XV Un directeur de théâtre et la Bourse. En pleine chaleur. Une garniture de salon volante. Rétlexions dans une antichambre à propos de bêtes. Fraises, melons, navets et carottes. La bibliothèque. Bombes à feu grégeois. Soirée. Nous campons.

A la première station après Samarkand, nous fîmes la rencontre d'un ex-directeur de théâtre en voyage les directeurs s'en vont comme les rois, dit la chanson. Celui-là venait de Sibérie; il avait brûlé ses décors (par inadvertance, j'aime à le croire) et se transportait à Tachkend pour y populariser le grand art. Il apportait plusieurs plans réorganisateurs, de la bonne volonté et quelques quinquets. Ajoutez qu'il était compatriote de l'auteur des Walkyries. Nous apprimes que Tachkend l'avait accueilli à bras ouverts. On y avait voulu bâtir une bourse, sous les portiques de laquelle se fussent réunis les marchands, à défaut de banquiers. Mais l'édifice avait compté sans ses hôtes et personne ne s'y était réuni. C'est alors que notre Allemand fit son entrée il sauvait la situation. Des salles de théâtre Monsieur, des théâtres, s'écria-t-on,
mais nous en avons!! » Et on le mena à la Bourse. L'histoire est véridique. Comment le pauvre diable se tira-t-il d'affaire ? Je l'ignore; au moins put-il un instant se persuader qu'il a été réellement directeur d'un vrai théâtre à Tachkend.

Nous reprîmes donc la route que nous avions déjà parcourue; mais quelle différence! il faisait une chaleur étouffante. Lorsque nous arrivâmes au Zerafchân, le fleuve n'avait pas atteint sa hauteur normale; il était cependant plus large et plus profond du double que la première fois.

J'eus un immense plaisir à revoir la porte de Tamerlan elle me sembla encore plus belle et plus grandiose; cette fois je l'aperçus d'une hauteur qui dominait un panorama immense, où seules les deux pointes de rochers relevaient fièrement leurs têtes. Le ruisseau que M. de Ujfalvy avait franchi à cheval s'était, comme les autres, considérablement grossi; il coulait ses ondes limpides avec un bruit qui rendait le spectacle plus imposant; les aigles, calmes et fiers, volaient encore au-dessus de nous.

Bientôt nous entrâmes dans les plaines que nous avions quittées si verdoyantes. Hélas! quel changement Au lieu de cette verdure et de ces couleurs si fraîches et si variées, séduisante parure du printemps, une terre sèche et brûlée, où de petites tiges:rabougries semblaient demander grâce Pour comble de désagrément, notre voiture soulevait autour de nous un nuage de poussière qui nous desséchait la gorge. Des myriades de mouches nous donnaient la chasse. Vous comprendrez la souffrance de pauvres voyageurs demi-couchés dans une voiture où l'entassement des matelas et des oreillers augmente encore la chaleur. Le voyage devenait un véritable supplice, et un supplice dont nous ne prévoyions pas la fin. Ces nuées de mouches nous empêchaient de dormir. Pour nous rafraîchir, on nous proposait du c~was, boisson russe, comme le cidre est la boisson normande et bretonne. Le qwa's se fait avec du seigle et quelques plantes odorantes, telles que la menthe. Jusqu'alors cette boisson m'agréait peu; en ce moment elle nous parut un nectar. Elle a le mérite d'être rafraîchissante. Il faisait encore bien chaud quand nous nous décidâmes à continuer notre voyage; mais après deux heures de supplice, le soleil s'était couché, et quand nous arrivâmes à Maleskaïa, petit fortin, la température était très-supportable. Les chevaux changés, nous repartîmes tout de suite. Il nous fallait passer le Syr-Daria par la nuit noire.

Une heure plus tard, nous étions à Tchinas. Nous voulions continuer notre route, mais, nous étions fatigués, et comme nous avions grand'faim, n'ayant rien mangé depuis cinq heures du matin, et que le chef de poste nous offrit des mufs et du lait, nous profitâmes de cette rare bonne fortune, non sans regretter qu'on ne nous servît pas aussi la poule qui pondait si bien. A quatre heures du matin, nous repartions, laissant enfin les steppes derrière nous. A la station appelée Vieux-Tachkend (Stari-Tachkend), je fis remarquer à mon mari une jeune femme kirghise vraiment fort jolie, brune et bien faite, au visage agréable, quoiqu'il fût carré; elle se laissa très-complaisamment contempler par mon mari, qui s'était approché d'elle pour la mieux voir. Elle était à la porte d'un jardin, à quelques pas de sa kibitka; à l'entrée de laquelle elle alla s'asseoir en travaillant. A dix heures du matin, nous étions de retour à Tachkend.

Nous reprîmes nos anciennes habitudes; mais beaucoup de nos connaissances étaient en villégiature, car, dans les environs de la ville, les Russes se sont bâti des datcha ou villas d'été.

Je vis là une étrange garniture de salon de jolies hirondelles avaient fait leurs nids dans les corniches aux quatre coins de la pièce de réception de Mme de K. les gracieuses petites bêtes ne s'effrayaient en aucune façon de notre présence, et voltigeaient comme chez elles du salon au jardin, et réciproquement. Cette scène était vraiment originale; jamais je n'aurais rêvé pareille ornementation pour les angles d'un salon. Par ce petit détàil, on peut voir combien les bêtes sont ici familières. Il est vrai que l'exubérance de vie animale est surprenante; on trouve une diversité d'animaux et surtout un fourmillement d'insectes vraiment incroyables. Heureusement, à part quelques espèces nuisibles, scorpions, phalangides et tarentules, les bêtes me paraissent beaucoup plus douces que chez nous. Les chevaux eux-mêmes ne sont pas rétifs; je n'en ai jamais vu s'emballer; ce sont pourtant tous de beaux étalons, mais leur docilité est surprenante.

