Lettre LXII. 

Varna, 8 Juillet 1786. 

Je profite du retour de mes Matelots Grecs pour sous écrire, & à mes bons amis de Constantinople Lundi dernier, le 3 de Juillet, je m'embarquai vers six heures du soir dans le bateau de M. de Choiseul, avec lui &c M. le Hocq, Secrétaire d'Ambassade, homme fort aimable, & le bon petit Truguet. — Je pris congé d'eux à l'embouchure du canal, & je montai dans la plus grande des deux barques Grecques que j'avois louées. Le vent du nord rend la navigation très-ennuyeuse sur la cote de Romélie ; l'indolence & les frayeurs de mes Matelots Grecs en augmentèrent le désagrément, car, au lieu de doubler la pointe de Karaburon, ils mirent à l'ancre toute la nuit, & le lendemain de mon départ, je ne fis que trente lieues Turques. — Karaburon est un rocher qui s'avance dans la baie de ce nom, où les Turcs construisent un fort. 

Rien de plus sur & de plus agréable que de suivre la côte de cette manière. — On trouve sur les côtes de la Romélie, une quantité de baies charmantes, & de ports superbes, où les vaisseaux peuvent se retirer lorsqu'ils ont quelque chose à craindre dans la mer Noire. Je restai dans la baie d'Agatopoli de Miolick, de Vasilicos & le dernier jour, je fis soixante & quinze milles en six heures, & ce ne fut pas fins avoir eu beaucoup de querelles avec mes matelots grecs qui m'auroient retardée plus long-tems, si j'eusse été d'humeur à le souffrir. 

Je suis convaincue qu'un Voyageur peut aisément aller de Constantinople à Varna en deux jours, sur-tout s'il n'a pas l'honneur d'être accompagné d'un Tchouadar, qui occasionne plus de retard & d'embarras que sa présence n'est utile. Comme les Grecs & les Turcs connoissent toute son importance, c'est lui qu'ils servent plutôt que moi. La première occasion qui se présenta de m'en assure, me divertit singulièrement. — Le lendemain de notre départ de Constantinople, nous étions à l'ancre dans une petite baie pour déjeûner. Je demandai à mon valet-de-chambre de l'eau chaude pour mon chocolat, il ne put en trouver, & fit grand bruit pour la perte de sa bouilloire. L'Interprète lui montra alors un rocher uni, où mon Tchouadar étoit assis sur un tapis, fumant sa pipe, & prenant tranquillement son café qu'il avoit fait avec l'eau qui m'étoit destinée. Il ne demande jamais si j'ai besoin de quelque chose. 

Si nous rencontrions des Voyageurs, ils le prendroient pour quelque grand Seigneur, & croiroient que je suis de sa suite, à voir les attentions que l'on a pour lui, & la parfaite indifference que tout !e monde me témoigne, excepté mes deux compatriotes & mes domestiques. Pour moi, je lui ai fait de tems en tems quelques questions sur les endroits que je voyois, & il m'a répondu de la manière le plus laconique. Je crus devoir lui montrer deux excellens pistolets anglois que je porte à ma ceinture, l'assurer que je savois m'en servir, si je recevois quelqu'offense. 

Quand l'Interprète lui eût expliqué ma conversation, je ne pus m'empêcher de l'appeller en Anglois, Turc stupide & désagréable : il prit ces paroles pour un compliment, & s'inclina pour me remercier. Lorsque je fus arrivée à Varna, il me conduisit à une misérable maison Grecque, dans un galetas, au-dessus d'un escalier ; c'etoit, me dit-il, le seul logement qu'il eût pu trouver pour six personnes. Je lui dis que j'allois envoyer chez le Gouverneur, il me fît alors mener dans une autre maison où je trouvai un appartement fort commode, composé de quelques chambres & d'une longue galerie, d'où l'on apperçoit le port. 

