LETTRE XXVIII.

Mariage de la fille aînée du sultan; gouvernement des Turcs ; le grand seigneur allant à la Mosquée ; son portrait ; celui de l'ambassadrice de France; pouvoir des janissaires

A la Comtesse de B***. D'Andrinople, le premier Avril 1717. Vieux style.

Je ne vous ai point oubliée, & mon premier soin en arrivant ici a été de chercher les étoffes que vous m'aviez chargée, de vous acheter; mais je n'en ai point vu qui vous convinssent. La maniere de s'habiller ici est si différente de celle de Londres, qu'il est difficile d'y trouver des ajustemens qui puissent servir à une Angloise. Je ne me lasserai cependant point de chercher ; & lorsque je serai à Constantinople, je ferai l'impossible pour avoir ce que vous demandez, quoique je n'espere pas mieux réussir qu'ici, où la Cour est actuellement. La Fille aînée du Grand - Seigneur se maria quelques jours avant mon arrivée en cette Ville, & les Dames Turques étalerent à cette occasion toute leur magnificence. La nouvelle mariée fut conduite au Palais de son mari avec beaucoup de pompe. Elle étoit veuve du feu Vizir, qui fut tué à Peter-Waradin : on pourroit plutôt appeller sa premiere alliance un contrat, qu'un mariage ; car elle n'a jamais habité avec le Vizir; cependant elle a hérité de la plus grande partie de sa fortune. II avoit eu la permission de la voir dans le Serrail ; & comme c'étoit un des plus beaux hommes de l'Empire, la Princesse avoit conçu beaucoup d'amour pour lui. En voyant le mari qu'elle a aujourd'hui, lequel est âgé de cinquante ans, elle ne put retenir ses larmes: c'est cependant un homme de mérite, & il est le favori de l'Empereur; mais cela ne suffit pas pour le rendre aimable aux yeux d'une fille de treize ans. Le Gouvernement Turc est entierement à la disposition de l'armée ; & le Grand-Seigneur, tout absolu qu'il paroît, n'est pas moins esclave que le dernier de ses Sujets: il tremble, s'il voit un Janissaire le regarder de mauvais oeil. Cependant il y a ici une plus grande apparence de subordination que parmi nous: on ne parle qu'à genoux à un Ministre d'Etat : s'il échappoit un mot dans un cassé contre sa conduite, comme il y a des espions par-tout, la maison seroit sur le champ rasée, & peut-être que tous ceux qui auroient été présents, seroient mis à la torture. On n'entend point ici la populace faire des acclamations ; l'on n'y voit point de libelles diffamatoires; l'on n'y dispute point sur les affaires d'Etat, comme à Londres; ce qui est une fuite fâcheuse de notre liberté. Ce n'est point par des noms diffamans, qu'on se venge ici d'un Ministre : lorsqu'il a le malheur de déplaire au peuple, on l'arrache même d'entre les bras de son maître, on lui coupe les mains, les pieds & la tête, & on le jette devant la porte du Palais. Pendant ce tems, le Sultan, pour lequel on paroît avoir la plus grande soumission, reste tout tremblant de peur dans son appartement, sans oser ni défendre ni venger son Favori. Telle est l'heureuse condition du plus absolu Monarque de la terre, qui ne reconnoît d'autre loi que.sa volonté.

Je voudrois que notre Parlement envoyât ici un vaisseau chargé de ces gens qui prêchent continuellement l'obéissance aveugle: ils verroient le Gouvernement arbitraire dans tout son jour, & je les défierois de décider lequel est le plus malheureux, du Prince, du peuple, ou du Ministre. Ici une foule de réflexions se présentent à mon esprit: mais le vôtre, Madame, vous en dira toujours au-delà du mien.

