Catégorie : Bibliographie
Affichages : 3835

Extrait de l'ouvrage "Les Jeunes voyageurs en Turquie" destiné aux jeunes et paru en 1851, consacré à l'Est at au Sud-Est de l'Anatolie (Erzurum, Bitlis, Diarbakir, etc et des villes qui sont maintenant irakiennes comme Mossoul, Şanlıurfa, Bagdad etc). Quelques jugements de l'auteur peuvent nous choquer, mais sont peu surprenants au XIXe siècle.

TURQUIE D’ASlE.

L’Arménie turque. Le Kurdistan. Le Diarbekir. L’Irak-Arabi. 

En quittant Trébisonde, nous primes nos mesures pour gagner l'Arménie turque ;  près avoir traversé un pays montagneux, nous arrivâmes à Akalziké, siège du pachalic de ce nom. On appelle aussi cette province Géorgie turque, et en effet la ville est située au pied du Caucase, à douze lieues de la source du Kur, qui passe auprès. Cette place est petite et munie d'une forteresse entourée d'une double muraille flanquée de tours. La cité est peuplée de Turcs, de Géorgiens, d'Arméniens, de Grecs et de Juifs ; c'est a peu de chose prés le même mélange qu'à Trébisonde  mais le nombre des habitants ne s’élève guère à plus de douze mille. Chacun peut professer librement la religion dans laquelle il est né ; ainsi on y trouve en même temps des synagogues, des églises et des mosquées. 

[92] N'est-ce pas une chose admirable que de voir des peuples ignorants donner aux Européens des leçons de tolérance ?  Dés que nous fûmes dans l'Arménie turque, nous nous empressâmes d'arriver à Erzeroum [Erzurum] qui en est la capitale. Cette ville, grande et forte, chef-lieu du pachalic du même nom, est située sur l'Euphrate, au pied d'une chaîne de montagnes, toujours couvertes de neige. On y compte environ soixante-dix mille habitants, dont un tiers est entièrement composé d'Arméniens qui fabriquent des ustensiles de cuivre, et font un grand commerce de pelleteries. Cette place est défendue par une bonne citadelle. Ses maisons assez bien construites sont ornées de terrasses. On y voit quarante mosquées qui sont assez belles. Elle est la résidence d'un pacha a queues, et le siège d'un évêque grec et d'un évêque arménien. L’air d’Erzeroum est très pur, l`hiver y dure huit mois. Les environs sont fertiles en grains; mais le bois y est rare» ct le vin mauvais. ll y a dans cette ville bien peu de choses propres à y arrêter les voyageurs qui n’y sont amenés que par un motif de curiosité, mais les commerçants y trouvent de quoi s'approvisionner en cuivre, en fourrures et en marchandises de la Perse. Kars et Van, villes reculées sur les frontières de Perse, présentent encore moins d'intérêt qu’Erzeroum : mais le lac de Van mérite une description particulière. ll a prés de trente lieues de longueur ; douze de large. L'eau en est jaunâtre, ce qui n’empêche pas d'y pécher d'excellents poissons. Il est entouré de montagnes qui sont presque toute l’année couvertes de neige. Dans la plaine au contraire, la chaleur est excessive.

[95] Ce pays appartient à des chefs kurdes qui, dans leurs maisons fortifiées, déploient la morgue et l'ignorance des seigneurs européens du temps de la féodalité. La nation arménienne est l'une des plus anciennes du monde, et mérite que je vous en donne une connaissance succincte, une taille élégante et une physionomie spirituelle la distingue. Toujours victimes des guerres dans lesquelles les grandes puissances se disputaient l'Arménie, ses habitants se sont vus obligés de quitter en partir le sol de leurs ancêtres. Livrés au commerce et aux fatigues, ils ont prospéré partout où ils ont fermé des établissements. Chez eux la frugalité conserve ce qu'a acquis l'industrie. Dans leur pays comme dans l’étranger, ils vivent ordinairement en famille sous le gouvernement patriarcal du membre le plus âgé et dans une concorde admirable. La religion des Arméniens est celle de l'ancienne église orientale. Ils admettent, comme les Grecs, le mariage des prêtres. Leurs jeûnes et leurs abstinences surpassent en rigueur et en fréquence tout ce qu`on voit chez les autres sectes chrétiennes. L'Arménie nourrit aussi une nation tartare dont il faut tracer le portrait. Ce sont les Turcomans, originaires des bords orientaux de la mer Caspienne. Ils se sont d'abord établis dans l'Arménie Majeure, appelée pour cette raison Turcomanie ; mais leur goût pour la vie errante en a amené plusieurs hordes dans l'intérieur de l'Asie-Mineure et dans le gouvernement d'ltchil. Ils ont adopté la langue turque, et une espèce de mahométisme grossier. Ignorants, contents de leur pauvreté, ils ne se nourrissent que du produit de leurs troupeaux, 