Les musulmans se croiraient déshonorés s'ils montaient des juments qu'ils destinent à la reproduction cette considération, qu'ils témoignent à la maternité chevaline, s'étendra peut-être à leurs femmes. Il est vrai que les chiens sont méprisés, comme toutes les bêtes qui se chargent de la voirie dans les pays orientaux. Une seule espèce fait exception, c'est celle des chiens turcomans ou tazi (lévriers), qu'on emploie pour la chasse. Pourtant je n'ai jamais vu un indigène caresser cet animal et lui donner à manger avec la main.

Les Russes ont importé quelques porcs; ils sont encore relativement peu nombreux et n'osent pas se montrer dans l'intérieur de la ville. Nous les rencontrons, en montant à cheval, le soir, dans les faubourgs.

Le gouverneur général a fait importer des arbres de France, ainsi que des fraises, inconnues jusqu'alors en Asie centrale; elles deviennent tout aussi grosses et aussi bonnes que les nôtres; les petites fraises de bois promettent de s'acclimater très-bien, mais elles sont encore peu nombreuses. Les melons ont fait leur apparition à Tachkend; il me parut que leur réputation n'était pas surfaite; ils sont sucrés et très-fondants. Le général me fit goûter des cerises dont les arbres avaient été greffés; elles étaient d'une douceur peu commune ici, car celles que j'avais goûtées jusqu'à présent à Tachkend étaient non-seulement acides, mais encore amères. Les légumes de notre pays viendraient très-bien, du reste, dans cette terre; le potager du gouverneur en est une preuve irrécusable. Les indigènes, qui ont constaté le goût prononcé des Russes pour les concombres, cultivent ces cucurbitacées avec bonheur; on en trouve des champs énormes autour de Tachkend; leur couleur verte y alterne avec les couleurs jaune et rouge des navets et des carottes. Nous fîmes aussi la connaissance de M. A. conservateur du musée de Tachkend, et dont on ne s'avisait pas de contester la science au Turkestan. Il avait été favorisé à la loterie du mariage; sa femme, dont les goûts étaient en harmonie avec les siens, n'aimait pas le monde; l'un et l'autre sortaient très-peu. Nous allions quelquefois dîner chez eux, et mon mari trouvait dans la conversation de cet entomologiste dis- tingué une distraction utile et agréable. Mme A. et moi nous nous amusions souvent à les entendre discuter. M. A. me montra une superbe collection de. punaises! J'avoue humblement que je ne me serais jamais doutée qu'un pareil insecte comptàt une aussi grande variété d'espèces.

M. A. dirigeait en même temps la magnanerie et le musée ethnographique de Tachkend. Ce dernier renferme une foule d'objets curieux. Je remarquai, entre autres, à coté du bonnet fourré et richement orné du dernier usurpateur du Khokand que les Russes ont fait pendre en place publique à Marghellâne, des bombes à feu grégeois et une cloche en bronze massif trouvées dans des fouilles près de Tachkend. Les savants du Turkestan croyaient avoir affaire à des ornements de mur en terre cuite. M. de Saulcy, qui eut un des premiers l'occasion d'examiner les objets rapportés par mon mari, déclara tout de suite que c'étaient des bombes à feu grégeois.

 
Bombes à feu grégeois et cloche, au musée ethnographique de Tachkend. Dessin de P. Sellier, d'après une photographie.


La bibliothèque que Tachkend possède, grâce à l'initiative du gouverneur général, est vraiment très-bien montée; on y trouve des volumes imprimés dans toutes les langues,

A quelque temps de là, il y eut aussi une très-jolie soirée à l'occasion de la naissance du général; tout le jardin fut éclairé a giorno, et je pus voir réunies toutes les personnes distinguées de Tachkend. Un seul indigène, avec son cafetan, assistait à cette fête intime; les notabilités sartes ne sont invitées qu'aux soirées officielles.

La soirée fut très-belle et très-animée; on se promenait, aux sons de la musique militaire, dans les pittoresques allées de la terrasse, dont les massifs de fleurs étaient rehaussés par l'illumination. L'orchestre, en exécutant l'air des Pompiers de Nanterre, me causa une étrange surprise; cet air, auquel à Paris je n'avais prêté aucune attention, me parut ravissant, car il me transportait en pensée dans ma ville natale et me laissa croire un instant que je me promenais dans les Champs-Élysées par une belle nuit d'été; ô prestige de la musique, ô mon Paris! quelle fascination tu exerces à distance sur tes enfants! O ville unique, dont les perfections s'accusent à mesure qu'on s'en éloigne Ce Paris, cette ville qu'on dit infernale, où l'on n'a pas un moment à soi, où la vie se mène à la vapeur, où il faut aller, venir, sans une minute pour reprendre haleine, au milieu d'un tourbillon de pensées, d'affaires, d'agitations, d’événements, qui vous prennent sans qu'on ait le temps de, se reconnaître Et l'on dit qu'on voudrait en être à cent lieues. Me voici séparée de toi non pas de cent lieues, mais d'un millier de lieues et plus tu t'éloignes, plus je te regrette.

En attendant notre départ pour le Ferghanah, mon mari mit en ordre ses notes de son voyage à Samarkand moi, avec l'aide du Cosaque que le gouverneur avait bien voulu attacher à notre service, j'emballai sept grandes caisses, que nous expédiâmes au ministère, car d'emballeur, point! Ne sachant pas que l'on fonderait un musée spécial ethnographique, je mèlai aux spécimens d'ethnographie ces belles briques que nous avions pu nous procurer dans les mosquées de Samarkand.

