CHAPITRE X Un bain turc n'est pas une mince affaire ! - La Tour de Galata. - Le Petit Champ des Morts et le Grand Champ des Morts. - Une promenade sur la Corne d'Or. - Visite à l'Ambassadeur de France. - Réception au Vieux Sérail. - La Bibliothèque. - Le Trésor. - Le Kiosque du Sultan. - Une première visite au Bazar. - Ludovic. - Le colonel Fayk bey della Suda.

Hier soir, en quittant mon guide, il avait été convenu avec lui qu'il viendrait me chercher ce matin à la première heure pour me mener prendre un bain turc.

A sept heures, on frappe à ma porte. C'est le fidèle et ponctuel Emmanuel. Je sors avec lui et nous allons à l'établissement de bains le plus proche de l'Hôtel, qui se trouve dans une rue coupant perpendiculairement la grande rue de Péra.

[Un bain turc n'est pas une mince affaire !]

Je suis reçu, à l'entrée, dans une grande pièce carrée, éclairée par le haut, grâce à des moucharabis pratiqués presque à la hauteur du toit. La chaleur qui règne dans cette première pièce est très supportable.

Le maître du logis, voyant un étranger, me fait monter à la galerie supérieure, d'où l'on domine l'espèce de dortoir qui fait le tour du vestibule. On me conduit ensuite dans un petit recoin réservé où je me déshabille, après avoir confié au garçon les objets de valeur que j'ai sur moi. La chose faite, le garçon s'approche et m'enroule autour des reins une serviette en coton rayé jaune qui me retombe jusqu'à la cheville, comme un pagne. Il me faut ensuite descendre les escaliers jusqu'au vestibule, où se trouvent de nombreux baigneurs étendus sur des divans, et faisant le kief en prenant du café et fumant le chibouque.

Je chausse des sandales à hauts patins de bois, et, clopin clopant, soutenu par le garçon, je passe dans une autre grande salle carrée, où quelques braves Turcs aussi sommairement vêtus que moi sont couchés sur des espèces de lits posés sur des dalles de marbre. La chaleur étouffante, qui règne dans cette étuve chauffée à la vapeur d'eau, me suffoque tout d'abord, mais il paraît que ce n'est encore qu'une façon de me préparer graduellement à une température beaucoup plus élevée.

Derrière moi passent et repassent des garçons au pagne ruisselant et des baigneurs rouges comme des coqs qui sortent des étuves voisines.

Au bout d'un quart d'heure, je commence à respirer à peu près librement. Mais le garçon ne reparaît pas; peut-être m'a-t-il oublié ? Je ne peux pourtant pas rester toute la journée dans cette situation un peu trop orientale.. Un Italien, mon voisin de dalle, me regarde avec intérêt, mais il ne comprend pas un mot de mes questions. Impatienté, je finis par chausser de nouveau mes sandales, et, m'accrochant au premier baigneur qui passe à ma portée, par pénétrer à sa suite dans une étuve remplie d'une vapeur à haute température. Je distingue vaguement, au milieu de cette pièce, des individus étendus sur les dalles brûlantes et respirant lentement, avec un air de parfaite béatitude, l'air saturé de vapeur d'eau.

Je vais m'asseoir près d'une petite fontaine en marbre, les jambes croisées à la turque, en attendant qu'un garçon veuille bien s'occuper de moi.