[94] et vivent la plupart du temps sous des tentes de feutre.  Leurs femmes filent des laines et font des tapis,  dont l`usage existe dans ces contrées de temps immémorial. Quant aux hommes, toute leur occupation est de fumer et de veiller à la conduite des troupeaux. Sans cesse à cheval,  la lance sur l'épaule, le sabre courbe au coté, les pistolets à la ceinture, ce sont des cavaliers vigoureux et des soldats infatigables. Ils ont souvent des discussions avec les Turcs qui les redoutent. Ces tribus passent en été dans l'Arménie où elles trouvent des herbes plus abondantes, et retournent pendant l`hiver dans leurs quartiers accoutumés. Au sud de l'Arménie s'étend le Kurdistan ou pays des Kurdes, dans un espace de vingt-cinq journées de marche en longueur, sur une largeur de dix journées. Betlis [Bitlis], capitale de cette province, est située dans le centre des monts d'Haterot, sur les bords de deux petites rivières qui vont se joindre au Tigre. Les maisons y sont bien bâties, la plupart en pierres de taille; le toit en est plat, et elles sont entourées de vergers, de pommiers, poiriers, pruniers, cerisiers et noyers. Les rues sont généralement roides et d'un accès difficile. Chaque maison est un petit fort, précaution qui n'est pas inutile dans un pays sujet aux troubles. Quelques unes ont de grandes fenêtres en ogive. Le château, en partie ruiné, paraît être de construction antique ; il est sur un rocher isolé et perpendiculaire qui s'élève au milieu de la ville. Les anciens beys ou khans du Kurdistan y faisaient leur résidence. Les bazars sont bien approvisionnés en fruits, légumes et autres denrées de première nécessité. 

[95] La toile et tous les objets manufacturés au dehors y sont très chers, parce qu'on y en porta rarement. Des marchands s'aventurent quelquefois à venir dans cette contrée, avec des étoffes et autres marchandises; mais ils ont soin de se réunir en caravanes assez nombreuses, et surtout d`être bien armés. Car tel est l'état de désordre du pays, qu'ils ont à redouter à la fois le pillage de leurs marchandises et la perte de leur vie. Les Kurdes sont grossiers, brutaux, fiers et querelleurs; ils sont d'une ignorance extrême, et de si mauvaise foi, qu'ils ne balancent pas a faire le plus honteux mensonge, dès qu'ils y trouvent leur intérêt. Ils sont jaloux des étrangers, et cependant leurs femmes ne sont pas si gênées que celles des Turcs. Elles se montrent à visage découvert, et ne fuient pas à l'approche des hommes. Ce peuple a un grand respect pour la mémoire des morts, et élève des monuments en l`honneur de ceux qui ont vécu d'une manière exemplaire. Le vêtement ordinaire des Kurdes est une longue robe de coton blanche. Ils portent aussi une étoffe rayée qui se fabrique dans le pays même. 

La ville de Betlis [Bitlis] est ainsi appelée du nom d'un des officiers d'Alexandre-le-Grand. On raconte à ce sujet que ce prince ayant trouvé le lieu commode et avantageux, en raison de sa situation et de la bonté de ses eaux, y laissa cet officier, et lui ordonna d'y faire bâtir un fort imprenable. Le monarque, à son retour de Perse, passa dans le Kurdistan et voulut visiter la nouvelle place. On lui en refusa l'entrée. Outré de cet affront, il en fit le siège, trouva une résistance invincible, et fut contraint de l'abandonner. 