La chaleur allait devenir terrible. Nous ne devions pas rester encore très-longtemps à Tachkend; mon mari avait terminé ses travaux. Nous nous décidâmes à nous abriter sous une kibitka; c'est un genre de domicile très-usité dans ces contrées où l'on habite le jour sa maison et la nuit une tente. La kibitka étant, paraît-il, l'idéal de la tente, nous en louâmes une qui fut installée dans le jardüi d'un de nos hôtes. Nous voilà donc installés
comme les indigènes, couchant sous un toit rond, dans nos petits lits de fer. Nos effets sont pendus au treillage en bois; le bureau de mon mari, le canapé, les armoires, les chaises, la table à manger sont dispersés dans les allées du jardin. Ce genre de vie ne présentait aucun inconvénient, et, Dieu merci, jusqu'à, notre départ pour le Ferghanah, nous n'eûmes ni fièvre, ni rhume, Iii aucune altération de santé. La veille de ce départ, nous allâmes diner chez le gouverneur et passer la soirée chez Mme de K. où toute la société nous souhaita un bon et heureux voyage.

XVI KHOKAND. Pskend. Yacoub-Beg et ses certificats. Où il est traité des melons et des femmes musulmanes. Kastakos. Makhram. Le Syr-Daria. Voyage désagréable. Khokand. Si nous trouvons la ville superbe, nous n'y trouvons pas à manger. La monnaie du pays nous n'en abusons pas. Le palais du khan et son pavillon rose. La forteresse. Précautions russes. Ce que les vainqueurs auraient dû exiger. Ce que les vaincus regrettent. On repart.

Le dimanche 1er juillet eut lieu le départ de Tachkend pour une expédition concertée entre le général Kaufmann et M. de Ujfalvy.

Vue de la ville de Khokand (voy. p. 58). Dessin de Taylor, d'après une photographie.


Nous étions accompagnés de deux professeurs au progymnase (collège de Tachkend), MM. Muller et W. Un pérévotchik, drogman d'origine tatare, avait été engagé par mon mari; il palilait le russe, ainsi que la langue des habitants avec lesquels nous allions nous trouver en contact; il portait le nom d'Abdoullah. Nous emmenions aussi notre fidèle Féodorof, le Cosaque que nous avait donné le général Kaufmann, soldat précieux à tous égards quoiqu'il ne parlât que sa langue maternelle nous nous entendions assez bien, car l'intelligence des soldats russes est telle, qu'ils comprennent à demi-mot. Nous nous mîmes en route le soir, comptant voyager de nuit; mais il fallut s'arrêter à la seconde station. Notre cave portative avait, plus que nous, souffert des cahots; elle épanchait son liquide le long de la route, qui ne lui savait aucun gré d'un arrosage aussi coûteux. Il fallut ouvrir la caisse et constater tristement le dommage. Je me repentis de n'avoir pas moi-même emballé les bouteilles, et, pour pénitence, mettant, comme on dit vulgairement en France, la main à la pâte, je fis ce que j'aurais dû faire d'abord, précaution d'autant plus importante que nous allions parcourir des routes encore plus mauvaises. Or, quand un starosta (chef de poste) déclare que la route est mauvaise, il faut prendre l'adjectif au superlatif car l'indigène est habitué à des routes qui n'ont rien de commun avec une table de billard. On ne put repartir avant trois heures du. matin, ce dont je fus vraiment contente, car ces quelques heures de repos forcé avaient été pour moi des heures de supplice, pendant lesquelles les insectes m'avaient tourmentée sans interruption.

A six heures, la chaleur était déjà gênante, et nous mourions de soif. La route était assez jolie, mais quelle différence avec lés chemins du district du Zerafchân Quelle peine aurait le gouverneur général pour mettre les voies de communication en bon état! Sur le Tchirtchik, les Russes ont bâti un pont qui, parait-il, a coûté fort cher; il est très-large et ressemble à une digue. Le pays que nous traversions s'appelle Kourama ; sa population se compose d'un mélange de Sartes et de Kirghises; il est fertile et bien cultivé. La station de Pskend est établie dans une espèce de petite ville où est né Yakoub-Beg, qui gouvernait en ce moment la Kachgarie, et que le général Kaufmann s'attendait à voir se réfugier d'un jour à l'autre à Tachkend, car les Chinois le battaient, et il était détesté de son peuple, qu'il ne contenait que par la crainte. Si ses sujets le craignaient, de son côté il craignait les Russes, auxquels il faisait bon accueil, tout en regrettant de ne pouvoir les exterminer. Au besoin, quand il renvoyait un voyageur, il lui faisait attester par écrit, en termes magnifiques, la maigre hospitalité qu'il lui avait donnée (1).

1. Ce fait est arrivé au colonel Prjevalsky, lors de son dernier voyage au Lob-Nor.

La ville de Pskend possède un bazar, dont nous aperçûmes au loin, sur la route, lès lumières ou, plus prosaïquement, les chandelles, qui éclairaient, dans leur petite maison de verre, les musulmans retardataires, étendus nonchalamment sur leur tapis et se racontant sans doute les évènements du jour qui étaient venus troubler leur vie monotone. Au delà de cette ville, l'aspect du pays changea brusquement, et nous parcourûmes une steppe entre deux montagnes à versants contrariés.

