CHAPITRE XIV La Bourse. - La mosquée de Yeni-Djami. - Le Bazar. - Les marchands de hatchich. - Le Bezestin. - Ludovic et Marquitto. - La mosquée de Bajazet. - Le tombeau du Sultan Mahmoud. - La place d'At-Meïdan - La mosquée d'Ahmed. - Sainte-Sophie.

Je commence la journée par aller visiter quelques négociants de Galata. Leurs magasins sont de véritables échoppes, où l'on entre par une porte basse. Du reste, les maîtres du logis n'y habitent pas : leur domicile est généralement sur l'autre rive du Bosphore.

[La Bourse]

En revenant de la grande rue de Galata, j'entre à la Bourse, où je retrouve des gens qui crient, qui hurlent, qui vendent et qui achètent, comme dans toutes les Bourses du monde. Ici, cependant, la Corbeille n'existe pas. Le comptant se fait dans la première salle. Les commis sont échelonnés sur les marches d'un escalier, leurs livres à la main pour inscrire les transactions. Les remisiers mènent la rente, en braillant comme des sourds et en se démenant à se démancher les bras. Une galerie en fer règne tout autour de la grande salle. Des marchands circulent au milieu de la foule, offrant à droite et à gauche une espèce de galette, ou plutôt de chausson garni de viande hachée avec des oignons. Il y a, en outre, un petit buffet où les banquiers grecs viennent calmer les réclamations de leur estomac; l'on y sert du pain, du fromage et du lait caillé.

Je trouve en rentrant un cavass qui s'offre à nous conduire aux diverses mosquées, avec le firman qui nous a été délivré. La perspective de traîner après nous ce personnage n'a rien de récréatif. Mais impossible de le congédier, car c'est lui qui a le firman dans sa poche. Avec cela, il a l'air fort peu intelligent.

Si nous le grisions? Un Turc, c'est scabreux ! Tout d'un coup je m'avise d'un stratagème qui rate rarement. Je tire de ma poche un medjidié que je fais miroiter devant les yeux du particulier qui comprend tout de suite, me remet le firman et nous laisse après avoir empoché la pièce de monnaie. Ma femme et Mme Larrey rient à se tordre de la promptitude avec laquelle la petite manœuvre s'est exécutée.

Mais avant d'aller visiter les mosquées, il est convenu que nous irons faire une promenade très courte au Bazar. Ce nom me trotte sans cesse dans la cervelle et je nourris des projets d'acquisition considérables. D'ailleurs, j'ai rendez-vous avec Ludovic, le Recappé du pays.

[Le Bazar]

En nous rendant au Bazar, nous remarquons des Circassiens assis à la porte d'un hôtel, le chef coiffé d'une véritable tête de loup ; et des hammals qui dorment, appuyés sur des tonnelets de cuir remplaçant ici les cages d'osier de nos chevaliers du crochet. Près de la mosquée de Yeni-Djami, charmante mosquée très pittoresque à l'œil avec ses dômes, ses minarets et la foule qui se presse sous ses portiques, passe, dans son landau, le fils aîné du Sultan suivi de son escorte ordinaire. Il est seul au fond de sa voiture, triste et morose dans son isolement; sa figure pâle tranche sur le fond sombre des draperies. A peine jette-t-il un regard éteint sur les passants, et sur les nombreux curieux qui se penchent aux fenêtres pour l'apercevoir. La morne attitude de ce jeune homme vient de ce que le Sultan voudrait en faire son héritier, malgré les prescriptions formelles de la loi, mais les ulémas sont inflexibles et ne le permettent pas.

Une coutume noble et touchante, c'est celle qui met les mosquées à la disposition de ceux qui veulent y déposer leurs valeurs ou leurs objets précieux, avant d'entreprendre un voyage. De mémoire d'homme, il n'a jamais été dérobé quoi que ce soit de ces dépôts. Je n'oserais pas répondre que chez nous les voleurs se montreraient aussi consciencieux.

Mais nous sommes dans la rue du Bazar. Elle est bordée de magasins de confections qui rappellent ceux de Paris et de Vienne. Beaucoup de badauds contemplent les jaquettes occidentales. La Belle-Jardinière y étale surtout un choix varié d'échantillons. En quête de couleurs locales, les complets multicolores nous laissent absolument froids.