Enfin, au bout d'un quart d'heure, un étuviste s'approche, fait couler des flots d'eau bouillante sur mes pauvres membres déja cramoisis, et saisit une sorte de poche en crin ou en laine noire, dans laquelle il introduit sa main. Au moment où je m'abandonne avec résignation au supplice que me présagent ces préparatifs significatifs, mon homme semble se raviser, il me fait relever et me conduit dans une autre pièce, plus petite, mais où la vapeur est encore plus suffocante ; là, il m'étend sous une fontaine dont il ouvre successivement le robinet d'eau froide et celui d'eau tiède; après quoi, il m'attaque vigoureusement le dos avec son terrible gant de crin. Sous cette énergique friction, ma peau ne tarde pas à peler, mais en même temps je sens peu à peu un indéfinissable bien-être me pénétrer tout entier. Cette première opération terminée, de nouvelles et abondantes ablutions à grande eau balayent les impuretés que la main du baigneur a fait sortir de toutes les parties de mon corps. Celui-ci apporte ensuite un grand bassin de cuivre, avec un paquet d'étoupes et deux morceaux de savon qu'il frotte vigoureusement l'un contre l'autre jusqu'à ce que le bassin soit rempli d'une belle mousse couleur argent; il m'empoigne alors la tête, puis le corps, et me couvre tout entier de cette mousse, si bien que j'ai l'air d'avoir été trempé dans un bain de lait. Une dernière ablution à grande eau fait bientôt tout disparaître. Je me lève alors; sur le seuil de l'étuve, le maître de l'établissement vient au devant de moi et me donne du linge frais, qu'il enroule lui-même autour de mes reins, puis il m'enveloppe la tête d'une serviette tordue en forme de turban. Je retraverse, les unes après les autres, les diverses étuves par lesquelles on m'avait fait passer successivement, jusqu'à celle où je m'étais déshabillé. Je m'étends, tout emmitouflé, sur l'espèce de divan ou de lit turc, et finis de me sécher à la chaleur de cette étuve sèche. Un jeune garçon s'approche alors de moi et se met à me masser, me faisant craquer toutes les articulations. On m'apporte un narghilé et une tasse de café exquis, qui achèvent de me mettre en excellente disposition. Je sors enfin, après m'être rhabillé et avoir repris mes bijoux à la porte, et me sens tout à fait gaillard et trempé pour toute la journée contre la fatigue et les ardeurs du soleil.

Le tout m'a coûté 26 piastres et 20 paras (soit 5 fr. 83 c.), y compris 1 piastre 20 paras pour le café et 5 piastres de bagchich. Seulement, avant de sortir, il m'a fallu subir l'assaut de garçons de toute sorte réclamant chacun un bagchich particulier.

Je regagne ensuite l'Hôtel de Bysance, ravi de ma première expérience du bain turc, et me promettant bien de la renouveler. En route je rencontre,non sans une certaine surprise, des troupeaux de dindons qui se promènent comme moi à travers les rues de Péra, sous la conduite d'un gardien.

[La Tour de Galata]

La Tour de Galata, devant laquelle nous passons, les dindons et moi, se dresse au point le plus élevé de la colline conique, qui monte depuis la Corne d'Or jusqu'aux premières maisons de Péra, et à l'endroit même qui sépare les deux faubourgs de Péra et de Galata. C'est une haute tour ronde, d'une architecture élégante, telle qu'on la retrouve en Orient au XIIIe siècle. Ses créneaux extérieurs, surtout, sont très remarquables. Elle est couronnée par un toit conique en bronze fortement oxydé, au-dessus duquel se dresse une pointe dorée. On y accède par un escalier taillé dans l'épaisseur de la pierre, avec plates-formes formant des étages. La Tour de Galata, joue de ce côté de la Corne d'Or, le même rôle que celle du Séraskiérat du côté de Stamboul, c'est-à-dire que des vigies sont continuellement de garde à son sommet, pour guetter les incendies; et c'est de là que part le cri sinistre, qui trouble trop souvent ici le repos des nuits : Yangenvar ! (Il y a le feu !)

[Le Petit Champ des Morts et le Grand Champ des Morts]