A la station de Murza-Abad, une simple tombe rappelle que là sont enterrés le starosta et les yemchiks, surpris et égorgés par les Khokandais en 1875. Le chemin devient de plus en plus pierreux, et nous traversons un défilé qui se trouve entre le Mogol-Taou et les contre-forts méridionaux des montagnes de Iiourama. Après avoir enfin rejoint le Syr-Daria, nous arrivâmes par un pont très-bien bâti, mais coupé au milieu par un passage volant, dans la ville de Khodjend. Il était deux heures du matin; nous fûmes cependant assez heureux pour y trouver deux chambres, à la station et y reposer nos membres endoloris. Au jour la ville de Khodjend nous apparut dans toute sa splendeur; elle est située sur le bord du Syr-Daria, dans les eaux duquel les montagnes hautes et escarpées du Mogol-Taou baignent leur pied. Ces montagnes semblent abaisser un regard dédaigneux sur la ville qu'elles protègent des vents de la steppe sibérienne, protection qui fait de Khodjend la ville la plus chaude et la plus étouffante du Turkestan. Il nous fut impossible d'obtenir des chevaux pour faire une visite dans ces montagnes. Nous nous rabattîmes sur les linéika (1), et, après une demi-heure d'attente, notre pérévotchik nous en ramena une ornée d'un tapis c'était la seule. Khodjend ne possédait que trois de ces équipages, comme Cadet-Roussel ne possédait que trois cheveux; le premier était en réparation, le second avait son cheval malade, le troisième heureusement était intact.

Pour l'essayer, nous allâmes d'abord visiter le bazar; mais, plaignez notre déconvenue, le bazar était désert, ce n'était pas le jour du marché. Quelques indigènes seulement achetaient des fruits; nous fîmes de même, et nous payâmes pour deux livres de pêche, quatre kopecks, à peu près douze centimes. Les pèches de la ville ne sont pas grosses et n'ont pas bonne mine, mais leur chair est délicieuse; ce sont les meilleures de l'Asie centrale. Le petit melon blanc nous parut également très-bon. Le raisin, toutefois, n'était pas encore assez mûr. On a ici trois espèces de raisins le noir, le blanc, et le tacheté.

Le bazar est petit et d'ailleurs peu remarquable; il était tout tendu d'étoffe blanche, et il y régnait une fraîcheur comparativement agréable.

Chemin faisant, nous rencontrons peu de femmes; la rareté de leur apparition n'est pas un mal, car le costume lugubre qu'elles portent et semblent enlaidir à plaisir n'a rien d'attrayant. Leur religion leur défend non-seulement de se découvrir le visage, mais encore d'attirer les regards; elles s'habillent toutes de même et le plus simplement possible, se collant, pour mieux se dissimuler, contre le mur, si elles s'aperçoivent qu'on les regarde.

1. Voiture de place usitée dans les villes russes du Turkestan.

Ce mouvement est assez mal imaginé, car il attire précisément l'attention des passants et surtout des infidèles, qui n'ont pas, comme les musulmans, l'habitude de détourner la tète à la vue d'une femme qui n'est pas la leur : un visage féminin fait ici l'effet de la tête de Méduse. On raconte que, à Tachkend, une femme que son mari avait renvoyée vint, voulant absolument voir son enfant, pendant huit jours, le visiter, sans que le père lui-même la reconnût. Et telle après cela, viendra se vanter d'avoir été épousée pour sa beauté !

A quatre heures et demie, nous nous remîmes en toute pour Kastakos, à dix-huit verstes de là; le pays a le même caractère qu'aux environs de Tachkend. Le starosta de Kastakos est un juif, ce qui est extraordinaire en Russie, où les juifs n'ont pas le droit de cité. A Saint-Pétersbourg même, pour en jouir, les juifs doivent être marchands de première gilde (espèce de corporation-maîtrise). Il n'y a, dans toute la Russie, que deux villes où ils puissent s'établir; par contre, ils sont libres d'habiter tel quartier qu'il leur plaira et de payer leur loyer aussi cher que possible. Entre Kastakos et Karatchoum, se trouve la frontière du Ferghanah. Quels chemins, grand Dieu! surtout après la traversée d'une steppe où pousse le yang-tang (1), herbe fort goûtée par les chameaux, et où nous avons roulé comme sur une table de billard. Nous pensâmes verser je ne sais combien de fois. Le ciel était étoilé, mais la terre ne reflétait guère la beauté du firmament; il chaque instant, se dressait la tête de gros rochers noirs, sorte de monstres immobiles qui semblaient attendre, pour nous déchirer, que notre véhicule vint à culbuter dans ce sol sablonneux. La lune ne se levai t qu'à minuit; mon mari résolut d'attendre cet astre paresseux, le starosta nous ayant annoncé un chemin encore plus exécrable. Nous nous couchâmes donc à la station, dans notre tarentasse. Le coup d'oeil de notre campement était vraiment étrange; un grand mur l'entourait et formait comme une cour. Dans un des angles, un officier russe avec sa femme et ses enfants dormaient sur des tapis; ils étaient à peine abrités par une moitié de tente. Pour nous, étendus sur des matelas, dans notre tarentasse, nous pouvions nous considérer comme des sybarites. Nos Françaises ne pourraient s'imaginer pareille manière de passer la nuit : le starosta et sa femme dormaient sur des lits devant leur porte dans la cour, les yemchiks, se vautrant dans leur kachma; les autres voyageurs, dans leur tarentasse; tout cela au milieu de chevaux, de chameaux, de moutons, de chiens, de coqs, de poules qui, si elles pondaient, ne pondaient pas pour nous. J'étais si fatiguée, que je dormis très bien et même plus tard que nous nc l'aurions voulu. Ce ne fut qu'à deux heures que nous nous remîmes en route; le jour commençait à poindre. Le chemin ne fut pourtant pas aussi mauvais qu'on nous l'avait annoncé.

