XIX Retour à Wadil. Les tombeaux. Séparation, Le palais d'Assaké. En traversant un bazar, Andidjân. Och. Les Sartes. Le Tachti-Soleïmân. Une légende. Trous de pierres où l'on se guérit.

Le temps pressait, si l'on voulait aller dans l'Alaï; l'hiver arrive vite dans ces parages, et le mois d'août amène déjà la neige. M. de Ujfalvy devait repartir pour Marghellân. il fallait donc se' mettre en route, ce que nous fîmes tout d'une traite.

Nous retrouvâmes Wadil en aussi bon état que nous l'avions quitté.

De bonne heure, le lendemain, et pour ne pas s'exposer à la grande chaleur, mon mari partit, accompagné de Féodorof, pour Marghellân, me laissant sous la garde de M. Muller.

Le soir du second jour; nous sortîmes à cheval, M. Muller et moi, pour visiter un tombeau de saint, bâti depuis une très-haute antiquité. Les tombeaux sont ici les seuls restes de monuments; tout est fait de terre et de paille, constructions éphémères qu'un souffle renverse. Le mat-isolée est assez élevé et décoré d'un portail qui a dû être beau. Le gardien consentit à nous ouvrir le sanctuaire une porte basse que nous franchîmes tête baissée était assez bien sculptée; de vieilles draperies ornaient seules le tombeau. A un ou deux kilomètres de Wadil, les indigènes ont détourné le cours du Schakhimardân pour le forcer à passer par leurs champs. On voit la digue construite avec des pierres et de la terre, travail qui doit remonter assez haut, car des arbres et des herbes ont poussé sur cette digue et forment un pittoresque promontoire.

Je reçus le lendemain une lettre de mon mari; il m'invitait à le rejoindre le samedi à Marghellân. Je quittai Wadil sur les quatre heures un quart du matin avec mes djiguites.

Marghellân, que nous connaissions déjà, est une ville de soixante mille âmes; elle a douze portes, tout autant que Khokand, mais elle ne possède aucun monument, même de faible importance. C'est pourtant une des cités les plus antiques du Ferghanah. Nous restâmes encore trois jours dans cette ville, afin de terminer les collections de photographies de types anthropologiques que mon mari devait y faire et nous préparer au voyage de l'Alaï. Comme je n'étais pas du tout bien portante, mon mari décida à mon grand regret que j'irais l'attendre à Och. Je fus excessivement peinée de cette décision; j'avais entrepris ce voyage pour ne pas quitter M. de Ujfalvy; jusqu'à présent ma santé m'avait permis de l'accompagner. Il fallait maintenant rester seule pendant un grand mois, sans nouvelles. Mais je dus me faire une raison M. de Ujfalvy voyageant pour le gouvernement français, je n'aurais pas voulu que, par ma faute, l'expédition eût été entravée, arrètée ou retardée.

Le vendredi, on envoya un courrier à Och pour prévenir le natchalnique de mon arrivée.

J'arrivai à la première station après Marghellân, à onze heures du soir. Mourant de faim, n'ayant rien pris depuis dix heures dit matin, je résolus de m'y arrêter. Le starosta parlait allemand, heureusement pour moi; quoique mes connaissances dans cette langue tic soient pas très-étendues, je pus pourtant me faire comprendre. Après m'être fait une tasse de chocolat et lui avoir commandé les chevaux pour deux heures du matin, je m'étendis sur le canapé et m'endormis. Il y avait peut-ètre une heure que mon sommeil durait, lorsque la porte brusquement ouverte par le chef de la station me réveilla. Ce brave homme venait me faire part de l'arrivée d'un courrier et de l'obligation où il était de donner mes chevaux. Ce fâcheux contre-temps m'obligeait à attendre jusqu'au milieu de la journée et de voyager en pleine chaleur. Voyant ma contrariété, le starosta me proposa de me transformer en courrier et de porter moi-même la dépêche. J'acceptai avec empressement. Les chevaux attelés, je me disposais à partir, lorsque le starosta me dit «  C'est heureux que vous n'ayez pas passé ici la semaine dernière, car les Kiptchaks étaient descendus des montagnes; cette semaine ils n'ont pas encore paru. » Or les Kiptchaks (Kara-Kirghises) sont les plus mauvaises gens du Ferghanah et ils avaient attaqué à différentes reprises de paisibles voyageurs. Cette histoire n'était pas faite pour me rassurer. Mais ne voulant pas montrer mes craintes, je lui fis voir en souriant le petit revolver que je portais toujours à ma ceinture. Ce que voyant, il fit le geste d'un homme complètement rassuré et m'aida à monter en voiture. Nous partimes au galop des trois chevaux les plus fringants qu'on ait pu trouver. Ne portais-je pas une dépêche? Si c'était la mienne? pensai-je; et je souris malgré moi, car je n'étais pas complètement rassurée. Je ne tire pas mal à la cible, il est vrai; mais, le cas échéant, comment me serais-je servie de mon arme?. On ne tire pas sur un homme, fût-il un Kiptchak, comme sur un morceau de bois. Néanmoins je fis un voyage plus agréable que je ne me l'étais imaginé d'abord. J'arrivai à Assaké le matin à trois heures; obligée d'attendre, je dormis dans ma tarantasse au milieu de la cour peuplée d'une gent volatile au réveil de laquelle j'assistai. Puis, comme Assaké possédait autrefois une charmante résidence d'été (lui khan, j'allai la visiter; mais la guerre avait en partie anéanti ce joli palais arrosé par l'Akboura; cependant sa situation a dû être très-pittoresque.