Passe un marchand de pâtés, armé d'un grand couteau en forme de demi-lune; c'est avec cet instrument de guerre qu'il tranche et découpe prestement le morceau demandé.

[Les marchands de hatchich]

Un marchand de hatchich me tente davantage. Cette pâte fameuse, la même dont se servait le Vieux de la Montagne, au temps de Louis IX, pour griser ses adeptes et les envoyer ensuite exécuter ses vengeances dans les divers pays, est un mélange d'opium et de chanvre bouilli et aromatisé. Elle se paye deux francs le drachme. Seulement, comme la vente en est défendue, le marchand m'entraîne dans son arrière-boutique, où il tient un peu de tout, des pastilles du sérail, des cosmétiques, et de l'essence de rose. Il paraît que cette pâte procure très réellement un sommeil et des rêves ravissants, mais que l'abus mène rapidement à un abrutissement complet.

 

Mais nous avons passé la porte du Bazar. Voici les marchands de bijoux, et, dans leurs boutiques, des cadines en train de faire leurs acquisitions. L'étalage est maigre et ne contient que des rubis, des topazes et quelques petits diamants taillés qui scintillent dans leurs écrins. Les plus beaux objets sont à l'intérieur, dans les grands coffres qui meublent l'arrière-boutique.

J'entre tête haute pour marchander quelques garfs, sortes de coquetiers en filigrane d'argent où se placent les tasses à café. Pour ne pas être traité comme un mécréant, je me suis coiffé de mon fez avant de sortir, mais ma coiffure n'en impose à personne et l'on me rit au nez : quant à mes coquetiers, on me les fait sept piastres le drachme d'argent.

Je jette un coup d'œil de curieux aux petits cafés qui se montrent de tous les côtés et aux boutiques de chaussures où toutes les variétés possibles et imaginables de bottes, bottines, babouches, souliers, savates, en cuir, en velours, en étoffe, vieilles, neuves, grandes, ou petites, sont réunies en nombre incalculable, puis je me dirige chez Ludovic, en faisant le tour du Bézestin.

[Le Bezestin]

Le Bézestin (ou Bazar des armes) est passablement dégarni pour le quart d'heure. Il faut attendre, paraît-il, le retour de la caravane de La Mecque pour le voir dans toute sa splendeur. Je m'étais fait une idée tout autre des richesses de ce fameux Bézestin et j'avoue que je suis quelque peu désillusionné.

Je trouve cependant un amorçoir circassien en vieux Toula, très joliment ciselé, et un encrier fort original. Le marchand chez qui je découvre ce dernier le pèse avant de me faire un prix, et quand je vais pour payer, il le pèse de nouveau et me fait un second prix supérieur au premier. De singuliers négociants, d'ailleurs, ces Turcs ! Il vous regardent passer sans sourciller, tranquillement étendus sur leur lit de bois : ils semblent même ignorer ce qu'ils possèdent dans leurs coffres et il faut fouiller soi-même, partout, pour découvrir quelque chose à acheter. Chez Ludovic nous sommes plus heureux ; c'est un civilisé, presque un habitué de l'hôtel Drouot à Paris. Mme Larrey choisit quelques tapis d'un beau ton et quant à moi j'achète des plateaux en cuivre gravé, des tables en nacre, une lampe de mosquée, et de charmantes coupes ciselées.

[Ludovic et Marquitto]

Chez Marquitto, un autre marchand célèbre, je ne trouve rien qui me tente, mais je m'y rencontre avec notre ami le baron Lysbeth qui nous cherchait précisément et nous emmène visiter le Bazar des Poux, une curieuse chose en vérité; seulement, comme mon pauvre ami Larrey a attrapé une affreuse migraine dans toutes ces allées et venues au milieu des senteurs âcres du Bazar, nous abrégeons la visite.

[LLa mosquée de Bajazet]

En sortant du Bazar, nous allons visiter la Bayézidiéh, ou mosquée de Bajazet, une des plus remarquables de Constantinople, et des plus élégantes. Elle est fort curieuse et remonte à plus de deux cent trente ans. Les massifs d'arbres qui l'entourent font un cadre harmonieux à la blancheur de ses murailles. Il y a deux cours, une première qui sert de bazar, et une seconde décorée de portiques avec des colonnes en marbre vert antique et granit oriental.