1. Alhagi Camelorum

Nous passâmes Makhram, petite forteresse célèbre par la bataille que les Russes y gagnèrent en 1875, et nous assistâmes au repos de ces bons musulmans qui faisaient semblant de dormir du sommeil des justes sous les galeries de leur bazar; quelques-uns, réveillés sans doüte par le bruit de notre tarantasse, soulevaient à demi leurs paupières, qu'ils laissaient retomber aussitôt, en reconnaissant des chiens de chrétiens.

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Façade du palais du khan de Khokand (voy. p. 61). Dessin de Catenacci, d'après une photographie.


Makhram n'est pas éloignée du Syr-Daria, et nous revîmes notre bon ami, ce fidèle compagnon de route, qui semblait nous inviter à le suivre et nous dire que la vallée n'était pas dangereuse, puisqu'il y passait bien, et que les montagnes étaient pittoresques, puisqu'il se plaisait à leur voisinage. Ah! mon joli, joli Syr-Daria! on le revoit, on le quitte, mais pour le revoir encore.

Les steppes, toujours les steppes On m'avait dit que le Ferghanah était si beau; jusqu'à présent il n'y paraît guère.

Dès l'aurore nous gagnons Patar, où nous trouvons du lait. Le starosta couchait dans une tente qui valait bien mieux que sa laide maison. Patar est assez gentil, surtout en comparaison de la steppe qui devient de plus en plus laide, mais sans transition et comme les femmes musulmanes qui vieillissent. Les habitants ont tiré tout le parti qu'ils ont pu de cette terre; sur la lisière de la steppe, les arbres et la culture font voir jusqu'à quel point la puissance de l'homme peut lutter contre celle de la nature.

Au bout d'une heure et demie le désert prit fin et nous arrivâmes à Biche-Arik par une route comparativement ravissante. Mais il faisait si chaud que nous convînmes de rester là jusqu'au soir. Cette fois on nous servit du lait, mais si mauvais, si aigre, qu'il raclait le gosier. Nous pûmes y ajouter quelques oeufs, mais les mouches ne nous laissèrent pas dormir.

A quatre heures nous partîmes pour Khokand. Jusqu'à Tchoutchaï le Ferghanah nous semble un pays par lequel la guerre aurait passé; les maisons menaçaient ruine et les ariques étaient desséchées; quelques provisions de fourrages et quelques têtes nous regardant curieusement prouvaient seules que cette contrée n'était pas abandonnée. Les chemins défoncés étaient les plus mauvais que nous eussions encore traversés. Pourtant le khan s'était donné bien de la peine pour les ouvrir; l'exemple des Russes avait piqué son orgueil, il avait commandé des routes, on lui avait obéi; malheureusement ses ingénieurs n'avaient oublié qu'une chose, c'était de pourvoir à l'écoulement des eaux de la chaussée que la pluie avait transformée en marécage.

L'eau n'est pas très-abondante jusqu'à Khokand et chaque localité y participe à son tour; de là cette aridité qui nous avait frappés d'abord. Dans peu de temps, les choses allaient changer ce ne serait plus en avant, mais à partir de Tchoutchaï que le chemin serait désagréable. Ainsi va la vie aujourd'hui riante, demain triste et désolée; mais moins heureux que dans le Ferghanah, on n'est pas toujours sûr de voir revenir la prospérité. Pour le moment le village était charmant et la verdure plus charmante encore.

Détails de la façade du palais de Khokand (voy. p. 61). Dessin de Catenacci, d'après une photographie.


A sept heures nous faisons notre entrée dans Khokand, ex-capitale de l'ancien khanat de Khokand, désigné aujourd'hui sous le nom de province de Ferghanah, et dont les Russes ont transporté la capitale à Marghellân.

Nous sommes dans une ville essentiellement asiatique, que nous traversons dans toute sa largeur pour arriver à la station postale.

Les rues sont pleines d'indigènes se reposant, sinon du travail passé, du moins de la chaleur présente, sous des boutiques en forme de galeries, et, comme toujours, nonchalamment couchés sur leur kachma, mangeant des melons, des pêches et du pain sarte. Quelques-uns buvaient le thé vert qu'ils font bouillir dans des amphores de cuivre appelées koungânes, où chauffait le samovar, seul ustensile qu'ils aient emprunté des Russes. Nous vîmes bon nombre de goitreux. Une quantité de cavaliers et d'arbas parcouraient les rues pèle-mêle, et tout cela avec une grande dextérité; notre tarentasse allait si vite qu'elle faillit accrocher une arba, et je vis le moment où notre panier de provisions, attaché à côté du siège, allait rouler par terre; il sortit de ce choc entamé mais sauvé.

Nous passâmes devant la place, sur laquelle se dresse au loin le palais de l'ancien khan Khoudaïar. Sur cette place, une des plus belles de l'Asie centrale, des soldats russes faisaient l'exercice. Une rue, sur le côté droit de laquelle coulait une rivière, nous conduisit à la station. Là nous entrâmes dans une vaste cour; à gauche des écuries, à droite la demeure du starosta, surmontée d'une galerie dans laquelle on aperçoit des chambres; un escalier en bois permet d'y accéder par l'une des extrémités. Sauter de voiture fut pour nous l'affaire d'un instant; mais, ô déception nos demandes sont accueillies par cette terrible réponse qui résonne encore à mes oreilles « niètou », il n'y a rien. Le peuple ajoute « ou » à « niète » pour rendre sans doute la négation plus forte.

Nous étions au désespoir; avoir faim, tomber de fatigue, se croire arrivé au bout de ses peines, entendre niètou au lieu de voir un bon poulet rôti! Cependant, nous étions tellement familiarisés avec ces déceptions que le niètou ne nous fit pas jeter la tête contre les murailles. Prenant notre parti en braves, nous montâmes l'escalier pour aspirer l'air frais du soir, compensation relativement agréable lorsqu'on a enduré une chaleur de trente-trois à trente-cinq degrés à l'ombre.

