Lettre LXIII. 

Silistrie, 15 Juillet 1786. 

JE SUIS ARRIVÉE ICI sans aventure désagréable, malgré mon intriguant Tchouadar, qui avoit probablement reçu ordre de m'effrayer, afin de me donner occasion de me plaindre du Gouverneur de Varna. — Figurez-vous combien je fus surprise, avant-hier soir à six heures, dans le pays le plus sauvage, de voir les Janissaires qui m'avoient servi d'escorte pendant la journée entière, s'enfuir à toutes brides à l'entrée de la nuit, au moment où ils me devenoient le plus nécessaires. Je demandai à mon Tchouadar ce que signifioit ce départ précipité. — Il haussa les épaules, & dit que c’étoit sans doute par ordre du Gouverneur. 

Cependant je demeurai près d'une haie où s'étoit arrêtée également ce soir-là une caravane de Marchands, & je ne vis rien qui pût m'alarmer. En partant le matin de Varna, mon indolent Tchouadar s'étoit emparé pour lui seul d'un arabat tout entier, sans permettre à mes gens d'y mettre le moindre bagage. Je lui fis dire par l’interprête, que si j’eusse connu ses intentions, j'aurois loué des chevaux de selle pour moi, pour mes gens, afin de servir d'escorte à son arabat. — Hier, au milieu d'une plaine où les cochers avoient fait halte, ce qui leur arrive toutes les dix minutes, j'entendis une grande querelle entre eux : j'en demandai la cause à l'Interprète, qui m'apprit qu'un des cochers vouloir retourner à Varna avec trois chevaux. — Mon stupide Tchouadar étoit assis sur son tapis, fumant la pipe, sans faire aucun usage de son autorité. Quand je le priai de l’interposer, il marmota quelques ish allas (a) & supposa que les cochers avoient reçu ces ordres du Gouverneur de Varna. 

(a) Ish alla est une expression dont se servent les Turcs, pour éviter de répondre directement à une question simple. Elle répond à celles-ci : cela peut être, plaise à Dieu.

Je vis alors clairement que mon voyage serviroit de prétexte pour trouver le Gouverneur en faute. Je me déterminai sur-le-champ à arrêter une aussi bille manœuvre ;  je dis à mon Turc que j'appercevois ses intentions, mais que s'il ne donnoit pas immédiatement des ordres au cocher, d'atteler ses chevaux & de me conduire jusqu'à Silistrie, j'instruirois de son projet le Ministre impérial & l’Ambassadeur de France, & que ce seroit lui (Tchouadar) & non pas le Gouverneur, que l'on puniroit du retard que j’éprouvois. Lorsqu'il vit qu'il ne m'imposoit pas, il parla aux cochers ; les chevaux furent remis, & je continuai ma route. 

La Bulgarie est fort mal cultivée, & si je voyois un Turc labourer son champ, il étoit armé de pistolets, de fusils & de sabres, quelquefois même un ou deux Janissaires gardoient ce paysan à son ouvrage. —  Un spectacle si extraordinaire, & un bois que je traversai, qui me parut peu fréquenté par les Voyageurs, car les arbres & les bufflons déchiroient la portière de ma voiture, auroient pu faire trembler une belle Dame ; mais vous savez que les difficultés ne font qu'augmenter mon courage, & la personne qui m'accompagne, ne le cède pas au plus intrépide Voyageur. Si elle sentoit quelques frayeurs, elle ne le fit pas paroître, & la manière singulière dont nous voyagions le jour, & dont nous nous reposions la nuit, nous faisoient rire au lieu de nous alarmer. Toutes les dix minutes, comme je vous l'ai dit, on dételoit nos chevaux, & nos cochers se couchoient à l'ombre des arbres, s'il s'en trouvoit. La chaleur étoit excessive. La nuit, nous faisions halte avec des caravanes ; mes gens ramassoient du bois qu'ils brûloient pour faire mon souper ; je me promenois un peu, afin de dégourdir mes jambes, & je remontois dans ma voiture que je fermois soigneusement, & où j'avois un fort bon lit. Mes gens couchoient à terre sous ma voiture, & le matin avant le jour, nous partions : mais quand le point du jour nous permettoit de nous voir, nous ne pouvions nous empêcher de rire : la rosée abondante dans ce pays, nous avoit tellement mouillés, qu'on eût dit que nous sortions de l'eau. 

Lorsque nous approchâmes de Silistrie [Silistra, en Bulgarie], j'ordonnai à mon Tchouadar d'aller en avant, pour me trouver un logement. Je m'apperçus alors que si sa présence ne m'étoit d'aucune utilité, son courage ne m'auroit pas beaucoup servi, car, au lieu de monter sur le cheval qu'on lui avoit préparé, il se remit tranquillement dans son arabat. Je lui en demandai la raison, il répondit qu'il risqueroit d'être volé & assassiné avant d'arriver à la Ville. Nous en étions cependant II près, qu'une caravane & plusieurs arabats avoient déjà fait halte pour y passer la nuit. Enfin nous arrivâmes à la porte de la Ville, & mon Turc incommode consentit alors à aller me chercher un logement. Il en trouva un assez bon. J'eus ici une nouvelle dispute avec lui. Il vouloit m'escorter jusqu'à Buccorest [Bucarest], mais j'étois résolue à le renvoyer à Constantinople. 

J'envoyai chercher ce matin l'agent du Prince de Valachie ; il vint, mais je vis que je n'en tirerois aucun écIaircissement devant mon Turc : je le fis donc passer dans une autre chambre ; il me dit qu'il avoit reçu ordre du Prince de me fournir des bateaux, des chevaux & tout ce que je lui demanderois. Mon abominable Tchouadar m'avoit constamment nié qu'on eût donné de pareils ordres, afin de me persuader que je ne pouvois pas continuer ma route sans lui. Je fus charmée d'avoir deviné la vérité, & retournant vers lui avec mon Interprête, je lui donnai les vingt guinées que je lui avois promises, pour la faveur de son agréable compagnie, & je lui dis d'attendre que j'eusse écrit aux Ministres à Constantinople, ce que je viens de faire, & maintenant, c'est à vous que j'écris. 

Silistrie est située dans une vallée. D'une éminence qui domine la Ville, & par laquelle nous sommes arrivés, on découvre le Danube & ses isles. La situation de cette Ville sur le fleuve, est charmante. Je le descendrai en bateau, jusqu'à Karalash, ville frontière de Valachie, à six milles d'ici. J'aurai l'honneur de vous écrire de Buccorest ; & de vous assurer que je suis par-tout votre très-affectionnée Sœur & Amie &c.

P. S. Le firman que j'ai reçu de la Porte, adressé aux Gouverneurs ou Cadis des Villes Turques, est conçu en ces termes : 

« O vous, gloire de vos égaux, torche de justice, — vous éclairez les mines de vertu & de science. — Vrais croyans, Juges, Gouverneurs des Villes ou des villages,  ceci est pour vous informer que, … … &c »

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