Les minarets sont au nombre de deux seulement. Notre firman nous permettant d'entrer, nous nous déchaussons pour passer des babouches (car la consigne est rigoureuse, et c'est inutilement que j'essaie de m'y soustraire en secouant simplement la poussière de mes bottines), et nous glissons tant bien que mal sur les nattes et les tapis de Smyrne qui couvrent le sol, suivis de l'œil par la foule des fidèles, à qui notre présence semble donner de fortes distractions.

Le vaisseau se compose d'une nef centrale et de deux nefs latérales de plus petite dimension. Quatre colonnes de granit accolées à des piliers soutiennent la coupole principale. Un grand lustre de fil de fer, orné de lampions, descend au centre de la nef principale; d'autres lampes pendent un peu partout, mais elles n'offrent rien de remarquable, que leurs verrines multipliées. Il y a bel âge que les belles lampes artistiques ont quitté les mosquées pour aller dans les collections des amateurs. La tribune du Sultan repose sur des colonnes de jaspe et de vert antique fort belles; elle est entourée presque entièrement d'un grillage découpé à jour et doré, d'une légèreté et d'une grâce extrêmes.

Comme décoration, il n'y a guère que des médaillons noirs renfermant des versets du Coran gravés en lettres d'or sur fond vert : ces médaillons entourent la coupole. De sièges, on n'en voit point. Le prêtre, l'iman plutôt, s'assied lui-même en croisant les jambes sur les petites tables incrustées de nacre où l'on pose le Coran. On se contente de mettre devant de petits édredons pour ménager les membres inférieurs du saint homme. Il y a une sorte d'autel avec des stalactites et d'énormes cierges en cire qui mesurent vingt pieds de haut sur un pied de large. On les allume tous les soirs et on les renouvelle le jour où commence le Beïram. La chaire du patriarche se trouve dans un coin. Elle est en marbre sculpté, découpé comme de la dentelle et orné de dorures. On y accède par un escalier tout droit.

Les guides montrent avec fierté aux fidèles et aux étrangers le tapis sur lequel le sultan Bajazet faisait sa prière. Le temps a sensiblement effacé ses couleurs. Il est tendu contre la muraille comme un étendard.

Une autre curiosité, ce sont les pigeons qui voltigent en troupes innombrables à l'intérieur comme à l'extérieur. Ils se posent sur les corniches et dans tous les coins et recoins, et ne contribuent pas peu à donner à la Mosquée l'aspect d'une volière.

Ces aimables volatiles sont d'une familiarité qui rappelle les pigeons de la place Saint-Marc à Venise. Il y a une histoire, bien entendu, qui explique leur grand nombre et leur présence en ces lieux sacrés. D'après Théophile Gautier, ils proviennent d'un couple de ramiers, que jadis le sultan Bajazet avait achetés à une pauvre femme qui implorait sa charité et dont il avait fait don à la Mosquée. Le couple s'est singulièrement multiplié depuis ce temps-là. Inutile d'ajouter qu'on les respecte comme des oiseaux sacrés, ce qui leur permet de pulluler à leur aise.

Mon ami Larrey a déniché, je ne sais où, une autre explication, que je donne pour ce qu'elle vaut sous sa responsabilité. Un jour un derviche persan faisait sa prière sous un arbre. Des pigeons, qui se trouvaient sur l'arbre, eurent l'impolitesse de s'oublier sur le chef du saint homme, qui riposta en lançant sa malédiction contre l'arbre et ses habitants. L'arbre se dessécha immédiatement. Quant aux pigeons, ils devinrent, pour les bons mahométans, un animal maudit, qu'il est interdit de manger à la crapaudine ou autrement. Voilà pourquoi personne n'y touche et pourquoi ils peuvent impunément croître et multiplier autour de la Bayezidiéh et même à l'intérieur.

Tout près de cette mosquée se dresse le Turbé, ou tombeau, du fameux sultan : on a placé sous sa tête une brique fabriquée avec la poussière recueillie, pendant le cours de sa vie, sur ses chaussures et ses vêtements.

[Le tombeau du Sultan Mahmoud]

Puisque nous sommes en train de visiter des tombeaux, allons voir celui du sultan Mahmoud. Là encore, il faut se déchausser avant de passer le seuil d'un vestibule décoré d'un long tapis brun et, singulière hérésie ! de deux régulateurs anglais dont les heures sont indiquées en turc.