[96] Betlis alors alla le trouver, et lui présenta les clefs, en disant qu'il avait réussi à bâtir un fort imprenable, puisque Alexandre lui-même n'avait pas pu le prendre. 

[Yezidis]

Le Kurdistan est habité, en partie, par un ancien peuple dont l'origine est peu connue. Ce sont, les Yésides [Yezidis], que les uns font descendre des Arabes, les autres des Chaldéens. lls sont naturellement portés au vol et au brigandage, et inspirent la terreur aux caravanes qu`ils ne manquent pas d'attaquer, quand elles ne sont pas en forces suffisantes pour se faire respecter. La plupart mènent une vie errante, conduisent leurs troupeaux de montagnes en montagnes, et s'arrêtent dans les lieux qui leur offrent de bons pâturages. lls habitent sous des tentes rondes, couvertes d'un feutre noir, et environnées d'une palissade de roseaux et d`épines qui en défend l'entrée aux bêtes féroces. Cette palissade est construite en forme de cercle, dans un grand espace, au milieu duquel ils placent les troupeaux. 

Les femmes yésides sont laides, mais hardies, fortes et naturellement farouches. Les hommes sont vaillants, fiers et cruels. Ils ne sont ni chrétiens, ni mahométans, ni juifs, ni même idolâtres. On chercherait en vain dans l'Asie un peuple plus grossier et plus stupide [sic]. On divise celui-ci en deux classes de citoyens, dont les uns sont habillés de noir, et les autres de blanc. Les premiers font profession d`une vie austère, qui leur attire une grande considération de la part des blancs. Lorsque ceux-ci rencontrent les noirs, ils baisent leur habit, sans toutefois que les noirs leur rendent la même civilité. La manière de se saluer consiste parmi les noirs, à baiser ta manche de leur robe, sans proférer une parole; les autres se parlent et se font des compliments. Les Yésides boivent du vin, mangent de la chair, de porc, et s'abstiennent autant qu'il est possible de la circoncision. Un des points de leur religion est de ne point maudire le diable, parce qu'il est, disent-ils, la créature de Dieu, et qu'il rentrera peut-être un jour en grâce auprès de lui. Ils n'ont point de bible, point de fêtes, aucun temple, ne connaissent ni jeûnes, ni heures réglées pour la prière. l.eur coutume est d'adorer Dieu le matin, en se levant à la pointe du jour, et le mode d`adoration est de regarder le ciel, ayant les mains jointes. Ces peuples également ennemis des Turcs et des chrétiens, se font cependant gloire d'honorer Jésus-Christ, auquel ils attribuent plusieurs miracles. La curiosité seule les attire dans les mosquées; ils entreraient par le même motif dans les églises, s'ils n'avaient pas à craindre d'être maltraités par les Turcs, qui sont jaloux de la préférence. lls enterrent leurs morts sans cérémonie ; seulement ils chantent quelques cantiques en l'honneur de Jésus-Christ et de la Vierge, et accompagnent leur chant du son d'un instrument à deux cordes, qui a quelque ressemblance avec la guitare. 

La loi des Yésides ne permet pas de pleurer la mort d'un noir; les parents du défunt doivent au contraire se réjouir, et passer les jours de deuil dans les festins et les amusements, pour célébrer l’entrée du mort dans le ciel. Les noirs ne coupent jamais leur barbe, se font un devoir de religion de n'égorger aucun animal, et portent le scrupule, jusqu'à éviter de mettre, en marchant, le pied sur une fourmi, 

[98] ou sur tout autre insecte, parce que, disent-ils, s'ils étaient à la place de ces animaux, ils ne voudraient pas être écrasés. Voilà un peuple, bien humain, surtout si on le compare à ces petits maîtres français, qui, dans leurs chars dorés, écrasent les hommes comme des insectes. 