Le gardien de la Tour est un gros homme marqué de la petite vérole et vêtu d'une tunique rouge à chevrons d'or. D'autres gardiens ont pour office, aussitôt un incendie signalé, de se répandre sur les divers points de la ville, une canne terminée en forme de pique à la main, pour appeler la population au secours de la maison, ou du quartier, qui brûle, comme il est arrivé en 1831 pour une grande partie de Péra. Les promenades préférées des Européens qui habitent Péra, pendant les beaux jours de l'hiver ou les fraîches soirées de l'été, ce sont les deux cimetières qui bordent ce quartier à droite et à gauche, le Petit Champ des Morts et le Grand Champ des Morts, d'où l'on jouit d'un point de vue tout à fait remarquable. Leur destination lugubre n'empêche pas ces beaux endroits d'être fort agréables et fort gais à voir. Les cimetières turcs, d'ailleurs, sont couverts de hauts cyprès au feuillage épais et noir, à l'ombre desquels se dressent par milliers les petites colonnes mortuaires surmontées d'un fez ou d'un turban pour les hommes, et les dalles terminées en pointes pour les femmes. Quant aux enfants, leurs tombes sont reconnaissables aux proportions tout à fait minimes des colonnettes.

On n'enterre plus actuellement au Petit Champ, mais le Grand reçoit encore chaque jour de nombreux hôtes.

On voit de là jusqu'à Galata, le quartier juif de Stamboul, si bien décrit par la plume merveilleuse de Théophile Gautier.

Mais, pour moi, rien ne vaut une promenade sur le Bosphore, cette ligne azurée de démarcation entre l'Europe et l'Asie. De la Pointe du Sérail (Serai-Bournou) à l'entrée de la Mer Noire, le Bosphore est incessamment sillonné par une foule de bateaux à vapeur et d'embarcations de tout genre. C'est un mouvement auquel celui de la Tamise peut seul être comparé. Aussi n'est-ce pas sans peine qu'on arrive à s'embarquer au Pont de Galata, dans la Corne d'Or. Mais aussi, quand, après avoir essuyé quelques bousculades et nombre de jurons, on peut monter dans un caïque et qu'on file rapidement entre cette double ligne de palais, de kiosques, de villages, de jardins, de collines, sur cette eau ensoleillée où le sillage du caïque soulève des millions de perles, et sous ce ciel, le plus beau ciel du monde, quelle joie des yeux, quel enchantement, quel ravissement de l'esprit !

[Une promenade sur la Corne d'Or]

On aperçoit d'abord le Lycée français, puis un fouillis de vieilles maisons turques aux murailles tantôt grises et tantôt rouges. Un peu plus loin, on se croirait transporté en Italie, à la vue d'édifices rappelant l'architecture de Palladio, puis en Angleterre, en rencontrant une église anglaise d'un style sévère et froid, aussi froid et aussi sévère que les méthodistes qui la fréquentent.

Ce qu'il y a de charmant, c'est la verdure qui apparaît au milieu des pâtés de maisons et qui tranche agréablement sur la blancheur des constructions modernes ; puis la vue de l'eau qui scintille de tous les côtés comme une gaze à paillettes. Tout au fond, se détachant sur l'admirable ciel bleu, le mont Olympe aux sommets neigeux; c'est à ses pieds qu'est Brousse.

Quant à ces fameux minarets flamboyant au soleil, dont il est toujours question dans les descriptions de Constantinople, je dois avouer qu'ils ne brillent plus guère actuellement, tout dédorés qu'ils sont ; ils ressemblent plutôt à de longues chandelles coiffées d'un énorme éteignoir qu'à des phares lumineux.

Ce qui contribue également à enlever un peu de caractère à Constantinople, c'est que, depuis les nombreux incendies qui ont dévasté la ville à tant de reprises différentes, il a été formellement interdit de rien construire dorénavant en bois.

En outre, l'ancien Pont de la Corne d'Or, si incommode et si dangereux mais si pittoresque, a été remplacé par un nouveau pont venu de Marseille.

Le nouveau palais du Sultan sur le Bosphore, en marbre blanc et en briques, est d'un goût douteux. On voit qu'il est né du caprice d'un être bizarre ne connaissant aucun obstacle et désireux, par dessus tout, de ce qui ne ressemble à rien autre chose.

Ce ne sont pas seulement les yeux qui sont charmés par la vue de la vieille Byzance et du golfe merveilleux qui la sépare en deux villes distinctes, c'est aussi parfois la fête des oreilles. Des musiques partent de tous les côtés dans l'amas confus des maisons, et de temps en temps, des détonations se font entendre; ce sont des pétards que l'on tire dans les rues en l'honneur des fêtes de Pâques.

