent s'étendre à terre pour qu'on foule aux pieds leurs poitrines.

On bénit ensuite des linges appartenant à des malades qui n'ont pu venir eux-mêmes. Et la cérémonie est terminée.

- A combien d'enfants, demande Lysbeth, a-t-on cassé les reins, sous prétexte de les guérir ? Mais personne ne lui répond.

Le Téké appartient en toute propriété, paraît-il, à l'évêque des Derviches. C'est un particulier fort riche qui posssède de larges revenus. Ses gendres, ses neveux, ses cousins, sa famille tout entière, sont attachés à cet établissement, où l'on guérit miraculeusement tous les maux connus ou inconnus.

Les Derviches hurleurs entrent dès l'âge le plus tendre dans l'établissement, ce qui semble d'ailleurs une précaution indispensable, attendu que, sans un savant et lent entraînement, de simples mortels, comme vous et moi, ne supporteraient pas, cinq minutes durant, les fatigues excessives de ces violents exercices.

En sortant du Teké, nous entrons un instant dans le bazar de Scutari, un bazar étroit, peu important, qui n'est rien à côté de celui de Stamboul. Quelques marchands, à moitié endormis sur leurs bancs de bois, attendent philosophiquement des clients problématiques.

Puis, nous embarquons sur un bateau qui fait le service entre Scutari et la Pointe du Sérail. Pendant que nous restons sur le pont à regarder s'éloigner les maisons jaunes et rouges de la ville asiatique, fantastiquement éclairées par les rayons du soleil couchant, ma femme descend dans le salon réservé aux dames; elle s'y trouve au milieu de cadines, dont les yeux brillent comme des escarboucles à travers leur yachmak, et qui ont, aux oreilles et à leur toque, des diamants aussi étincelants.

La petite traversée effectuée, avant de regagner l'hôtel, je parcours toutes les librairies de Péra, pour y trouver des recueils de poésies. Les libraires me regardent avec stupéfaction, comme si je leur demandais quelque chose d'absolument incompréhensible. J'aurais cependant bien désiré me procurer un choix de ces poésies arabes qui sont tout à fait charmantes.

[Dîner chez Faïk Bey]

Mais nos montres marquent six heures. Nous nous hâtons de rentrer pour endosser l'habit noir, car nous dînons ce soir chez Faïk Bey.

Le dîner est pour sept heures. Naturellement il est sept heures et demie quand nous arrivons chez notre amphytrion. Un concierge coiffé du fez nous fait traverser un portique, puis une cour où se trouve un escalier à deux rampes, le tout encadré de feuillage comme une cour de maison espagnole.

Des domestiques nous débarrassent de nos pardessus et nous introduisent dans les appartements. Nous sommes reçus par Mme Faïk Bey dans un petit salon meublé à l'européenne. Cette dame a une peau blanche superbe, des yeux brillants, des cheveux magnifiques et une physionomie pleine de grâce et de douceur. Elle est vêtue d'une robe de soie noire, à longue traîne et porte aux oreilles de gros boutons de diamant. Elle s'empresse auprès de Mme Larrey et de ma femme avec beaucoup d'amabilité.

Faïk Bey arrive ensuite et nous présente son frère, ancien gouverneur de Bosnie, actuellement attaché au ministère des affaires étrangères, son cousin, son jeune frère et sa sœur. Sa mère est souffrante et garde la chambre.

Le frère de Faik Bey connaît la France. Il y est venu lors de l'exposition de 1867 avec le Sultan. Il se souvient parfaitement de l'Élysée et de Napoléon III, qu'il a eu occasion de voir souvent : il nous parle de son regard morne et vitreux, de son visage impassible, de sa manière lente et réservée de s'exprimer.

Puis nous causons des affaires de France, de la guerre, de notre cher pays de Bretagne, et finalement de Constantinople, de la jalousie des femmes turques entre elles, des Derviches tourneurs de Péra et des Derviches hurleurs de Scutari.

A ce moment, un coup de sonnette annonce que le dîner est servi. Nous offrons, en chevaliers français, le bras aux dames, pour les conduire dans la salle à manger.

[Menu du dîner che Faïk Bey]

Le service est fait par trois domestiques et le menu ne laisse rien à désirer. Comme il a un certain intérêt pour les amateurs de couleur locale, je le transcris ici dans son intégrité :

Le pilaw (c'est du riz assaisonné au safran avec des morceaux de viande);

La langue fourrée avec sauce aux câpres, aux olives et aux anchois ;

Divers poissons pêchés dans le Bosphore ;

Des côtelettes aux petits pois ;

Des artichauds à l'huile ;

Un poulet démembré dans une sauce épicée ;

Des salades variées ;

Des boulettes de riz enveloppées de feuilles de vigne ;

Une crême renversée ;

Des crêpes au miel, arrosées d'eau de rose ;

Du fromage avec des brioches ;

Des oranges de Chio ;

Et enfin de l'excellent moka servi dans des petites tasses, que nous pouvons savourer à table, en fumant des cigarettes d'un tabac blond et chevelu.

Après dîner, nous passons au salon et le jeune fils de Faïk Bey se met au piano. Bien qu'il n'ait que treize ans, cet enfant annonce des dispositions remarquables et possède déjà un doigté merveilleux. Jl nous joue des morceaux des Huguenots et une polka orientale en véritable virtuose. Il veut être médecin et compte aller à Vienne pour y commencer ses études.

Quant à Mme Faik Bey, elle n'est jamais sortie de Constantinople; mais elle compte bien venir en France quelque jour, et nous promet de nous rendre notre visite.

Pendant la belle saison, toute la famille se transporte à Chalcédoine : la maison se compose de treize domestiques, dont chacun a son rôle particulier.

Contrairement à ce qui se passe souvent chez nous, les dames ont le bon goût de permettre qu'on fume au salon en leur présence, ce qui fait qu'on ne les laisse point seules, pour aller se livrer dans un cabinet écarté aux douceurs de la cigarette.

La conversation étant venue à tomber sur la religion, le frère de notre hôte, bien que libre penseur, soutient que la religion la plus rationnelle est la religion musulmane. Il ne s'explique pas que nous n'ayons pas encore la séparation de l'Église et de l'Etat, et trouve qu'en France l'instruction est à réformer d'un bout à l'autre. Il me semble, que pour un Turc, ce n'est pas déjà si mal raisonné.

Mme Faïk Bey, de son côté, nous parle des visites que les dames turques se font entre elles, et nous raconte que parfois elles restent les unes chez les autres, deux ou trois jours, sans rentrer au harem. Quant à Faïk Bey, il nous entretient d'un palais qu'il rêve d'acheter ou de se faire bâtir sur le Bosphore.

On nous sert finalement des verres de curaçao sur un plateau et nous nous retirons, ravis de l'accueil et la réception de nos aimables amphytrions. Ce sont des souvenirs qu'il nous sera toujours agréable d'évoquer.

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