Nous ne quittâmes pas le Kurdistan, sans voir Eskimosul ou le vieux. Mosul [Mossoul], l'ancienne Ninive. Cette ville, si toutefois on peut encore lui donner cette qualification, n'offre plus que des débris et des monceaux de pierre. C'était, dans les premiers siècles du monde, une des grandes cités de l'Asie. L'Ecriture-Sainte la nomme la grande ville, et lui donne plus de trente lieues de circuit, ce qui doit paraître un peu exagéré. Ninus, premier roi des Assyriens, en jeta les fondements sur les bords du Tigre, environ mille ans après le déluge. Elle était défendue par quinze cents tours, dont la hauteur s'élevait à deux cents pieds. Trois chars pouvaient rouler sur ses murs; elle lut détruite deux cents ans après, sous le règne de Sardanapale, par Asphaxad, roi des Mèdes. En traversant le Tigre, nous entrâmes dans le Diarbékir, et nous gagnâmes Mosul ou la Nouvelle Ninive, située sur la même rivière. Cette ville est la résidence d'un pacha, d’un patriarche nestorien et d'un évêque jacobite. On y compte soixante- dix mille habitants, turcs, kurdes, juifs, arabes et- chrétiens. Le palais du pacha, des mosquées, des bazars, des cafés et des bains remarquables contribuent à l’embellissement de cette ville, où il se fait un commerce considérable en toiles de coton blanches et très fines auxquelles on a donné le nom de mousselines, ou en marchandises des Indes-et en draps d'Europe.

[99]  On y fabrique des maroquins jaunes qui sont fort estimés et dont il se fait une grande exportation. Mosul est entourée de déserts et est approvisionnée par les denrées qu'on y apporte par le Tigre, qui y forme des cascades. 

Depuis Mosul jusqu'a Nisibin, on ne rencontre ni villages ni habitants. Ce n`est absolument qu'u-n désert très dangereux à cause des incursions des Yésides de Sindjar. Leur nombre est considérable; ils habitent des cavernes creusées dans les lianes du mont de Sindjar, chaîne élevée qui coupe la plaine de la Mésopotamie au sud de Merdyn. Ce sont les persécutions atroces des Musulmans qui ont forcé ces peuples de se réfugier dans ces retraites. Le pays qu’ils cultivent est assez fertile pour les mettre en état de se passer des denrées de leurs voisins. Les montagnes abondent en sources et en pâturages. Le raisin et les figues que produit leur territoire passent pour être de la- meilleure qualité. 

A la place de Nisibe, cette forteresse fameuse qui arrêta si longtemps les armes des Parthes, nous ne vîmes plus qu'un bourg du nom de Nesbin, dont les environs sont renommés pour les roses blanches qui se trouvent dans tous les jardins. Nisibe, bâtie par Nemrod, donna naissance à l'apôtre saint Jacques. 

A six lieues de Nisibe, en suivant la- base du mont Masius, on découvre les mines de Dara, qui n`est plus qu'un village. La première chose qui frappe en arrivant, est une quantité de catacombes qui sont creusées dans le flanc d'une montagne, dont la ville a tiré les matériaux de ses édifices. Quelques-unes de ces cavernes sont ornées de sculptures.

[100] Dara fut autrefois de ce côté le boulevart de l'empire d'Orient. On peut suivre dans la vallée les fondements des tours et des remparts. Les restes d'anciens édifices attestent aussi l'ancienne grandeur de Dara. Un ruisseau d`eau vive qui coule à travers ces mines a engagé quelques familles Kurdes et Arméniennes à s’y établir.

Après avoir satisfait notre curiosité, nous nous rendîmes à Merdyn [Mardin], petite ville située sur le mont de la Tour, et voisine de la frontière du Kurdistan- Ce n'est à proprement parler qu’une forteresse bâtie à mi-côte de la montagne qui domine la plaine de la Mésopotamie. Sa situation avantageuse, jointe aux remparts et aux tours qui l’environnent, la met à l'abri de toute insulte. On dit que ce château, à la vérité très fort, arrêta seul, pendant sept ans, l'armée du redoutable Tamerlan, et que ce vainqueur de l'Asie fut contraint d’en lever le siège, pour ne point perdre le fruit de ses conquêtes. Merdyn est la résidence de deux évêques, l'un grec, l'autre catholique. On y voit d’assez beaux édifices, et la population s y élève il onze mille habitants. Cette ville, dont le territoire est très abondant en coton, est encore renommée pour son vin, ses fruits et principalement ses prunes qui sont d'un goût exquis. Elle avoisine le mont Ararath, cette montagne d’Arménie ou» l'on dit que l'arche de Noé s'arrêta après le déluge. 