Au milieu du temple se dresse un catafalque en velours noir broché d'argent. A la tête, un fez, sur lequel une aigrette d'oiseau de paradis est attachée avec une étoile en diamants de plusieurs carats. Aux quatre coins, des chandeliers en argent garnis de cierges énormes et coiffés d'éteignoirs du même métal. Une grille en argent également entoure complètement le catafalque. Du sommet de la coupole centrale descend un lustre en cristal qui vient de Londres. D'ornements, je ne vois que des petites tables incrustées de nacre et en forme d'X pour supporter le Coran, dont deux exemplaires magnifiques, un qui date de soixante-dix ans et un autre qui n'a pas moins de trois cents ans, mais qu'on a eu la malencontreuse idée de recouvrir d'une reliure moderne en maroquin orné d'un soleil sur le plat. On assure qu'un Anglais a offert jusqu'à 20,000 francs de l'un de ces précieux volumes.

On montre aussi aux visiteurs une ceinture en cachemire lilas, qui servit au sultan Mahmoud ; et cependant, c'est à ce souverain que remonte l'introduction du costume dit de la Réforme, c'est-à-dire de la redingote boutonnée droite. Le tombeau du sultan Mahmoud est flanqué, d'un côté par celui de ses fils, entouré de grilles dorées, et de l'autre par le tombeau des six femmes qui lui avaient donné des enfants. Les sarcophages de ces puissantes dames sont en velours broché d'or et relevés par un grand nombre d'ornements en or également. On voit encore le tapis vert sur lequel Sa Hautesse venait faire sa prière. Un autre tapis tout blanc et broché d'or a été donné au Turbé par la sultane Validéh, veuve de Mahmoud, il y a une dizaine d'années.

Pour changer un peu le cours de nos idées, nous allons visiter un ancien aqueduc bâti par les empereurs romains. Jadis il était supporté par mille et une colonnes. Deux cent et quelques sont encore debout, et on peut y lire distinctement des inscriptions en langue latine. On descend par un escalier creusé à même le roc dans le réservoir qui alimentait cet aqueduc. Mais il fait un froid glacial dans cette immense cave et nous nous hâtons d'en remonter. En sortant, nous apercevons dans le lointain le mont Olympe au front entouré de nuages. C'est bien l'Olympe d'Homère, quoique Virgile le place en Grèce. Il s'élève à une hauteur de 2,658 mètres.

[La place d'At-Meïdan]

La place de l'At-Meïdan, l'ancien Hippodrome de l'Empire Byzantin, que nous visitons ensuite, est probablement le lieu qui a vu couler le plus de sang dans le monde entier. C'est là qu'ont été égorgés plusieurs milliers de citoyens pendant les factions du Cirque. C'est là que les Janissaires, au temps de leur puissance, firent tant de victimes; et c'est également là que, le 16 juin 1826, pendant toute la durée du massacre, se tint le quartier général impérial. Aujourd'hui cette place est transformée en une sorte de square aux beaux arbres répandant une douce fraîcheur, et rien ne rappelle les sanglants forfaits dont elle fut le théâtre. Elle est ornée d'un certain nombre de monuments historiques en triste état : la Colonne Serpentine, entre autres, assez mal conservée. Cette colonne grecque provient, dit-on, du Temple de Delphes, où elle avait été érigée en commémoration de la victoire de Salamine. Elle est formée de trois serpents entrelacés en bronze vert-de-grisé, d'une patine superbe, et à moitié enterrée. La partie qui s'élève au-dessus du sol actuel n'a pas plus de trois mètres ; son diamètre mesure environ quarante centimètres.

La pyramide creuse de Constantin, qui se trouve également sur cette place, est dans un état de dégradation presque complet. Elle était jadis entourée de plaques de bronze, dont les Turcs l'ont dépouillée lors de la prise de Constantinople. Actuellement ses pierres sont toutes disjointes et menacent ruine.