Force me fut de revenir à moitié satisfaite et de repartir au galop de mes chevaux fraîchement attelés. Nous traversâmes le bazar, qui ne présentait rien d'extraordinaire, sinon le réveil de ses habitants; leur toilette est bientôt faite, puisqu'ils ne se déshabillent jamais entièrement. Les uns priaient sur de petits tapis, d'autres faisaient leurs ablutions ou prenaient leur premier repas. Quant à la ville par elle-même, elle ressemble à toutes les villes musulmanes, sombres et tristes à cause de ses maisons toujours en terre grise et privées d'ouvertures. Cependant sa situation est assez jolie et la rivière qui l'arrose contribue à son agrément. La vue est surtout splendide et s'étend à une très-grande distance. Entre Assaké et Andidjàn, il n'y a rien de remarquable, sinon une plaine de sable mouvant. Celui-ci atteint un tel degré de finesse, que le vent le fait changer de place à chaque instant; il forme alors des ondulations d'une régularité merveilleuse.

Nous allons bien; la pluie semble donner une nouvelle vigueur aux chevaux et les stations se succèdent les unes aux autres. Andidjàn, que je devais revoir ait retour, n'eut aucun attrait pour moi. J'avais hâte d'arriver. Je saluai les petits contre-forts des montagnes qui m'annonçaient Och, dans laquelle je lis mon entrée vers midi.

Quand j'arrivai à Och, ma tarantasse, accompagnée de Féodorof, fut dirigée sur la villa du préfet militaire, pendant que le sous-préfet m'emmenait lui-même dans sa voiture. J'arrivai au moment où l'on me dressait deux kibitkas côte il côte, l'une servant d'antichambre ou de salon, l'autre de chambre à coucher. Mon campement avait fort bon air; il était établi dans un parc planté de beaux arbres et au bas duquel coulait la rivière de l'Akboura. La vue s'étendait au loin sur les champs, sur la ville, et sur le quartier russe, habité par les employés, les militaires et leur famille. Le soir, retirée sous ma kibitka, la prière des soldats arrivait jusqu'à moi.

Je restai fort triste pendant quatre journées. Le soir du quatrième jour de mon arrivée, commee nous. étions réunis avec le natchalnique, sa femme et ses enfants, et occupés à prendre  le thé, mon mari revint, accompagné seulement de M. Muller. Je fus à la fois heureuse et contrariée, car il avait fallu sans doute de graves motifs pour que M. de Ujfalvy renonçât à son expédition. On n'avait pu s'entendre avec le photographe qui s'était refusé à tous les arrangements. On se résigna à séjourner quelques jours à Och, pour compléter les études ethnologiques. On devait faire ensuite à cheval tout le tour du Ferghanah septentrional.

Le lendemain nous visitâmes la ville: Och est située à l'est de Marghellân, au fond de la vallée de l'Akboura. C'est une grande cité, étagée en amphithéâtre autour de la montagne du Tachti-Soleïmân. On la dit très-ancienne et bâtie du temps d'Alexandre, le Grand. Le bazar est vaste, très-fréquenté et égayé par le voisinage de la rivière; les tchaï-khannée [çayhane] (cafés) sont assez propres; la ville est plus animée que celle de Marghellân. On y voit une mosquée de construction moderne d'un assez joli aspect, bâtie par le fils d'Ahdour-Akhtnane Aftohatchi.

Och est habitée surtout par des Sartes, peuple mélangé et sur l'origine duquel nous avons déjà donné des renseignements.

Chez les Sartes du Ferghanah l'élément tadjik est beaucoup plus prépondérant que chez les Sartes de Tachkend et du Turkestan. Aussi le type sarte du Ferghanah s'en ressent.