Entre le Tigre et l'Euphrate et sur le bord du premier de ces fleuves, est Diarbekir [Diyarbakır]. Cette ville, appelée anciennement Amèd, donne le nom à la province de Diarbek, dont elle est la capitale et la résidence du pacha. C'est l`ancienne Mésopotamie. Elle est située dans une plaine charmante. 

[101] L’enceinte de ses murailles, qu'un empereur grec fit construire, subsiste encore avec les soixante-douze tours qu'on dit avoir été élevées en l'honneur des soixante-douze disciples. Outre ces défenses, il y a une forteresse dans laquelle le gouverneur a un superbe sérail. Les bords du Tigre sont couverts de jardins et de parterres. Cette ville possède de riches bazars, des mosquées magnifiques, et compte quarante mille habitants, dont vingt mille sont chrétiens. On y fait une prodigieuse quantité de maroquins rouges, de draps et de toiles de la même couleur. On y fabrique aussi des ouvrages en fer et en cuivre ; il n'est point de ville turque où règne autant d`humanité, de douceur et de politesse. C'est peut-être la seule où les femmes jouissent d'une honnête liberté. On n'y fait point de distinction de religion, et les femmes des Turcs vont à la promenade avec les femmes chrétiennes sans que les maris en prennent le moindre ombrage. 

Ourfa [Sanliurfa] ou Orfa, l'ancienne Edesse, est, après la capitale du Diarbekir, une des villes qui présentent le plus d`intérêt. Chef-lieu d'un pachalic de son nom, elle est située au pied de deux collines, ii l'entrée d'une belle plaine, et entourée de vieilles murailles. On y voit un château, de nombreuses mosquées, dont une est dédiée à Abraham. Deux évêques siègent, l'un grec nestorien, l'autre jacobite. Cette ville a porté aussi le nom de Rhoa, qui signifie eaux courantes, d'où son nom grec Calli-Rhioé, les belles eaux. On compte dans Ourfa vingt mille habitants. Il y a des fabriques de bijouterie, de toiles de colon, et de maroquins jaunes et noirs, généralement très beaux.

[102] Le fréquent passage des caravanes d'Alep contribue à sa prospérité. Les environs offrent des traces de volcans. 

Nous ne quittâmes le pachalic d'0urfa que pour nous diriger vers Bagdad, et suivant le conseil qu'on nous avait donné, nous rentrâmes dans le Kurdistan, et nous gagnâmes Kerkouk [Kerkük]. C’est une ville de moyenne grandeur, et qui n'a rien de remarquable. Prés de la est un endroit appelé le tombeau d’Alexandre, et qui ne présente d'autre intérêt que le nom de ce conquérant. Nous vîmes dans le voisinage un monastère de derviches qui observent la règle la plus rigoureuse, autant par fanatisme que par paresse. Ennemis déclarés de tout travail, ces moines Turcs regardent l’oisiveté comme le souverain bien; fumer, dormir et nettoyer leurs pipes, voila à peu près à quoi ils passent leur vie. 

[Derviches tourneurs]

La manière dont prient ces religieux a quelque chose de singulier. lls commencent par danser au son de la flûte et du tambourin, en prononçant le nom de Dieu, et en tournant sur eux- mêmes avec une extrême rapidité. Leur voix s'augmente par gradation, ainsi que la vitesse avec laquelle ils tournent, jusqu'à ce que, n'ayant plus de force pour continuer cette singerie, ils tombent les uns sur les autres, le visage contre terre. Alors le supérieur vient a leur secours, et au moyen d`une courte prière, pendant laquelle ils reprennent haleine, il les fait revenir à eux ou du moins est censé le faire. C`est une chose très onéreuse pour l'état que cette multitude prodigieuse de derviches inutiles et fainéants; mais le gouvernement les tolère par crainte,  le peuple les soutient par superstition, et les honnêtes gens s’en moquent. 