[Visite à l'Ambassadeur de France]

Une visite, que tout Français qui se respecte doit faire en arrivant à Constantinople, c'est celle à l'Ambassade de France. Je me suis acquitté de ce devoir de haute convenance aujourd'hui même dans la matinée. Après une demi-heure d'attente dans un salon sans grand caractère et meublé à l'européenne, je suis introduit auprès de notre Ministre, M. Melchior de Vogué, qui me reçoit fort courtoisement, et se met à ma disposition pour me faire visiter le palais du Sultan. J'accepte avec reconnaissance et nous prenons rendez-vous dans la cour du Sérail pour une heure et demie.

Je n'avais pas encore mis le pied dans Stamboul et ce ne fut pas sans une vive curiosité que, l'heure du rendez-vous arrivée, je franchis le Pont d'Été sur la Corne d'Or, sans me laisser arrêter par une chaleur atroce. Ce pont remue d'une façon quelque peu inquiétante pour les esprits timorés; il doit être prochainement remplacé, d'ailleurs, par un pont pouvant s'ouvrir afin de laisser passer les navires de haut bord.

Un petit mécompte m'attendait à mon entrée dans l'antique Bysance. Je croyais tomber en plein Orient, et la première chose que je rencontre est un tramway. Un tramway à Stamboul ! Il y en a même de plusieurs espèces. Il y en a pour les hommes et pour les femmes européennes, et d'autres exclusivement réservés aux femmes turques. Les uns comme les autres sont d'ailleurs toujours précédés d'un coureur tenant à la main un guidon brun pour faire ranger les piétons et prévenir des accidents, qui n'arrivent que trop fréquemment, comme je l'ai dit, par suite du fatalisme oriental.

[Réception au Vieux Sérail]

A peine suis-je entré dans la cour du Sérail que l'Ambassadeur y arrive de son côté dans une voiture découverte ; il est précédé par un cavas chamarré d'or, avec une ceinture garnie de toute une collection de poignards et de pistolets.

Nous pénétrons d'abord dans la Bibliothèque du Palais, qui renferme quantité de manuscrits précieux d'une grande valeur : notamment un manuscrit persan sur papier rose, comme une édition d'amateur, et relié en maroquin avec reliefs; un manuscrit italien de la Divine Comédie, datant de la moitié du XIVe siècle, et illustré de nombreuses miniatures représentant des danses macabres.

[La Bibliothèque]

Entre parenthèses, ces richesses incalculables ne semblent pas servir à grand'chose, car les manuscrits restent empilés sans ordre dans les armoires. Les volumes sont, de même, posés à plat les uns sur les autres, au lieu d'être disposés sur la tranche comme dans nos Bibliothèques. La salle renferme encore d'autres objets d'intérêt, de superbes bibelots turcs très anciens, un grand brasero en cuivre, une très belle lampe, une pendule Louis XV, un étendard sur lequel sont brodés les portraits des Sultans, un album fait à Londres contenant également les portraits à la miniature de divers Commandeurs des Croyants. Enfin, le plancher est recouvert d'un beau tapis français.

[Le Trésor]

En sortant de la Bibliothèque, où nous nous sommes rencontrés avec Eugène Piot, le savant auteur du Cabinet de l'Amateur, l'ami de Th. Gautier et son compagnon de voyage en Espagne (on assure même que c'est Piot qui fit les frais dudit voyage - la dédicace du volume de Th. Gautier l'indiquerait assez), notre cortège défile entre une double haie de domestiques formant une garde d'honneur, et parcourt une succession de salles, avec galeries supérieures, où sont exposées les aigrettes garnies de diamants, d'émeraudes et autres pierres précieuses, du Commandeur des Croyants; le berceau en cuivre doré dans lequel dix Sultans ont été successivement bercés ; le sabre de Mahmoud; et un trône persan tout incrusté de perles fines et de pierres précieuses. Dans une petite pièce garnie de vitrines, beaucoup des objets précieux me paraissent avoir été dépouillés de leurs diamants, et ceux-ci remplacés par du strass. Est-ce que par hasard Sa Hautesse, dans un cas pressant, enverrait ses bijoux au Mont-de-Piété, comme un simple surnuméraire ?

