CHAPITRE XIX 33 chevaux sur les bras, ou comment se traitent les affaires au Palais. - Une question bizarre. - Acquisitions diverses au Bazar. - Les libraires, et les livres de religion. - Une visite de digestion et d'adieu.

Nous n'avons plus que deux jours à passer à Constantinople. Aussi commençai-je aujourd'hui par aller acheter chez Seuba un choix de photographies ; vues de la ville et des environs, des palais, des places, des fontaines et des types de femmes turques, grecques, arméniennes.

[33 chevaux sur les bras, ou comment se traitent les affaires au Palais]

De retour à l'hôtel je reçois la visite de M. Lepetit, beau-père du peintre Berteaux, un ami du pays natal, qui me raconte les cruels embarras dans lesquels il se trouve par suite d'une petite révolution de Palais.

Grâce à l'entremise d'un pacha qu'il connaissait, il avait obtenu la commande de trente-trois chevaux pour le Sultan et son fils. Mais, lorsqu'il est revenu d'Europe avec ses chevaux, le pacha qui le protégeait était tombé en disgrâce et le sort de sa négociation s'était trouvé, par suite, fortement aventuré. Tout d'abord le Sultan avait déclaré les chevaux superbes et donné l'ordre de les loger dans ses écuries

Mais alors il s'était produit une méprise regrettable. Sa Hautesse, ayant choisi dix des plus beaux, et fait demander quel prix on en voulait, on comprit que c'était du prix des trente-trois chevaux qu'il s'agissait, et on donna un chiffre qui naturellement parut exorbitant. Le nouveau pacha, ayant vu le maître froncer le sourcil, crut bien faire en renvoyant tout simplement les trente-trois chevaux en bloc, sans se préoccuper des engagements pris antérieurement.

M. Lepetit eut recours au grand vizir, qui le renvoya à son secrétaire, lequel le renvoya au chambellan, lequel lui déclara que l'affaire ne le concernait pas.

Notre infortuné compatriote pensa bien à réclamer l'intervention de l'ambassadeur de France. Mais, outre que celui-ci ne voit le Sultan qu'une fois par an, il ne peut, dans la circonstance, absolument rien pour lui.

Pendant tout ce temps-là, les Percherons et les Normands mangent et coûtent fort cher d'entretien et de loyer, car leur malheureux propriétaire les a casés où il a pu, un peu partout. Quelques jours encore et il se verra acculé à la triste nécessité d'une liquidation désastreuse.

[Une question bizarre]

M. Lepetit connaît bien le monde officiel d'ici, et nous raconte sur son compte des histoires étonnantes.

Un jour au Séraskierat, un Uléma dit à un des employés du Palais : « J'ai lu dans un journal que dans un pays très lointain, qu'on appelle la Suisse, je crois, on avait découvert un trou, au fond duquel on apercevait tout un petit monde d'hommes minuscules. Demandez donc au Giaour si cela est vrai. »

Le Giaour, c'était M. Lepetit. L'employé lui transmit la question, non sans en rire dans sa barbe, mais en recommandant à notre compatriote de répondre très sérieusement, attendu que l'Uléma était assez puissant au Palais.

« Cela me paraît impossible, répondit M. Lepetit. Cependant, Dieu peut tout.

— Mais ce serait dans le Coran ! riposta le bonhomme de prêtre, après avoir réfléchi un instant. Or ce n'est point dans le Coran. Donc ce n'est pas vrai. »

Cette petite histoire suffit pour donner une idée de l'ignorance profonde des prêtres musulmans.

« La langue turque, nous dit encore M. Le petit, est un dérivé du persan et de l'arabe. Pour bien faire, il faudrait donc que les prêtres qui enseignent le Coran sussent ces trois langues, d'autant plus que ledit Coran est écrit en arabe.

« L'accident arrivé l'autre jour à l'Archiduc a été, continue-t-il, tout un événement à Dolma Bagtché. En apprenant que les journaux s'en étaient occupés, le Sultan a fait mettre à pied le régisseur de ses Écuries. Si on ne l'a pas renvoyé tout à fait, c'est qu'on ne pouvait le faire sans lui payer une pension. En attendant, le service est tout désorganisé.

— Les attelages à quatre chevaux n'en seront pas mieux soignés, et, par suite, les accidents n'en seront que plus fréquents. Mais c'est toujours ainsi qu'on procède au Palais. La disgrâce n'est jamais bien loin de la faveur. Aussi les gens en place se hâtent- ils de faire leur pelotte pendant qu'ils sont aux affaires. »

[Acquisitions diverses au Bazar]

Après déjeuner, je me dirige vers le Bazar, où je veux faire encore quelques acquisitions. Faïk-bey m'a donné un de ses employés pour m'accompagner et m'empêcher d'être trop rançonné.

En route, je rencontre notre ami Lysbeth et son oncle. Emmanuel, que je leur ai cédé, est avec eux. Ils viennent de faire le tour des Murs et paraissent ravis de leur matinée. Seulement, ils meurent de faim, car ils n'ont rien mangé depuis l'aube.

Un peu plus loin, je croise une femme à califourchon sur un cheval. Seules, les étrangères se servent ici de selles de femme.

Mais j'arrive au Bazar par le quartier des fabricants de braseros, supportés par des trépieds tout à fait gracieux de forme. On aime beaucoup le cuivre ici, et on le travaille fort bien.