[103] [Bagdad]

Nous arrivâmes enfin à Bagdad, capitale de l’ancienne Chaldée. Ce pays, plus célèbre qu'aucun autre par ses antiquités sacrées et profanes, a été la patrie d`Abraham, et forma la principale province de l'empire assyrien. On y voyait Babylone, la plus vaste et la plus superbe ville que les hommes aient jamais construite, et dont il reste aujourd’hui si peu de vestiges qu'on ignore même le lieu où elle était située. Cette ville fameuse était assise sur le bord de l’Euphrate. Nemrod, petit fils de Noé, en fut le fondateur : Sémiramis, veuve de Ninus, l’augmenta considérable- ment. Elle fit construire ses murs de briques cuites, cimentées avec du bitume, et employa à cet ouvrage immense trois cent mille ouvriers pendant plus d'un an. La ville avait quatre cents stades de circonférence et cent portes d`airain, avec des fossés profonds à l'entour. Mais rien n'était comparable à ces magnifiques jardins suspendus en l'air avec un art inimitable. Elle fut longtemps la capitale de tout l'Orient; mais Cyrus s'en rendit maître en détournant le cours de l'Euphrate, et la ruina. 

Les décombres de cette ville puissante occupent un canton tout entier aux environs de Hella. Bâtis en briques unies de bitume, les édifices de Babylone déjà déserte aux premiers siècles de l`ère vulgaire, durent, en s`écroulant, former des collines que les terres entassées avec le temps ont en quelque sorte effacées. On y fouille cependant de temps à autre, et l`on en retire quantité de briques portant des inscriptions diverses ; 

[104] les unes en relief datent du siècle des Arabes, les autres en creux appartiennent aux Babyloniens. La ville d'Hella, assez considérable, florissante en raison de ses fabriques, et agréablement située dans une forêt de palmiers, semble entièrement bâtie- en briques tirées de l`a-iieienne Babylone. 

Bagdad, cette seconde Babylone, cet ancien séjour des califes, ce théâtre des fictions orientales, passa depuis sous la domination des Persans, et enfin sous celle des Turcs qui la possèdent actuellement. Cette ville, aujourd'hui capitale de l'Yrac-Arabi, est environnée de hautes et fortes murailles, compte douze mille coudées de circonférence, et renferme environ soixante mille habitants. Le palais du pacha est grand et magnifique ; ses jardins sont plantés d'orangers, de citronniers, de cyprès, dont l'ordre et les proportions forment des promenades charmantes. On vante la beauté et la multitude des bains, des collèges, des caravansérails, des bazars de cette ville. Les mosquées sont presque toutes enrichies de marbre, de porphyre et d'azur. Ce qu'ils ont de plus curieux, ce sont leurs minarets qui sont tous penchés vers la Mecque, ce que le vulgaire superstitieux regarde comme un miracle du ciel en faveur du prophète. La ville répond peu à la beauté des édifices publics; les rues en sont très mal propres, et les maisons particulières n'ont que très peu d'apparence. On y compte ii peine quatre-vingt mille habitants, mélange de Turcs, d'Arabes, de Per- sans, de juifs et de chrétiens Arméniens. Le commerce néanmoins y est prodigieux, soit à cause du voisinage de l'Arabie, des Indes et de la Perse, soit en raison du passage des caravanes qui viennent d`Alep,

[105] de Smyrne et des autres parties occidentales de l'empire. Les fabriques de coton et de velours, qui sont en grande activité dans Bagdad, contribuent à y attirer un grand concours d'étrangers. Les Amazones, qui ont fonde tant de villes célèbres en Orient, pourraient bien avoir contribué à la construction de Bagdad, car les hommes de cette ville semblent avoir hérité des inclinations de ces héroïnes. Elles ne sortent qu'à cheval, et celles qui n'en ont pas le pouvoir ou les moyens, aiment mieux rester enfermées dans leurs maisons, que de paraître en public sans cette monture. 