J'admire encore, en collectionneur passionné, le sabre de Mahomet le Conquérant, un sabre très simple, mais d'un beau style; un vase de Sèvres, cadeau de la France; des rateliers de fusils magnifiques damasquinés en or, parmi lesquels on fait remarquer à M. de Vogué les fusils de rempart des janissaires avec des capucines gigantesques; un coffret en cristal de roche; des aiguières en or d'un beau travail vénitien; des casques circassiens richement ciselés et damasquinés; des bâtons en jade; des coffrets chinois; et une toilette en cristal de roche.

[Le Kiosque du Sultan]

On conduit ensuite l'Ambassadeur et ses invités dans le Kiosque de Murad, ou de Bagdad, qui est de construction moderne et meublé à l'Européenne. Ce qu'il y a de plus remarquable, avec deux belles armoires en laque japonaise à reliefs, et le service particulier du Sultan, étalé sur une table couverte d'un drap d'or, c'est l'incomparable panorama que l'on découvre de la terrasse circulaire qui entoure le kiosque extérieurement. A droite, la mer de Marmara et les îles des Princes, en face Calcédoine et Scutari, à gauche, le Bosphore et l'entrée de la Corne d'Or enfin, brochant sur le tout, le soleil resplendissant de l'Orient. Une collation à la turque est offerte aux Français dans le kiosque du Sultan. Elle se compose de confitures, de café, de sirop de mûres et de verres d'eau dont l'eau est puisée aux meilleures sources de la ville. Les zarfs et les tasses sont cerclés d'or et enrichis de pierreries; les verres sont en cristal de roche. Les domestiques qui nous servent se tiennent à distance respectueuse.

Nous passons ensuite dans la Salle du Trône, ou Divan. C'est une superbe salle à coupole peinte en rouge avec arabesques, aux murs recouverts de faïence bleue; elle est ornée d'une très belle cheminée et d'un trône large comme un lit, entouré de colonnes enrichies de diamants.

M. de Vogué, qui nous conduit avec une bonne grâce charmante, nous cite un dialogue significatif entre un ambassadeur et un sultan; il peint bien ce qu'était autrefois le cérémonial de réception en usage à la Sublime Porte :

« Le Sultan. - Qui est-ce qui est là ? »

L'Ambassadeur. - Un homme qui n'est pas couvert. »

Le Sultan. - Donnez-lui un habit. »

L'Ambassadeur. - Un homme qui n'a pas mangé. »

Le Sultan. - Donnez-lui à manger. Et puis jetez-le dehors. »

L'Ambassadeur était introduit par une porte très basse le forçant à se courber pour passer. Le général Sebastiani, refusant de se soumettre à cette humiliation, passa à reculons, et se présenta de la sorte au grand scandale de la Cour. La visite est terminée. Je prends congé de l'Ambassadeur et me retire. Avant de sortir toutefois, j'ai la bonne fortune de me croiser avec quelques-unes des femmes répudiées du Sultan et des eunuques blancs à la face ridée qui habitent le Palais.

Je me retrouve dans la rue, juste pour entendre le Muezzin appeler les fidèles à la prière, du haut de l'un des minarets de Sainte-Sophie; et pour voir une foule de vieux Turcs répondre à cet appel, jeté d'une voix nasillarde, et se diriger vers l'entrée de la mosquée. De nombreux passants entourent la charmante fontaine d'Ahmed III, en face Bab-Humaioun (la Porte Auguste), et boivent des verres d'eau de pluie dans des tasses de bronze sur lesquelles sont gravés des versets du Coran.

