Lettre LXIV. 

Buccorest. 

EN ARRIVANT en Valachie, je trouvai des chevaux, des provisions, & des gardes disposés pour moi ; & ce fut alors plutôt une course qu'un voyage. De Karalash on suit long-tems les bords du Danube, où l'on voit des troupeaux de toute espèce paître le plus beau treffle, entremêlé de fleurs. Il n'y a pas de route tracée, mais un beau sol, sans pierres ni ornières, rend le voyage très-agréable. 

Près de Buccorest, je quittai les prairies pour entrer dans une superbe campagne, où de petits bois & du bled de Turquie, haut de six pieds, formoient un tableau riche & varié. Je rencontrai plusieurs boyards qui venoient au devant de moi; & mes Arnauts ou gardes étoient extrêmement alertes, quoique leur manière de me procurer des chevaux me fît quelquefois beaucoup de peine, car il leur arrivoit souvent, s'ils voyoient un paysan monté sur un bon cheval, avec un fac de farine en croupe, de le faire descendre, & de lui laisser un cheval harassé en échange du sien. J'aurois voulu au moins dédommager ce malheureux, & lui faire des excuses, mais le Prince de Valachie avoit donné des ordres pour que je n’éprouvasse ni embarras, ni retard : on ne soustroit pas que je payasse la moindre chose, & si je donnai quelqu'argent, ce fut en cachette, & avec beaucoup de ménagemens. 

Au moment où j'allois entrer dans Buccorest, je trouvai un parti de Janissaires campés environ à un mille de la Ville. Ils avoient querelle avec toute ma suite, parce qu'ils vouloient faire retourner les postillons, & les obliger d'entrer dans la Ville par un autre endroit ; cette route étant interdite par ordre du Prince. Quelle fut ma surprise, quand je me vis conduire sous la porte d'un Couvent grec, dont la cour intérieure belle & spacieuse est entourée d'un cloître avec des arcades gothiques ! Bientôt ma voiture fut environnée de gens de toutes nations, qui tous me parloient leur langue. Je m'adressai à un homme habillé à la françoise. — Dites-moi, je vous prie, Monsieur, où je suis? — Un de mes domestiques qui est Allemand, lui parla dans sa langue, & nous apprîmes de lui que l'on m’avoit menée là pour y faire quarantaine, au moins cinq jours. 

Cependant le Supérieur du Couvent, étoit venu à la portière de ma voiture, & s'imaginant bien à mon air, que je n'avois pas la peste, il m'offrit les appartemens jusqu'à ce que j'eusse choisi un logement pour la nuit. Ce vénérable vieillard s'assit entre moi & ma femme-de-chambre, pendant notre dîné : j'avois alors envoyé à la Ville pour informer le Prince de ma situation. — Je demandai à mon respectable Hôte où je logerois, si j’étois obligée de rester. Il me montra une misérable chambre de l'autre côté de la cour, sans meubles, & dont les vitres étoient cassées. Cette chambre devoit servir à moi & à toute ma suite : — car, chaque compagnie que je voyois arriver étoit placée dans un endroit séparé. 

Près de la porte de cette chambre, je vis une malheureuse créature seule, & la mort dans les yeux. Quel est cet infortuné, dis-je au vieillard — Un homme qu'on soupçonne d'avoir la peste, & que l'on éloigne des autres le plus qu'il est possible, & qui n'a pour se coucher, qu'un peu de paille fraîche. — Je fus au comble de la joie, quand l'agent de l’Empire vint de la Ville pour m'informer que le Prince étoit très-fâché de la méprise, & qu'il n'avoit jamais eu intention de me faire conduire en ce Couvent. — Je remerciai le vieux père de ses honnêtetés, & je me hâtai d'aller à la Ville. J'y fus à peine arrivée, que l'on m'amena un carosse doré, fait, je crois, l'an premier de la création, & traîné par des chevaux bai-bruns, très-vifs. Un palefrenier Turc, tenoit chaque cheval par la bride. Un Chambellan avec une robe d'or, & un long bâton blanc à la main, & le Secrétaire du Prince venoient me chercher. La Ville entière environnoit l'équipage, &  nous avançâmes très-lentement, jusqu'à la première cour du Palais. J'y fis mon entrée à travers un double rang de gardes, dont plusieurs  étoient Janissaires, & d'autres Arnauts & Albaniens. — Dans la seconde cour étoient encore deux rangs de gardes, qui s'étendoient jusques sur les degrés de la salle d'audience. 

Dans un angle de cette salle, étoit un espace séparé par des coussIns, sur Iesquels étoit assis le Prince habille & servi à la Turque. Au-dessus de sa tête, on avoit rangé les queues de cheval, le grand casque, le plumet, le sabre magnifique, & d'autres armes que j’avois vues porter devant lui dans les rues de Constantinople. Il me demanda par l'Interprète comment se portoit M. de Choiseul, & si je ne voulois pas rester quelques jours en Valachie. On servit le café & les confitures, & quand je me levai pour prendre congé, un de ses Chambellans me dit tout bas de m'asseoir. Tout-à-coup, mes oreilles furent étourdies par le plus horrible charivari. Le Secrétaire me dit d'une voix haute: ceci pour vous, Madame ; c’est la musique du Prince ; & le Prince me pria de regarder par les fenêtres. Je vis dans la cour des trompettes de toute espèce, des bassins de cuivre que l'on frappoit l'un contre l'autre, & des tambours de toutes les grandeurs. Quelques-uns n'étoient pas plus gros que des tasses à thé : tous étoient rangés sur la terre, & les Musiciens obligés de se coucher pour battre dessus. Chacun s'efforçoit de faire le plus grand bruit possible, afin de surpasser son voisin. Je ne crois pas que mes nerfs aient jamais éprouvé de contraction plus violente ; car ma compagne de voyage, qui voyoit l'envie que j'avois de rire, m'en empêchoit, en me disant sans cesse : pour l'amour de Dieu, ne riez pas. — Je me rappellai alors les excellens Musiciens Allemands de M. de Choiseul ; & le contraste de leur musique avec le bruit que j'entendois, ajoutoit encore à mon déplaisir. Cette scène ne dura pas long-tems, & l'on vint m'annoncer une audience de la Princesse, mais il faut que je vous quitte pour l’instant. Je finirai ma relation avant mon départ. 

Je suis votre très-affectionnée Sœur, &c. 

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