A trois lieues de Bagdad, dans une rase campagne, entre le Tigre et I'Euphrate, est une tour appelée Megara, par les habitants du pays, et Babel par tous les voyageurs. C'est une masse solide dont la forme est carrée, et les quatre faces regardent les points cardinaux; on lui donne cent trente pieds d'élévation. Quand nous eûmes fait le tour de ces augustes ruines, nous montâmes jusqu`au sommet, dans l’espérance de découvrir quelques vestiges de ce monument. Chaque pas que nous faisions, nous rappelait l'entreprise hardie de nos premiers pères. Nous trouvâmes plusieurs cavernes où les mahométans croient que deux anges appelés Harut et Marut, sont suspendus par les cheveux. lls disent que ces esprits célestes, ayant été envoyés sur la terre pour examiner les actions des hommes, ne songèrent qu'à séduire les femmes. Dieu, en punition de leurs crimes, les tient enfermés dans ces souterrains jusqu'au jour du jugement. Pendant notre séjour il Bagdad, nous eûmes 

[106]  l'occasion d'entendre le récit d’une scène affreuse qui avait eu lieu dans les environs d'Anah, ville qui s'étend sur les rives de l'Euphrate. C’est par Anah que passent ordinairement les caravanes qui transportent des marchandises entre Alep et Bagdad. Obligées de traverser le désert, et de payer pour le passage un tribut aux Arabes, elles ont encore à craindre les vents étouffants, les essaims de sauterelles et le manque d’eau, dès qu'elles s’éloignent de la rivière. Il arrive quelquefois que les sauterelles, après avoir tout dévoré, finissent par périr elles-mêmes, et empestent de leurs innombrables cadavres les mares, d`où, au défaut des sources, on a coutume de tirer de l’eau. C’est dans une circonstance semblable, qu'un voyageur français aperçoit un Turc qui, le désespoir dans les yeux, descendait d'une colline, et accourait vers lui. « Je suis l'homme le plus infortuné du monde, s'écria-t-il; j'avais acheté, la des frais énormes, deux cents jeunes filles, les plus belles de la Grèce et de la Géorgie ; je les avais enlevées avec le plus grand soin, et à présent qu'elles sont parvenues  l’âge nubile, je me rendais à Bagdad pour les vendre avantageusement. Hélas ! elles périssent de soif dans ce désert ; mais c'est moi que déchire un désespoir encore plus affreux que celui qu'elles éprouvent. ›› Le voyageur franchit rapidement la colline; un spectacle horrible frappa aussitôt ses regards. Au milieu d'une douzaine d'eunuques et d`environ cent chameaux, il vit toutes ces filles charmantes, de l'âge de douze à quinze ans, étendues par terre, livrées aux angoisses d'une soif ardente et d’une mort inévitable.

[107] Quelques-unes étaient déjà enterrées dans une fosse qu'on venait de creuser. Un plus grand nombre étaient sans vie à cote de leurs gardiens qui n'avaient pas la force de les inhumer. On entendait de toutes parts les soupirs de celles qui se mouraient, et les cris de celles qui, ayant encore un souffle de vie, demandaient en vain une goutte d'eau. Le voyageur français s'empressa d'ouvrir son outre dans laquelle il restait un peu d'eau ; déjà il se disposait à l'offrir à une de ces malheureuses victimes. « lnsensé, s'écrit son conducteur arabe, que fais-tu ? veux-tu que nous périssions aussi de soif ? » d'un coup de flèche, il étendit morte la jeune fille, puis se saisit de l’outre, et menaça de tuer celui qui oserait y toucher. Aussitôt il entraîna le voyageur. Au moment où ils s'éloignèrent, toutes ces infortunées, voyant disparaître le dernier rayon d'espoir, poussèrent des cris horribles. L'Arabe est touché, il prend une d'elles, lui verse quelques gouttes d'eau sur les lèvres, et la met sur son chameau dans l`intention d`en faire présent à sa femme. La petite provision d'eau des deux voyageurs ne tarda pas à être épuisée: ils découvrirent un beau puits frais et limpide; mais leur corde était si courte, que le seau n'atteignait pas même la surface de l'eau. lls prirent le parti de découper leurs manteaux en lisières, les attachèrent l'une à l'autre et ne puisèrent que très peu d'eau à la fois, dans la crainte de voir leur corde fragile se rompre, et le seau rester dans le puits. Tels sont les périls et les angoisses auxquels on est expose en traversant cet horrible désert. Mais à mesure que le Tigre et l'Euphrate se rapprochent, ce oui a lieu vers Bagdad, où ils ne 