Là surgit une idée lumineuse : nous appelons notre Tatar et l'envoyons acheter du riz et du mouton pour la confection d'un pilao à la manière sarte. Au bout d'une heure et demie, il nous apporte un plat fumant qui nous fit un plaisir extrême. Il y avait tantôt deux jours que nous n'avions vu de viande; ce fut un régal, et je dois ajouter qu'il était très-bien préparé.

Nous couchâmes sous la galerie. Les chambres sont si chaudes et si basses qu'il est impossible d'y séjourner, ce que j'essayai par entêtement; mais, comme je faillis étouffer, il me fallut an milieu de la nuit rouler mon lit dehors.

Tout le monde ici couche d'ailleurs à la belle étoile : les uns sur des lits qui ont quatre pieds en bois auxquels est adapté un filet tendu, ce sont les lits sartes; les autres sur des kachmas qu'ils mettent ou ils peuvent. Quant aux femmes et aux enfants, ils restent hermétiquement clos, au risque d'être asphyxiés.

Le lendemain, le commandant russe nous ayant donné un soldat parlant très-bien le sarte, nous allâmes ait bazar, le plus grand et le plus animé de tous cellx que j'avais déjà vus. Il a été brûlé pendant un hiver et rebâti par le khan sur des terrains achetés à des particuliers.

Palais de Khokand vu du jardin. Dessin de Barclay, d'après une photographie.


C'était jour de marché que de gens, de bêtes, d'arbas se pressaient en tous sens au milieu d'un brouhaha asiatique par excellence M. de Ujfalvy avait des emplettes à faire pour son voyage dans l'Alaï : il fallait acheter une tente, des malles en cuir d'égale grandeur juste la charge d'un chameau ou d'un cheval, puis des bijoux et des koungânes, qui, dit-on, sont meilleur marché à Khokand que partout ailleurs. De fait, nous trouvâmes une grande différence de prix. Notre soldat marchandait pour nous, s'exprimant dans la langue du pays avec cette facilité extraordinaire des soldats russes, qui s'identifient très-vite avec leurs vaincus. Notre présence faisait sensation et tous les indigènes nous regardaient curieusement.

Le marchand dressa la tente que nous voulions acheter dans une des cours du caravansérail. En ce moment nous vîmes sortir une femme russe tenant un enfant dans ses bras nous étions surpris de voir les Russes vivre au milieu des Sartes; dans toutes les autres villes, Russes et Sartes sont plus ou moins séparés.

Chaque galerie du bazar est affectée à telle ou telle marchandise; les magasins sont en bois ou en terre glaise; la toiture est assez élevée pour que l'air puisse y pénétrer, ce qui n'empêche pas que les jours de marché l'air ne soit rapidement vicié par la quantité d'hommes et d'animaux et de détritus de toute nature qu'on y laisse séjourner après les avoir réunis en monceaux. Au moment où nous marchandions les malles, un conducteur d'arba fut battu; nous ne pûmes savoir au juste pourquoi. Nous payâmes nos achats en roumonnaie russe que les Khokandais avaient déjà acceptée, et en pièces du Khokand. Le khokand est une petite monnaie en argent de la grandeur de nos pièces de vingt centimes, mais plus épaisse; il vaut vingt kopecks, quatre-vingts centimes: il en faut cinq pour un rouble qui représente cent kopecks. Le tillah (monnaie d'or) est la monnaie courante de l'Asie centrale; celui du pays vaut trois roubles soixante kopecks. Les pièces de Khokand qui sont frappées ici portent d'un côté les mots « frappé dans le beau Khokand », et de l'autre côté le nom du khan. Vient ensuite la monnaie de billon, petite monnaie de cuivre appelée tchéka, dont la valeur équivaut à un demi-kopeck, tandis qu'à Bokhara elle n'équivaut qu'au tiers de kopeck; leur poids est considérable.

Le bazar s'étend sur deux ponts, les plus beaux de la ville. Le premier, appelé Kich-Koupriouk, est en pierre et se compose d'une seule grande arche; il a été bâti par Madali-Khan. Le second, appelé Derezlik, est bordé de boutiques. On y voit encore un troisième pont.

Tous ces ponts rappellent l'architecture du moyen âge.

Pour la première fois je vis des boutiques de changeurs en allant à la galerie des bijoux. Il y avait tant de monde que le soldat était obligé de nous précéder à cheval, frayant la voie. A chacune de nos haltes la foule nous entourait; les marchands faisaient leurs offres, auxquelles nous répondions par les nôtres;
puis nous reprenions notre route sans avoir conclu; mais les marchands ne tardaient pas à nous rejoindre, livrant leurs marchandises aux prix que nous en avions offerts. Nous restâmes trois heures à regarder, marchander, aller, venir; enfin, nos emplettes terminées, nous revînmes à la première boutique et nous fîmes emporter la tente. Puis, comme nous avions grand'faim, notre Tatar nous acheta du melon et des pèches, que nous mangeâmes avec du pain sarte, assis sur le devant de la boutique. Le même équipage nous reconduisit à la station, pour nous emmener ensuite visiter le palais du khan.

Ce palais, le plus beau de l'Asie centrale, est bâti sur un mamelon, entouré de murs, fortifié et garni de nombreux canons russes et sartes. Il a été construit en 1287 de par Saïd-Mohamed-Khoudaïar-Khan ainsi l'indique l'inscription qui est sur le fronton.

Le harem du khan de Khokand. Dessin de Castenacci, d'après une photographie.