Hier nous vîmes, l'Ambassadrice de France & moi, passer le Grand Seigneur qui alloit à la Mosquée. II étoit précédé d'un nombre prodigieux de Janissaires, qui avoient de grands plumets blancs ; de Spahis & de Bostangis, qui sont un corps considérable. Leurs habits foot tous de différentes couleurs, toutes très- vives & très-belles, de forte, qu'à une certaine distance, ils ressembloient à un parterre de tulippes. L'Agades Janissaires suivoit : il avoit une robe de velours pourpre, doublée d'une étoffe en argent; deux esclaves, richement vêtus, conduisoient son cheval. Après lui venoit le Kisler-Aga, ou premier Garde des Dames du Serrail: son habit étoit d'un drap jaune foncé, doublé de martre, & qui étoit bien assorti avec son teint noir. Enfin, le Grand Seigneur paroissoit : il avoit un habit verd, doublé d'une fourrure de renard noir de Moscovie, que l'on dit valoir mille livres sterling ; il étoit monté sur un beau cheval, dont les harnois étoient brodés en pierreries : on menoit après lui six autres chevaux très-richement enharnachés. Un des premiers de la Cour portoit sa caffetiere d'or; un autre, celle d'argent; un troisieme portoit sur sa tête un tabouret d'argent, en cas que le Prince voulût s'asseoir. Je ne finirois pas si je voulois vous faire le détail des différens habits, & des différens turbans qui distinguoient les rangs; mais il est certain qu'il y en avoit plusieurs milliers, tous très-riches ; enfin, cela faisoit un fort beau coup d'oeil. Le Sultan peut avoir environ 40 ans; c'est un assez bel homme; il a de grands yeux noirs à fleur de tête: sa contenance me parut cependant sévère. II s'arrêta sous notre fenêtre: on lui avoit, sans doute, dit que nous y étions j car il nous regarda fort attentivement, & nous donna le tems de l'examiner. L'Ambassadrice de France convint avec moi que c’etoit un bel homme. Je la vois souvent; elle est jeune, & sa société me plairoit beaucoup, si je pouvois l'engager à quitter tout ce cérémonial, qui rend la vie gênante & ennuyeuse. Elle est si enthousiasmée de ses Gardes, de ses 24 Valets de pied, de ses Ecuyers, &c. que je crois qu'elle aimeroit mieux mourir que de me faire une visite sans tout cet attirail : elle n'oublie pas non plus son carrosse de Demoiselles de compagnie. Cela ne me fâche, que parce que je suis obligée d'en faire autant lorsque je vais la voir: au reste, notre interêt respectif demande que nous soyons souvent ensemble. Je fis l'autre jour le tour de la Ville avec elle, dans un chariot doré & découvert : toute notre suite étoit réunie, & nos Gardes nous précédoient. Le peuple n'avoit jamais vu, & ne verra, peut-être, jamais deux jeunes Ambassadrices Chrétiennes ensemble. Vous vous imaginez bien que nous rassemblâmes une grande foule de spectateurs : mais personne n'osa dire un seul mot. Si l'on avoit crié, comme fait notre peuple dans les spectacles extraordinaires, nos Janissaires n'auroient pas manqué de sabrer tous ceux qu'ils auroient rencontrés, sans en craindre les fuites, parce qu'ils sont au-dessus de la loi.

Ces gens-là, je veux dire les Janissaires, ont cependant quelques bonnes qualités : ils ont beaucoup de zèle & de fidélité pour ceux qu'ils servent, & ils se font un devoir de combattre pour eux dans toutes les occasions. J'eus un exemple bien singulier de ce zèle, dans un village en-deçà de Philippopolis, où nos Gardes domestiques vinrent au-devant de nous. Je demandai des pigeons pour souper ; un de mes Janissaires alla sur le champ chez le Cadi, qui est le premier Officier civil du lieu, & lui ordonna de m'en envoyer quelques douzaines. Ce pauvre homme lui répondit qu'il en avoit déjà fait chercher, mais qu'on n'en pouvoit trouver. Mon Janissaire, dans un transport de zèle pour moi, l'enferma dans sa chambre, en lui disant que l’impudence avec laquelle il refusoit d'obéir à mes volontés mérîtoit la mort; mais que par respect pour moi, il ne le punirent que par mon ordre. En conséquence, il vint gravement me trouver, & me demander ce que je voulois qu'il lui fît; il ajoûta même par politesse, que, si je voulois, il m'apporteroit sa tête. Ceci peut vous donner une idée du pouvoir énorme qu'ont les Janissaires. Ils sont liés tous ensemble par serment, & sont obligés de venger les injures les uns des autres, soit au Caire, à Alep, enfin, dans toutes les parties du monde. Cette ligue les rend si puissans, que les plus Grands de la Cour n'osent leur parler que d'un ton d'amitié. Tout homme riche en Asie s'enrôle dans les Janissaires, pour que son bien soit en sûreté. Mais je crois que j'en ai dit assez; & vous apprendrez, sans doute, avec plaisir, Madame, que vous ne pourrez recevoir de mes nouvelles plus d'une sois en six mois. C'est ce qui m'a engagée à être si prolixe; c'est aussi ce qui vous engagera, je l'espere, à excuser votre, &c.