Voici Sainte-Sophie ! N'ayant pas les babouches indispensables pour y pénétrer, ni le firman qui permet de se passer de cette précaution, je me borne, pour cette fois, à en faire le tour et à en admirer les imposantes proportions. Aussi bien, on l'a décrite tant de fois, et la peinture, la gravure, la photographie l'ont tellement répandue de par le monde qu'il serait sans doute superflu de s'y arrêter longtemps ici. Disons seulement qu'à première vue ce vénérable monument ne répond guère à l'attente du voyageur, principalement à cause des contreforts massifs dont il est entouré, et de la foule de constructions de toutes sortes qui se sont appuyées le long de ses murs, dissimulant entièrement le plan primitif. Impossible de ne pas parler encore des quatre énormes minarets, les plus élevés de tout Stamboul, qui se dressent aux quatre angles de cette vaste et merveilleuse mosquée.

A côté de Sainte-Sophie, est la mosquée d'Ahmed (Ahmédièh), ornée de six minarets au lieu de quatre. On raconte à ce propos que, lorsque Achmet ou Ahmed I la fit bâtir en 1610, l'Iman de la Mecque voulut s'opposer à son édification, par la raison que la Kaaba était le seul édifice musulman qui eût six minarets jusqu'alors, de sorte qu'Ahmed n'eut d'autre ressource que de faire construire à ses frais un septième minaret à la Kaaba.

Puis, je prends la rue du Sultan Mahmoud, où se trouve son Tombeau, ou Turbé. De nombreux fidèles s'y rendent pour l'heure de la prière. Non loin de là, se trouve la Colonne brûlée, colonne de porphyre, à moitié renversée par la foudre et noircie par les incendies (d'où son nom). Il n'en reste plus aujourd'hui qu'un amas de pierres déchaussées.

Quels sont ces hurlements ? On dirait une véritable bataille de chiens. Chacun sait qu'à Constantinople les chiens sont tous cantonnés dans leur quartier respectif et que, lorsqu'il arrive à l'un d'eux de se hasarder dans un autre quartier que le sien, tous ceux qui ont fait élection de domicile dans celui-ci se réunissent pour tomber sur l'intrus à grands coups de crocs. C'est précisément une scène de ce genre dont j'ai la représentation ; elle se termine du reste rapidement, après un tapage étourdissant, par l'expulsion du pauvre diable à quatre pattes. Ces chiens appartiennent d'ailleurs à une vilaine race, ils ont le pelage fauve et ressemblent autant à des loups qu'à des chiens; ils passent tout leur temps dans la rue, et vivent des détritus de toutes sortes que l'on y jette. Des cas d'hydrophobie se déclarent fréquemment parmi eux, mais c'est un détail auquel personne ne fait attention, parait-il.

[Une première visite au Bazar]

Enfin, avant de quitter Stamboul, Emmanuel, mon fidèle drogman, me fait entrer un instant au Bazar, où je me réserve de faire de longues visites au premier jour.

Tout le monde sait que le Bazar est un grand marché couvert, avec des arcades mauresques très basses qui lui donnent un caractère turc des plus accentué. Je parcours rapidement différentes ruelles, ou différents quartiers, qui portent le nom des marchandises que l'on y débite : le bazar de fourrures du Nord, celui des soieries, celui des bijoutiers qui, par précaution, ne mettent en étalage que fort peu de chose, gardant leurs plus beaux articles à l'intérieur de leur magasin. En passant dans le bazar des vêtements j'aperçois, hélas ! accrochés au milieu de vestes brodées et de grandes robes de cachemire, des complets qui viennent directement de la Maison qui n'est pas au coin du quai.

[Ludovic]

Ludovic, le marchand dont tous les Guides recommandent le nom, est aujourd'hui retiré des affaires, et habite la campagne. C'est son fils qui tient sa boutique, une boutique étroite et obscure, qui n'en renferme pas moins bon nombre de merveilles. Je charge Ludovic fils de me procurer un Coran manuscrit, et je prends rendez-vous avec lui pour visiter son magasin.

Chez un fabricant de pipes, une pipe à long tuyau de jasmin, pour fumer le blond et chevelu tabac de l'Orient, me séduit si vivement que je succombe à la tentation. Je l'achète, avec un superbe bouquin d'ambre jaune, et un magnifique fourneau rouge incrusté d'or.