C'est la reproduction des monuments de Samarkand, dans le style moderne, bien entendu, car la ville n'a pas plus de cent soixante. ans d'existence; elle fut construite, dit-on; par Saour-Khan; elle était autrefois entourée de joncs et de marécages dans lesquels se vautraient des porcs (khok : porc; kand : ville).

La ville est traversée par deux bras du Sokh : l'Alkoum-saï et le Kilchik-saï. Les briques émaillées de la façade du palais sont remarquables. On arrive à la porte principale par une montée en bois et une cour où se dressent des escaliers de bois sans marches, conduisant aux galeries. Toutes les chambres ont été détériorées par les indigènes; ce fut la vengeance qu'ils tirèrent du khan, leur maître détesté, lorsqu'il s'enfuit en 1875.

Le gouverneur de la forteresse habite le harem ou ancien bâtiment réservé aux femmes (il y en avait mille, m'a-t-on dit). Ces chambres s'ouvrent sur les galeries, d'où on a la vue d'un magnifique jardin où des vignes séculaires sont disposées en tonnelles. La salle de réception du khan a été transformée en église russe;. ses plafonds éclatants, peints avec beaucoup d'art, sont d'un effet original. Autrefois, ceux qui étaient admis devant le khan devaient, en passant devant l'appartement, saluer en prononçant quelques paroles de remerciement. Puis, lorsqu'on était entré dans le vestibule attenant au salon, le maître des cérémonies prenait le visiteur sous les bras et le poussait dans le salon, où se tenait le khan, assis à la turque sur des tapis. Pour terminer l'audience, le souverain prononçait le mot « iakchi » (bien) et saluait; puis, en signe de satisfaction, il offrait un cafetan, soit en brocart d'or, soit en perse, suivant l'importance présumée des personnes admises en sa présence; son cabinet de travail, construit dans le même genre, est non moins bien conservé; il en est de même du Labyrinthe, dédale dr, chambres dont les parquets sont en bois de karagatch, découpés en panneaux dont la largeur est au moins d'un mètre carré.

Un pavillon rose, ainsi appelé de la couleur de ses murs, était destiné à donner l'hospitalité aux étrangers. Quant aux écuries du khan, elles servent aujourd'hui d'abri aux attelages de l'artillerie russe. Tout cela formait un ensemble agréable à l'oeil et devait produire, avant la dégradation, un effet merveilleux sur les indigènes, dont les maisons sont si laides.
Le commandant nous avait donné comme cicerone un officier charmant, M. S. qui parlait très bien le français, et qui nous pria à dîner, nous promettant de nous montrer ensuite, et en détail, la forteresse et les jardins. Pour le moment, il n'y fallait pas penser, car la chaleur du jour était trop forte. Nous dînâmes donc en compagnie de notre cicerone et de deux autres officiers; le repas fut gai et assez bien servi pour un repas de garçon et pour une cuisine militaire il y avait là un témoignage précieux de cette intelligence du soldat russe dont j'ai déjà parlé.

Armée khokandaise. Dessin de A. Ferdinandus, d'après une photographie.

On nous offrit du vin français, que je m'empressai de boire en le coupant d'une eau qui me parut très bonne, quoiqu'on lui attribue la triste propriété de faire naître le goître. Le capitaine nous raconta qu'il faisait partie d'une ambassade qui avait été envoyée à Khoudaïar, lorsque le pays était encore indépendant. L'armée indigène était alors rangée sous les armes dans la cour de la forteresse entourant le château; l'effet en était, paraît-il, si extraordinaire sous ce chaud et brillant soleil de l'Orient, que la reproduction en avait été décidée.

Malheureusement les effets de couleurs disparaissent sous la sombre uniformité de la photographie, mais l'exemplaire qu'il m'offrit gracieusement donnera à mes lecteurs une idée exacte des troupes du khan et de leur étrange équipement.

Après le diner et une bonne causerie, l'officier nous conduisit au jardin; il nous fit voir l'endroit où était le mur qui le fermait autrefois, mur énorme en longueur et en largeur, que le général Skobelef, l'ancien gouverneur du Ferghanah, fit sauter avec de la dynamite, à la grande terreur des habitants, qui n'en pouvaient croire leurs yeux. Cette destruction les impressionna vivement et leur donna une haute idée de la force des Russes. L'effet de cette destruction a substitué un retranchement moral à l'obstacle matériel, car l'officier nous fit remarquer que de ce côté les fortifications étaient sans défense. Pour visiter la forteresse, nous l'attaquâmes par son point le moins vulnérable il fallut passer sous une voûte assez longue, où deux canons pourraient arrêter toute une armée. Notre guide nous fit remarquer l'endroit où le khan faisait pendre ses victimes, dont il surveillait l'exécution d'une de ses fenêtres, sans se déranger. Le dernier des khans qui habitaient ce palais était Khoudaïar, qui est interné à Orenbourg (1). Son règne fut très-agité. Proclamé khan en 1843, par Mousoulmân-Koul, chef des Kiptchaks des montagnes, à l'àge de seize ans, il était le plus jeune des fils de Chir-Ali, sous lequel Mousoulmân-Koul avait régné de fait. Mousoulmân conscrva son autorité pendant huit ans de tutelle, pour perdre la vie sur les ordres de son pupille, comme je l'ai aussi raconté plus haut. Terrifiés par ces dernières exécutions, les Kiptchaks (Kara-Kirghises nomades) se tinrent tranquilles pendant quelque temps; mais bientôt, mécontents de ce que Khoudaïar protégeait les Sartes, ils reprirent le dessus et proclamèrent Mourad-Khan, fils de Sam-Soug-Beg, fils aîné de Chir-Ali. Khoudaïar, profitant des dissensions des rebelles, s'empara de Khokand, la capitale, et redevint khan.