L'obélisque paraît mieux conservé. Il date du règne de Théodose et se compose d'un seul bloc de granit oriental de 27 mètres environ de haut. Il est soutenu à sa base par quatre points d'appui en bronze qui emboîtent chacun de ses angles. Le piédestal est enterré aujourd'hui, à une profondeur d'un mètre ; la partie visible mesure deux mètres. Les bas-reliefs, que l'on peut voir distinctement presque tout entiers, représentent : 1° la réception de Constantin après son couronnement ; 2° le remorqueur qui apporte l'obélisque jusqu'à Constantinople; 3° les manœuvres exécutées pour dresser et installer l'Obélisque : 4° le patriarche entouré de ses prêtres.

Une inscription incomplète parle de 32 jours ou 32 millions (on ne sait lequel) qui auraient été employés pour l'installation de cet obélisque.

Il est regrettable que, par l'incurie du gouvernement turc, cette belle place, la plus belle de Constantinople, soit jonchée, en de nombreux endroits, de pierres et de débris de toute sorte.

[La mosquée d'Ahmed]

La mosquée d'Ahmed, dont j'ai déjà parlé, est située tout près de la place d'At-Meïdan. On lui donne aussi en turc le nom d'Alti Minareti-Djami, mosquée des six minarets. J'ai raconté comment le sultan Achmet, ou Ahmed, qui était un homme d'esprit, triompha, à ce propos, des scrupules ombrageux de l'iman de la Mecque.

Cette mosquée est précédée d'un long mur en façade, percé de nombreuses ouvertures. Elle renferme une cour rectangulaire, où l'on pénètre par trois portes différentes, une sur la façade principale et les deux autres sur les façades latérales. Cette belle cour est entourée de portiques soutenus par de magnifiques colonnes en granit égyptien, semblables à celles qui supportent les galeries à l'intérieur.

[Sainte-Sophie]

Près de la mosquée se trouve, suivant l'usage, le Turbé, ou tombeau, de son fondateur. Son sarcophage est entouré d'une trentaine d'autres, de moindres dimensions, qui renferment le corps de ses enfants et de ses femmes favorites. Ses armes enrichies de diamants sont conservées dans une armoire vitrée. Nous arrivons enfin à Sainte-Sophie. Mais avant d'y entrer, une petite fontaine octogone, en forme de parasol, ouvragée comme une dentelle et entourée d'une charmante grille dorée, nous arrête quelques instants.

Le péristyle, où l'on retire ses bottines pour passer des pantoufles, et où les fidèles se livrent à leurs ablutions, est orné de belles voûtes richement dorées. Un écho de voix confuses y arrive de l'intérieur de la mosquée.

Neuf portes de bronze ouvrent sur ce vestibule orné, au centre, d'une grande mosaïque représentant, à peine effacés, l'Évangile et le Saint-Esprit descendant sur le livre ouvert. Un grand store en cuir se lève, et laisse apercevoir l'immense vaisseau, dont le sol disparaît entièrement sous des nattes assez grossières. Les lignes sont magnifiques et l'aspect d'ensemble d'un grandiose incomparable. La voûte centrale me paraît certainement aussi belle que celle de Saint-Pierre de Rome. Les marbres de toute provenance : jaspe, serpentin, vert antique qui éclatent de tous côtés à profusion, ajoutent à l'impression de magnificence qui saisit l'imagination.

Les détails ne diminuent pas cette impression. Nous admirons notamment : de grands médaillons verts, où sont inscrits en, caractères dorés, les noms de divers sultans, celui du Prophète et des versets du Coran; deux immenses baptistères en marbre de Marmara servant aux ablutions; huit colonnes de brèche verte qui proviennent du temple de Diane à Éphèse, et huit autres en porphyre, avec bases et chapiteaux de marbre blanc, qui appartenaient jadis au temple du Soleil, à Baalbek. Sur l'une de ces colonnes, on nous montre un éclat provenant, assure-t-on, d'un coup de sabre de Mahomet II. Plus loin, on voit également, avec les yeux de la légende, l'empreinte de la main du conquérant.

Il y a encore d'autres curieux détails dans Sainte-Sophie : la dalle de marbre rouge par exemple, encadrée dans le Mihrab et indiquant la direction de La Mecque; la loge réservée au Sultan, avec sa grille en bois doré; et la colonne humide, revêtue en cuivre avec une petite ouverture qui permet de passer le doigt et de constater que le marbre est mouillé. Sans doute, ce marbre est tellement poli qu'il attire et liquéfie l'humidité.