Les Sartes sont grands, d'un embonpoint moyen; les parties du corps qui restent couvertes sont blanches, la figure est brunie par le soleil. Les cheveux sont généralement noirs, ainsi que la harhe qu'ils ont très-abondante. Les yeux ne sont jamais relevés des. coins, la prunelle est brune; quelquefois bleue. Le nez est en général très-beau, long, arqué, effilé les lèvres sont fines et droites, les dents petites; ils ont le front large et l'ensemble de la face ovale. Le corps est vigoureux, les attaches sont fines et la taille est élancée. Quant aux femmes, il est assez difficile de les distinguer, car on voit souvent dans les harems, à côté d'une femme tadjique, une Uzbegue et une Sarte. Si l'on excepte les femmes kirghises, elles sont trop mélangées ; cependant, parmi celles que j'ai vues, j'ai pu remarquer qu'elles avaient en général les cheveux et les yeux très-noirs, ces derniers  quelquefois relevés des coins; leurs dents sont très-blanches, quand elles ne les noircissent pas; les pieds et les mains sont moyens, la peau est toujours très-brune; elles sont plutôt petites que grandes et généralement assez fortes. Lorsqu'elles vieillissent, elles deviennent grasses ce qu'elles doivent probablement à leur genre de vie. Une femme à trente ans est déjà passablement fanée. La femme kirghise se découvre toujours le visage, la femme uzbegue quelquefois, les femmes sartes et tadjiques jamais.

Nous passâmes toute la journée du lendemain à mensurer des Kachgariens; je dis nous, parce que j'écrivais sous la dictée de M. de Ujfalvy et que, voyant trembler ces pauvres gens, j'employais toute mon éloquence à les rassurer; mais les paroles ont peu d'action sur ces peuples méfiants et habitués à être trompés ; ils ne se tranquillisèrent que lorsqu'on les eut rendus à la liberté. C'étaient généralement de beaux hommes, à la peau un peu olivâtre; aux yeux noirs et peu relevés des coins, à la bouche grande et aux dents blanches; le front était bas et large, la face anguleuse

Le Turkestan oriental, ou la Kachgarie au sud-est du Ferghanah, est habité par une population fort mélangée. Les Kachgariens ont presque plus de ressemblance avec les Sartes qu'avec les Uzbegs. On s'aperçoit promptement que des éléments iraniens ont dû présider à la formation de ce peuple. Les Kachgariens. sont fréquents dans le Ferghanah. où ils habitent surtout entre Och et Andidjân; même à Tachkend il existe un quartier exclusivement habité par cette peuplade.

Il nous fallut le surlendemain aller voir la mosquée de Tachti-Soleïmân (pierre, trône de Soliman) c'est le nom indigène d'une montagne qui surgit au milieu d'une plaine et présente quatre sommets dont le troisième est le plus élevé. Il est très-pénible de gravir cette montagne, à cause des grosses pierres qui la couronnent. Sur le premier sommet est une construction en briques formant plate-forme et servant de repos aux pèlerins en contournant cette construction, on arrive devant une mosquée du nom de Khodjamné-Djaï, construite en l'an 1240 de l'hégire. Cette mosquée est très-petite; le sol est pavé de grosses pierres de la montagne tout à fait brutes, mais arrondies par places, sans doute par les pieds des pèlerins, et glissantes comme du marbre poli. Les murailles sont en pierres blanches, polies aussi et en maints endroits enjolivées d'agréables sculptures. La voûte est ogivale; la porte est à deux battants en bois de chêne sculpté. A gauche de la porte et d'un espace couvert se tient le mollah; en face, les croyants viennent s'asseoir sur leurs talons pour prier. Sur la plateforme, on jouit d'une vue admirable au nord sont des montagnes très-élevées; au nord-ouest est Aüdidiân; au sud-est est la Kachgarie; à l'ouest, le chemin de Naoukat; à nos pieds, une mer de verdure qui noie les laides constructions des indigènes; au pied d'une colline verte, le lit de l'Ak-Boura.

Le quartier russe à Och. Dessin de Taylor, d'après une photographie.


On raconte que Soliman (ou Salomon) est venu sur cette montagne, où il y avait un petit kichlak, et que, voulant faire un acte de générosité en faveur des habitants de cet endroit, il leur demanda de quoi ils avaient le plus besoin. Comme il n'y avait là que la steppe, les habitants demandèrent à avoir de l'eau en abondance. Salomon commanda alors aux montagnes les plus rapprochées de s'ouvrir et de livrer passage à la rivière appelée Ak-Boura, qui formait un lac de a l'autre côté de ces montagnes. Près de la mosquée, il y a deux trous creusés dans les pierres dures de la montagne; ces trous sont de la grandeur de la tète et profonds d'à peu près vingt centimètres. On prétend qu'il suffit d'y plonger trois fois la tête pour la guérir de toutes sortes de maux. Derrière la mosquée, il y a également une grande pierre inclinée et raboteuse de près de trois mètres de longueur, sur laquelle on se laisse glisser trois fois pour se guérir de maux de reins.

Dans une autre partie de la montagne, on trouve une grosse excavation dans laquelle on ne peut entrer qu'en rampant; elle contient au fond, dans un creux peu profond, une eau tiède et sulfureuse. On dit qu'un homme est venu s'y réfugier et y a vécu longtemps, alors que la source n'avait pas encore surgi. Après sa mort, arrivée l'an 1230 de l'hégire, cette eau jaillit à côté de son corps.

Le palais du gouverneur khokandais à Andidjân (voy. p. 84). Dessin de A. Ferdinandus, d'après une photographie.
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