Abdour-Akhmàll Aftobatchi et Issa-Oulié. Dessin de E. Ronjat, d'après une photographie.


Il lutta énergiquement contre les Kiptchaks et contre leur chef Alim-Koul, mais il fut cependant forcé de chercher un refuge chez l'émir de Bokhara. Sultan Saïd-Khan, fils de Mallah-Khan, fut alors reconnu khan par Alim-Koul; mais ce dernier fut tué par les Russes, au siège de Tachkend, en 1865, et son protégé obligé de s'enfuir à Bokhara. Khoudaïar reprit alors possession de son trône sans aucune résistance de la part de ses sujets épuisés par ces luttes intestines, et il régna par la terreur jusqu'en 1875, époque  à laquelle les Russes, après avoir battu Abdour-Akhmân Aftobatchi, chef des Kiptchaks, et  son allié, Issa-Oulié (chef de l'artillerie), s'emparèrent du khanat de Khokand (Nazr-ed-Din, fils de Khoudaïar, ne régna que quelques semaines). Cette intervention mit fin aux brigandages et aux révoltes de ces peuples.

1. Voyez le commencement de cette relation.


Malgré leur tranquillité apparente, les fidèles croyants, tout en reconnaissant la douceur du gouvernement russe, aspirent toujours à la liberté. Deux canons sont braqués, pour la forme, de la forteresse sur la ville à la vérité, ce sont de vieux canons sartes; mais, s'il survenait une révolte, il suffirait d'un quart d'heure pour que les canons russes tout neufs fussent en place et pussent bombarder la ville. En outre, près du palais, deux mortiers pointés sur le grand bazar, et deux autres sur la demeure du juge de paix, placée au centre des habitations, pourraient incendier Khokand en quelques instants.

Le capitaine S. nous assura qu'il n'y avait rien à craindre en ce moment; il ajouta que le général Kaufmann, en prenant la ville, aurait dû poser deux conditions la première, que les femmes auraient le visage découvert; la seconde, qu'on ouvrirait des fenêtres sur les rues, de manière à permettre, sans doute, aux Russes de procéder à l'assimilation de la population.

Les moeurs russes auraient peut-être plus d'action sur ce peuple, disait le capitaine, quoique nous le traitions avec douceur et égalité. Les castes religieuses et guerrières regrettent encore leur khan; il n'y a que les marchands qui soient contents; ils peuvent faire leur commerce en liberté, sans craindre de vexations. La vie des habitants, aujourd'hui respectée, ne l'était pas autrefois; le moindre délit et quelquefois la moindre rancune vous faisait prendre et condamner. Les supplices étaient inhumains on promenait le condamné par la ville, en le forçant de crier à la foule « Ne me touche pas si tu ne veux pas subir mon sort. » La promenade terminée, le bourreau saisissait le patient par les cheveux, lisait une prière, et lui ouvrait la gorge. Le cadavre restait exposé pendant deux jours. Les exécutions se faisaient toujours pendant la tenue du grand marché. On aurait peine à comprendre les regrets de ces gens, si on ne savait qu'en Asie centrale la vie de l'homme ne compte pour rien, et qu'ils n'ont pas encore pris l'habitude de la respecter.

Les médressés de Khokand n'ont rien de remarquable la plus belle a été par Khoudaïar-Khan et son frère Sultan Mourad-Beg, en souvenir de leur mère. Les autres médressés, telles que celles de Madali, Khak-Kouli, ming-bachi de Ming-kaïm et d'Ali, datent du siècle actuel et ressemblent à celles de Tachkend. Elles sont loin de valoir celles de Samarkand, la comparaison ne peut pas même être établie, mais elles ont de larges marquises soutenues par des colonnes. La plus ancienne est celle de Djouma. Celle de Kaliandar-Khan, bâtie par Khoudaïar, est toute neuve et s'élève non loin de la forteresse. Du temps de Khoudaïar la ville de Khokand possédait une usine de papier qui fit faillite; aussi maintenant ne fonctionne-t-elle plus; elle était située en dehors de la porte de Moïmonvorak, près du tombeau d'un saint qui a donné son nom à la porte seul service qu'il ait d'ailleurs jamais rendu à l'humanité. Le tombeau de ce saint n'a, du reste, rien de remarquable; il est en terre glaise et la construction masque la pierre sépulcrale.

Le capitaine S. vint prendre le thé avec nous, sous la galerie de la station, ainsi qu'un autre capitaine, dont la femme avait été mordue trois fois par le même scorpion. Ces maudites bêtes sont assez fréquentes dans cette ville, et assez difficiles à découvrir, en raison de leur couleur un peu jaunâtre.

Cette histoire me fit tellement peur, que je résolus de coucher encore dans notre tarantasse. Comme les chemins étaient mauvais mon mari manifesta l'intention de se rendre à Marghellâne à cheval; cette manière de voyager serait moins fatigante pour moi et me préparerait au voyage de l'Alaï; le capitaine S. nous promit son entremise. Pour la première fois, je passai une nuit entière dans la tarantasse. Le vent s'éleva, mais sans refroidir la température; l'air n'était que rafraîchi.

Le surlendemain, à huit heures du matin, les chevaux que le capitaine nous avait promis arrivèrent; nous convînmes du prix de trois roubles par cheval; les deux propriétaires des animaux nous accompagnèrent, Féodorof suivait dans un arba avec nos malles et nos provisions.

Notre petite caravane ainsi constituée, on jeta un dernier regard rétrospectif sur Khokand, ses splendeurs et ses misères.

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