[108] sont éloignés l’un de l'autre que de six heures de marche, le désert se change en une vaste prairie qui n'a besoin que d`être arrosée pour donner des récoltes très abondantes. 

Nous allâmes de Bagdad à Bassora sans rencontrer aucun monument important. Nous remarquâmes seulement deux villes consacrées, aux yeux de tous les Persans et de tous les Shütes [Chiites], par le souvenir de Hossein et d'Aly [Ali], les deux plus célèbres martyrs de cette secte. Ces deux villes, qui portent les noms de Mesched-Aly et de Mesched-Hossein, sont grandes et ornées de belles mosquées. Elles étaient naguère remplies de richesses, que la dévotion des Persans y avait accumulées, et que les féroces Wahabis ont enlevées et transportées dans leurs déserts. 

[Bassora]

Bassora, grande ville du pachalic de Bagdad, située au dessous du confluent du Tigre avec l'Euphrate, sur le Shat-el-Arab, peut être considérée comme un état indépendant qui rend au grand seigneur un hommage de forme. Cette ville, autrefois florissante, ne compte plus que soixante mille habitants. Elle est entourée de murs et de fossés, mal bâtie, et eut pour fondateur le calife Omar. Elle a appartenu tour a tour aux Persans et aux Turcs; elle paraît appartenir aujourd'hui à ces derniers. Son port est le rendez-vous de l`Europe et de l'Asie. Les différents produits de l'Europe et de l'Inde y sont échangés contre ceux de Perse. C'est le point de départ des caravanes qui se rendent aux principales villes de la Turquie asiatique. Toute la partie du désert qui environne Bassora est quelquefois inondée par les eaux de l'Euphrate, 

[109] par suite de la rupture des digues au-dessus de Korna, lieu situé à son confluent avec le Tigre. La négligence des Arabes à entretenir la levée qui contient les eaux du fleuve, mit la ville de Bassora en danger d'être submergée par le débordement du Shat-el- Arab, nom que porte le fleuve formé par la réunion du Tigre et de l'Euphrate. Ces débordements, loin de fortifier les terres, les rendent stériles en y mêlant des parti- cules salines qu'ils charient en abondance de plusieurs parties du désert. Les grandes plantations de dattiers, qui rendent Bassora fameuse, parais- sent avoir déjà beaucoup souffert des inondations. 

Depuis quelques années, Bassora est devenue le centre d'un très grand commerce de chevaux, que l'on amène des parties de l'Arabie les plus reculées. Les Arabes de cette ville ne conservent pas seulement la généalogie de leurs chevaux, mais même celle des pigeons et des béliers. Ceux-ci ont tous un anneau blanc au bout de l'oreille. C'est la marque que les doigts du prophète ont imprimée à l'auteur de leur race. 

On compte cent lieues de Bagdad à Bassora, et l'on ne s'y rend pas impunément par terre. Dans ce pays, composé de gens de toute nation, où l'on n'a pas d'idée de ce que c'est qu'une police, où le grand seigneur passe son temps au milieu de ses femmes, où les pachas sont ses très serviles imitateurs, les chemins sont infestés de brigands, et l'ou y risque sa bourse et sa vie. Pour éviter ces inconvénients, nous nous sommes embarqués sur le Tigre, dans des keleks, espèce de radeaux longs de vingt pieds sur quatorze de large. Ils sont composés de roseaux et de planches bien 

[110] liées ensemble, et soutenues par des outres enflées et posées verticalement. Au milieu de ces radeaux sont élevées des cabanes formées de claies et de nattes; c'est la que les voyageurs peuvent se mettre à l'abri des injures du temps, et c'est aussi la seule commodité que l'on y trouve.