Traduction de 1853

A LA COMTESSE DE BRISTOL.

Andrinople, 1er avril.

Comme je ne saurais oublier la moindre des commissions de votre seigneurie, mon premier soin ici a été de rechercher les étoffes que vous désiriez, mais je n'ai rien trouvé qui vous pût satisfaire. On s'habille si différemment ici que la même étoffe ne peut servir à la fois à faire un caftan et un manteau. Néanmoins je continuerai mes recherches, et je les recommencerai à Constantinople, bien que j'aie des raisons pour croire que ce qu'il y a de plus beau est ici, où la cour se trouve pour le moment. La fille aînée du Grand Seigneur a été mariée quelques jours avant notre arrivée; et, pour cette occasion, les dames turques ont déployé toute leur magnificence. La jeune épouse a été conduite à la maison de son mari avec un splendide cortége. C'est la veuve du dernier vizir, qui a été tué à Péterwardein; mais peut-on donner le nom de mariage à un simple contrat passé entre deux personnes qui n'ont jamais vécu ensemble ? Malgré cela, elle jouit de la plus grande partie de ses biens. Il avait eu la permission de la voir au sérail, et, comme c'était un des plus jolis cavaliers de l'empire, il l'avait séduite tout à fait. Quand elle a vu son second mari qui a cinquante ans au moins, elle n'a pu s'empêcher de pleurer. C'est du l'este un homme de mérite et le favori déclaré du sultan; il s'appelle Mosayp; mais tout cela est bien peu de chose aux yeux d'une jeune fille de treize ans.

[Pouvoir des janissaires]

Ici le gouvernement est entièrement dans les mains de l'armée : le Grand Seigneur, avec tout son pouvoir absolu, est aussi esclave qu'aucun de ses sujets, quand les janissaires lui font mauvaise mine. Il y a, sans doute, une plus grande apparence de soumission que chez nous; on ne parle qu'à genoux à un ministre d'État; s'il se faisait dans un café une observation sur sa conduite, les espions qui furètent partout feraient raser la maison et peut-être appliquer toute la compagnie à la torture. Point de murmures, point de pamphlets insolents, point de disputes politiques dans les tavernes :

Maux que la liberté peut traîner après elle, 

Effets qu'il faut blâmer, mais dont la cause est belle;

point de nos innocents sarcasmes; mais quand un ministre déplaît ici au peuple, en trois heures de temps on l'arrache même des bras de son maître, on lui coupe les mains, la tête et les pieds; et on les jette devant la porte du palais avec tout le respect du monde, pendant que le sultan (pour lequel tout l'empire professe une adoration sans limites,) tremble de tous ses membres dans son appartement, et n'ose ni défendre ni venger son favori. Tel est le sort fortuné du plus absolu monarque de la terre, qui ne connaît d'autres lois que sa volonté. 

Je voudrais bien, en toute loyauté, que le parlement expédiât ici une cargaison de vos absolutistes, pour qu'ils pussent voir dans tout son jour ce gouvernement arbitraire dont ils raffolent. Il est difficile d'y décider, qui, du prince, du peuple, ou des ministres, est le plus misérable. Je pourrais faire beaucoup de réflexions à ce sujet; mais je sais très-bien, madame, que votre bon sens vous en a déjà fourni de meilleures que les miennes. 

J'ai été hier avec l'ambassadrice de France pour voir le Grand Seigneur qui se rendait à la mosquée. Il était précédé d'une garde nombreuse de janissaires dont la tête était parée de grandes plumes blanches, et aussi par des spahis et des bostandgis, tant à pied qu'à cheval, et par les gardes de ses jardins. Cela faisait un corps considérable d'hommes vêtus diversement de couleurs vives et belles, si bien qu'à distance, on aurait cru voir un parterre de tulipes. Après eux venait l'aga des janissaires, en robe de velours couleur de pourpre, doublée d'un tissu d'argent. Deux esclaves richement vêtus tenaient la bride de son cheval. Marchait ensuite le kyslar-aga (votre seigneurie sait que c'est le chef des gardiens du sérail), avec une robe de drap jaune bordée en martre qui faisait très-bien avec sa noire figure. Enfin venait le Sublime Seigneur, vêtu d'une robe verte doublée d'une fourrure de renard russe, que l'on estime mille livres sterlings, et monté sur un beau cheval dont les harnais étaient brodés et ornés de pierreries. Six autres chevaux richement caparaçonnés venaient ensuite avec leurs conducteurs à pied; et deux des principaux officiers de la cour portaient l'un une cafetière d'or et l'autre une cafetière d'argent. Un troisième était chargé d'un petit tabouret d'argent, qu'il portait sur sa tête, à l'usage de Sa Hautesse.