Les bas côtés sont entourés de galeries dallées de marbre blanc, d'une largeur considérable; on y accède par un escalier en pente douce qui rappelle celui de la Giralda à Séville; on peut même y monter à cheval. Du trône de Constantin, placé au centre de ces galeries, on domine tout l'intérieur de la mosquée. Pour le moment, elle est occupée par une dizaine de groupes, dispersés dans l'immense vaisseau, et composés de fidèles accroupis sur les nattes, le Coran à la main, autour d'un kodja qui leur lit et leur commente le saint Livre.

On peut encore voir dans l'antique basilique byzantine les médaillons de saint Pierre et de saint Paul, la tête de Jésus-Christ en mosaïque, des croix et des inscriptions chrétiennes, effacées et disparaissant en partie sous des peintures rehaussées d'or.

Ce n'est pas sans peine que l'on s'arrache à ce spectacle grandiose. Avant de sortir, toutefois, un détail prosaïque nous ramène brusquement sur terre. Le prêtre musulman, l'iman, qui sert de guide et fait les honneurs de la mosquée, offre aux visiteurs, comme souvenirs, des petits cubes arrachés aux mosaïques. Ce petit commerce est sévèrement interdit, mais ici, comme partout à Constantinople, le bachchich règne en souverain maître; et voilà comment ces admirables mosaïques se dégradent de jour en jour, s'émiettent et finiront par disparaître complètement.

En revenant à l'hôtel, Emmanuel nous raconte qu'il a été sur le point d'acheter pour deux livres turques, dans une mosquée près d'Eyoub, deux mosaïques superbes dont un derviche voulait se défaire parce qu'elles représentaient saint Pierre et saint Paul.

Un mendiant nous poursuit sans relâche de rue en rue C'est un Algérien venu à Stamboul tantôt par eau, tantôt par petites étapes de khan en khan. Pour nous en débarrasser, Larrey veut lui donner une piastre.

« Monsieur, une piastre ce n'est pas assez ! » répond cet étonnant mendiant.

Sans se laisser démonter, Larrey remet la piastre dans sa poche, et nous continuons tranquillement notre chemin au nez de l'Algérien ébahi.

Nous entrons, en passant, chez Hadji Beckey, célèbre confiseur chez qui l'on fabrique les pâtes et les dragées sous les yeux des clients. Mais il y a une telle foule qu'il est à peu près impossible de se faire servir. Cependant, à force de ruse, je parviens à me faufiler près de deux cadines qui ont mis la main sur un garçon, et à me faire couper une tranche de cinquante centimètres environ de la fameuse pâte appelée rat-loukoum. C'est le bonbon national : il est fait de sucre et d'amidon, mêlé de pistaches et d'amandes et roulé dans du sucre en poudre. On le vend dans des boîtes semblables à l'épine dorsale d'un requin.

Le soir, après dîner, nouvelle visite de Faïk Bey qui vient offrir à M" Larrey et à ma femme de leur faire visiter un harem, samedi. Rendez-vous est pris au Niat Keuï. Faik Bey nous apprend que son père, qui s'appelle, de son nom européen, della Suda, est l'un des premiers catholiques à qui le titre de pacha ait été accordé. Lui-même porte le titre de Bey, en sa qualité de fils de Pacha. L'aimable homme nous apporte plusieurs corans, pour que nous choisissions celui qui nous plaira. Il paraît qu'il est absolument interdit de vendre le Livre sacré à des chrétiens : aussi Faïk Bey a-t-il dû prendre quelques précautions pour satisfaire notre désir.

Un usage très répandu à Constantinople, et probablement dans tout l'Empire, d'après notre visiteur, c'est celui des cachets avec paraphe qui servent à donner des signatures. Personne ne signe jamais autrement et tout le monde porte avec soi son cachet. Malgré la facilité que pourrait donner cet usage, dont s'accommode fort la paresse naturelle des Turcs, il n'y a pas d'exemple qu'un faux se soit jamais produit, ce qui est tout à l'honneur des graveurs. Il y a aussi des cachets d'autre sorte pour cacheter les lettres ; ils portent simplement le nom du signataire, sans reproduire sa signature.

A l'appui de son dire, Faïk Bey nous montre le cachet administratif avec lequel il signe ses bons.

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