Plus loin, se trouvent les fabricants d'embouts pour cigarettes, en ébène, en nacre, en métal ciselé, en ambre, etc.; il y en a qui ont un décimètre, même un demi-pied de long, de sorte que, quand on s'en sert, on a l'air de fumer une cigarette au bout d'une canne.

Comment ne pas s'arrêter chez un parfumeur, pour y acheter ces pastilles de sérail dorées qui répandent en brûlant un parfum délicieux ! Il vend aussi, et même fort cher, du hatchich, des essences, des eaux de teinture et des parfums de toute espèce. On sait qu'en Orient, où l'on vit beaucoup par les sens, celui de l'odorat n'est pas moins flatté que les autres.

Je suis sur le point de me laisser séduire par de belles pipes albanaises; mais je ne veux pas mettre ma caisse à sec et je résiste bravement à la tentation.

Je monte vers le Bézestin et j'en fais deux ou trois fois le tour, sans parvenir à me débarrasser des courtiers qui veulent absolument m'imposer leurs bons offices. Défense de fumer dans le Bézestin, dont les vieilles planches pourries brûleraient comme de l'amadou.

En flânant, je vois mettre aux enchères une belle montre turque, qui monte rapidement à 2, 120 piastres.

J'achète pour 70 piastres une paire de ciseaux damasquinés d'or et ciselés à jour; puis une délicieuse poudrière; puis une bonbonnière ciselée en or et enrichie de pierreries, qu'on me fait d'abord 4oo piastres et qu'on me laisse finalement à 200.

J'assiste également à la vente à l'encan de quelques timbales en argent; puis je sors du Bézestin, afin d'aller du côté des étalages des libraires. Je voudrais faire l'acquisition d'un manuscrit en persan fleuri. C'est un rêve depuis longtemps caressé. Or, il règne dans ces boutiques un désordre indescriptible, qui me rappelle certaines bibliothèques de ma connaissance.

[Les libraires, et les livres de religion]

J'ouvre au hasard deux ou trois bouquins, reliés en maroquin rouge et imprimés sur papier de couleur, vert, rouge ou bleu, et je tombe sur un manuscrit d'une écriture splendide.

« Combien ce bouquin ? Dix francs. »

J'offre sept francs cinquante et je marchande quelque temps. Mais tout à coup voici le marchand qui se ravise.

« C'est un livre de religion, me dit-il. Je ne puis pas le vendre à un Giaour. »

Maintenant je lui en offrirais deux cents francs qu'il refuserait de s'en dessaisir. Bah ! J'en serai quitte pour user de ruse, comme j'ai fait avec le Coran, et pour prier Faïk-bey de me le faire acheter.

Je termine mes acquisitions en prenant encore des babouches jaunes, des tapis brodés d'or ou de soie, que je veux rapporter à des amis de France, des flacons d'essence de rose qui ont fait la réputation d'un parfumeur d'ici, et un porte-cigare que je laisserai en souvenir à l'aimable employé de Faïk-bey qui m'accompagne dans cette tournée.

Enfin, après avoir parcouru dans tous les sens les voûtes mal éclairées, les rues tortueuses et puantes du Bézestin, nous allons prendre une tasse de café que nous avons bien gagnée, puis je reviens à l'hôtel.

 

Le soir, à dîner, chacun énumère ses emplettes de la journée. En somme, presque tout le monde a acheté des pastilles du sérail, dont le nom turc est kourtz, et des morceaux de bois odoriférant qu'on appelle ici lude aghadji. On a beaucoup acheté, aussi, de boîtes en fer-blanc pour le tabac, de cannes, de babouches multicolores, de mouchoirs brodés et de vestes en soie de Brousse. En revanche, personne n'a pris de ce henné, qui teint si bien les ongles qu'on ne peut plus s'en débarrasser.

Tout en causant ainsi, nous dégustons un pilaf assez réussi, et Mme Larrey me gagne une bouteille de champagne en pariant avec moi que je ne saurai pas reconnaître quelle est la provenance du vin qu'on nous sert.

[Une visite de digestion et d'adieu]

Après dîner, nous allons faire à Faik-bey une visite de digestion et d'adieu. Précisément, nous trouvons toute la famille réunie à l'occasion du départ du jeune fils, qui se rend à Vienne dès le lendemain pour y poursuivre ses études. Ce jeune garçon paraît très bien doué, et sa mère est tout attristée par son départ.

Nous remercions affectueusement Faïk-bey, sa femme et son frère, de l'excellent accueil qu'ils nous ont fait, et nous leurs rappelons qu'ils nous ont promis de venir quelque jour en Bretagne. Nous pourrons alors leur faire, à notre tour, les honneurs de Loc Maria et leur chanter le fameux An na nigouz.

Après avoir humé l'inévitable tasse de café et fumé quelques cigarettes, nous prenons congé de toute la famille. La reverrons-nous jamais?

En rentrant à l'hôtel, je trouve les cartes du comte de Latour-Maubourg, premier secrétaire de l'Ambassade de France, chargé de nous rendre la visite que nous avons faite à M. Melchior de Vogué, et un mot du baron Lysbeth qui nous informe que son oncle pourra nous faire visiter demain les principales salles du nouveau palais du Sultan.

Allons ! voilà qui nous promet une agréable occupation pour les vingt-quatre heures qu'il nous reste à passer ici.

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