Il serait ennuyeux de parler à votre seigneurie des diverses toilettes et des turbans qui distinguent les rangs; ils sont tous extrêmement riches et agréables, au nombre de plusieurs milliers, si bien, peut-être, qu'il ne peut y avoir une plus belle procession. Le sultan nous a paru être un bel homme d'environ quarante et quelques années, avec l'air sévère, les yeux grands et noirs. Il s'est arrêté justement sous la fenêtre à laquelle nous nous tenions, et, ayant su, je le crois, qui nous étions, il a levé les yeux vers nous avec attention, ce qui nous a permis de le bien examiner. L'ambassadrice francaise a trouvé comme moi qu'il a fort bonne mine. Je vois souvent cette dame ; elle est jeune et sa conversation serait charmante pour moi, si je pouvais lui persuader de laisser de côté toutes les cérémonies d'étiquette qui rendent la vie si ennuyeuse. Mais elle raffole de ses gardes, de ses vingt-quatre Valets de pied, de ses gentilshommes servants, etc., et mourrait plutôt que de ne pas les amener quand elle me vient voir; encore ne puis-je oublier une carrossée de demoiselles de compagnie, qu'elle appelle ses dames d'honneur. Ce qui m'ennuie, c'est qu'aussi longtemps qu'elle traînera derrière elle ce terrible équipage, je serai obligée de faire la même chose. Néanmoins nous avons intérêt à nous visiter souvent.

J'ai fait avec elle l'autre jour tout le tour de la ville, dans un chariot doré et découvert, avec notre double escorte, précédée de nos gardes qui pouvaient avertir le peuple de voir ce qu'il n'avait jamais vu et ne verrait peut-être jamais, deux jeunes ambassadrices chrétiennes, à côté l'une de l'autre. Votre seigneurie peut s'imaginer aisément que nous étions entourées de spectateurs; mais ils gardaient un silence de mort. Si quelques-uns d'eux avaient pris la liberté de faire une remarque sur cet étrange spectacle, nos janissaires ne se seraient pas gênés pour tomber sur eux avec leurs cimeterres sans rien craindre du tout, puisqu'ils sont au-dessus des lois.

Ces gens-là cependant, je veux dire les janissaires, ont quelques bonnes qualités : ils sont pleins de zèle et très-empressés pour ceux qu'ils servent, au point de se battre pour eux en toute occasion. J'en ai eu la preuve assez plaisante dans un village en deçà de Philippopolis, où nous rencontrâmes notre escorte. J'avais commandé des pigeons pour notre souper. L'un de nos janissaires vole aussitôt chez le cadi (l'officier de la justice) et lui ordonne d'en envoyer quelques douzaines. Le pauvre homme répond qu'il en a fait déjà chercher, mais qu'on n'en trouve pas. Mon janissaire, dans l'excès de son zèle, l'enferma aussitôt dans sa chambre en lui disant que son impudence méritait la mort, puisqu'il se refusait à m'obéir, et que par respect pour moi il allait me demander mes ordres pour savoir comment le traiter. Et en effet il vint gravement à moi pour savoir ce qu'il fallait lui faire, ajoutant, en manière de compliment, que si je le désirais, il allait m'apporter sa tête. Cela peut vous donner quelque idée du pouvoir illimité de ces gaillards qui se regardent comme des frères et jurent de venger les injures les uns des autres, au Caire, à Alep, ou en tout autre pays. Cette ligue, toujours respectée, les rend si puissants que les hommes les plus élevés à la cour ne leur parlent jamais qu'en les flattant; et, en Asie, quelque riche qu'on soit, il faut qu'on s'enrôle dans leurs rangs, si l'on veut être en sécurité.