A l'entrée du Pont de Stamboul, en revenant par Yeni Djami, je croise une Circassienne d'un type superbe. Il règne sur ce point un mouvement, une agitation, un va-et-vient incessant, que les touristes se réjouissent longtemps à regarder. Mais le soleil est si chaud que le plancher du pont brûle la plante des pieds, et force m'est de déguerpir. Le pont lui-même et ses environs immédiats sont encombrés d'une foule de marchands de marrons, de pistaches, de noisettes, de pois-chiches, d'oranges, de jouets d'enfant, de figues, de dattes, d'eau-de-vie de mastic et de couronnes de pain. Ces pittoresques débitants se servent de petites balances ordinaires avec des poids en cuivre.

La vue de la Corne d'Or et des quais n'est pas moins intéressante. On suit de l'oeil les bateaux à vapeur qui accostent au bas du pont, et les voitures dans lesquelles de belles cadines se promènent en faisant assaut de grâces et de toilettes.

La grande montée de la rue de Galata, par laquelle il faut regagner l'hôtel, a également des échappées merveilleuses sur le Bosphore; malheureusement, grâce à l'affreux pavage de cailloux pointus, c'est une ascension presque aussi pénible que celle du Vésuve.

Je rencontre des changeurs (serafs ) avec leur petite boutique ambulante, garnie d'une provision de monnaies diverses : il paraît que ces gens sont tous fort riches; ils sont également polyglottes et font le change comme de vrais banquiers.

Pour essayer mon chibouque, Emmanuel m'achète, avant de rentrer, du Yemdjé, le meilleur et le plus fort tabac de tout Péra.

[Le colonel Fayk bey della Suda.]

Dîner à l'hôtel. On nous sert du pilaf et du riz à la sauce tomate.

Après dîner, le colonel Della Suda, ce pharmacien du Sultan chez qui je m'étais présenté deux fois sans pouvoir le rencontrer, vient rendre visite à ces dames. C'est un charmant homme, d'une quarantaine d'années, attaché au service de l'hôpital militaire et qui porte fort bien l'uniforme de colonel turc. Il nous raconte qu'il est allé en France, qu'il se trouvait même à Paris au moment où la guerre de 1870 a été déclarée, et qu'il se fit inscrire à Tours dans le service des Ambulances. Il connaît aussi Nantes et le Bourg de Batz, où il lui est arrivé une aventure désopilante.

Un jour qu'il visitait une église, son fez sur la tête, on vient le prier de se découvrir. Des amis, qui l'accompagnaient, ont alors l'idée saugrenue de répondre au bedeau que c'est au Grand Turc en personne qu'il a affaire. Stupéfaction et embarras du bedeau, qui en réfère au vicaire et celui-ci au curé. On pense quel émoi dans la ville !

Notre homme se tira de là en homme d'esprit, il acheta trois barriques de vin et grisa toute la population, qui finit par le porter en triomphe et le reconduisit en masse jusqu'à la gare aux cris de : « Vive le Grand Turc ! »

L'aimable colonel se tient à ma disposition pour m'aider dans les achats que je veux faire au Bazar. Nous prenons rendez-vous pour un jour très prochain. Avant de me mettre au lit, je vais faire une dernière promenade dans les rues. C'est la veille de Pâques, et, de tous les côtés, on tire des coups de fusil, des pétards et des fusées, comme si l'on voulait mettre le feu à Péra. Les boutiques des bouchers sont tout enguirlandées de feuillages; chez l'un d'eux surtout, un mouton recouvert de papier argenté attire l'admiration des passants. On fait aussi un grand débit de gâteaux de Pâques qui ressemblent au pain d'Espagne. De nombreuses bandes de chanteurs parcourent les rues pour inviter les Grecs à la prière.

En rentrant, j'allume mon chibouque et je m'endors dans un brouillard de fumée, à travers lequel m'apparaît en rêve le paradis de Mahomet avec ses innombrables houris.

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