Mon Tchouadar y établit bientôt son Tapis, sa pipe, son café, son bagage & ses pistolets. — Je le remerciai en bon Anglois de cette honnêteté, & j'ordonnai à l'Interprète de lui dire qu'il pouvoit aller loger au-dessus de cet escalier qu'il m'avoit destiné. — 

Le Gouverneur m'envoya demander si je voulois une garde de Janissaires pour ma maison, mais je me crus en sureté, parce que cette maison est fermée de deux cours. — Cependant le soir, je ne fus pas peu surprise d'entendre un grand bruit ; le vieux Grec chez qui je loge, mon Interprète & mes gens coururent à moi, l'air égaré, & me dirent que les Turcs avoient brisé les portes de la cour, & me cherchoient. J'étois alors assise, avec, ma femme-de-chambre, fur un coffre, en face de la porte. A peine avois-je eu le tems d'entendre ce qu'on me vouloir, que je vis plus de cinquante Turcs à la porte, qui l'œil enflammé, sembloient chercher quelque chose. — Que veulent-ils donc? dit ma femme-de-chambre, car ce n’est pas nous : je crois vous avoir dit que ma femme-de-chambre avoir un très-joli petit chien, blanc comme du lait : c’etoit cet animal que plusieurs Turcs lui avoient vu porter dans les rues, qui avoir éveillé leur curiolité, & deux ou trois compagnies, comme je l'appris depuis avoient tâché d'entrer dans la maison pour le voir. — Cette dernière troupe plus hardie que les autres, avoir forcé les portes. Le petit chien, aussi poltron que mes gens (c'est indiquer allez sa poltronnerie) s'étoit au premier bruit caché sous la jupe de ma femme-de-chambre. Un des Turcs la prenant par le bras, la fit avancer, & le chien parut. Les Turcs alors jetterent un grand cri de joie sauvage, en le montrant du doigt ; & je ne doutai plus que ce chien ne fût le seul objet de leur turbulente visite. 

Cependant, lorsque je crus qu'ils l'avoient assez regardé, je perdis patience, & leur fis signe de se retirer, ce qu'ils exécutèrent sur-le-champ. En vérité, la populace Turque est fort honnête, car aucun ne passa le seuil de la porte. 

On s'imagine communément que ces côtes sont habitées par des Turcs sauvages qui vivent de pillage & de rapine, sans être fournis à la Porte, mais on se trompe : car elles ont pour habitans des Grecs & des Arméniens, qui vivent tranquillement, assez éloignés les uns des autres. Ils cultivent la vigne, & recueillent du bled, mais en petite quantité. 

A dix-huit lieues, à l’occident de Varna, est une place nommée Shiumla, remarquable par la retraite qu'y firent quatre-vingt milles Turcs dans la dernière guerre, lorsque douze milles Russes, commandés par le Général Romanzof, passèrent le Danube pour les attaquer. 

Mes Matelots Grecs ne mangèrent, pendant le voyage, que du poisson sec, C'est une excellente provision, meilleure que tout le poisson conservé que j'aie jamais goûté. J'ai souvent vu de grandes perches enfoncées dans le canal, avec des cordes attachées de l'une à l'autre, sous lesquelles les pêcheurs prennent le poisson. Ensuite ils le vuident & le suspendent à ces cordes pour le faire sécher au foleil. Rien ne paroît plus sec, & ne ressemble moins à des vivres que ce poisson ; mais je vous assure qu'il est fort bon, & qu'il a plus de goût que tous les autres poissons salés. 

Je partirai demain matin à trois heures. J'ai loué un arabat pour mes gens & mon bagage. — Le Gouverneur doit me fournir des Janissaires & des chevaux, & j'espère que ma bonne étoile me conduira sans danger à travers ces pays, où, je l'avoue, je suis de l'avis du domestique du Comte de ***, qui prioit son maître de lui laisser tuer seulement un ou deux Turcs à la dernière polie en quittant l'Empire Ottoman. 

Ce domestique vous a servi, & quand je le vis, vous lui aviez donné une tournure angloise, que je voulois absolument qu'il fût Anglois, mais il me dit qu'il étoit né votre sujet. — Ne croyez pas que je veuille tuer personne ; mais je crois que de tous les animaux à deux pieds que j'ai vus, ce seroit le Turc que je regretterois le moins de tuer. — Beaucoup de femmes seroient effrayées du voyage que je vais faire ; mais il faut sortir des terres Mahométanes, maintenant que j'y suis ; aussi continuerai-je ma route avec la plus grande gaieté. — Si mon Tchouadar pouvoir entendre les jolies choses que je lui dis en Anglois, & comprendre la manière donc je prétends le surveiller, il n'auroit pas fait à son maître, un si beau portrait de votre affectionnée Sœur, &c. 

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