Mais j'ai déjà bien causé aujourd'hui ; du moins al-je fait cette réflexion consolante que maintenant, madame, en lisant ma lettre, vous voyez qu'il est impossible que je vous en envoie plus d'une aussi ennuyeuse dans l'espace de six mois : cette considération m'a donné des forces pour babiller de cette façon-là et j'espère que vous pardonnerez à Votre, etc.

LETTRE XXIX.

Habillement des femmes turques ; leurs voiles ; leur liberté ; leur beauté; leurs mœurs

A la Comtesse de ***. D'Andrinople, le premier Avril 1717. Vieux style.

J'ai lieu de me plaindre de vous, ma chere Sœur : je ne manque jamais de vous faire part de tout ce qui paroît ici capable de vous amuser, & vous vous contentez de me dire & de me répéter que la Ville de Londres est bien triste. Il est possible qu'elle le soit pour vous, sur-tout quand il n'y arrive point d'évenement nouveau ; mais, pour moi, qui n'en ai reçu aucune nouvelle depuis deux mois, je trouverois très-nouveau & très-agréable ce qui est fort vieux, même usé pour vous. Entrez, je vous prie, dans un plus grand détail, si vous voulez exciter ma reconnoissance. Je vous ferai un ample, mais véritable, recit des nouveautés d'Andrinople : aucune ne vous surprendroit plus que celle de me voir à present dans mon habit Turc ; je crois cependant que vous penseriez, comme moi, qu'il me sied très-bien. J'ai dessein de vous envoyer mon portrait; en attendant, je vais vous faire la description de mon ajustement.

J'ai premierement un caleçon sort ample, qui descend jusques sur mes souliers, & qui me cache les jambes. II est d'un damas fin, couleur de rose, à fleurs d'argent ; mes souliers sont de cabron blanc, brodé en or. Sur le caleçon pend une chemise de gaze de soie blanche, brodée tout au tout : elle a de larges manches, qui viennent à la moitié de mon bras : elle est attachée sur le col avec un bouton de diamant; & elle laisse voir la forme & la couleur du sein. L’Antere est une veste qui prend la forme de la taille ; la mienne est de damas blanc à fleurs d'or : il y a de très-longues manches, au bout desquelles est une grande frange d'or ; il devroit y avoir des boutons de diamant ou de perle: ces manches pendent par derriere. Mon caftan est de la même étoffe que mon caleçon: c'est une robe qui est juste à ma taille ; elle pend jusques sur mes pieds ; il y a aussi de longues manches pendantes & étroites : on met pardessus une ceinture large, environ de quatre doigts. Les Dames qui  sont riches, ont des ceintures couvertes de diamans ou d'autres pierres précieuses. Celles qui ne veulent pas en faire la dépense, en ont de satin brodé ; on ne peut se dispenser de l'attacher par - devant avec une agraffe de diamant. La Curdée est une robe de chambre que les Dames Turques mettent dans de certains sems, & qu'elles quittent dans d'autres : elle est d'un riche brocard, doublée d'hermine ou de martre; les manches ne descendent guères plus bas que les épaules : la mienne est verte à fleurs d'or. La coëffure est un bonnet appelle Talpock. En hiver il est de velours brodé avec des perles ou des diamans; en été il est d'une étoffe d'argent légere & très brillante. Il est placé sur un côté de la tête & penche un peu: on y attache un gland d'or, soit avec une rose de diamans, soit avec un mouchoir richement brodé. De l'autre côté de la tête, les cheveux sont plaqués, & l'on y met la parure que l'on juge à propos; soit des .fleurs, soit un panache de plumes de Héron : la grande mode, cependant, est d'y mettre un gros bouquet de différentes pierreries. Les perles imitent les boutons de fleurs ; les rubis, de différentes couleurs, forment des roses; les diamans représentent du jasmin; les topases sont les jonquilles : le tout est si artistement fait, qu'il est difficile d'imaginer rien de si beau dans ce genre. Les cheveux pendent par derriere dans toute leur longueur, & sont partagés en plusieurs tresses ornées de perles ou de rubans. Je n'ai jamais vu de femmes qui aient de si beaux cheveux & en si grande quantité. J'ai compté jusqu'à cent dix tresses à une feule Dame ; & il n'y avoit point de cheveux postiches. Les Beautés sont bien plus communes en Turquie qu'en Angleterre, & elles sont toutes variées : il est même rare d'y voir une jeune femme qui ne soit très-belle. Elles ont toutes de grands yeux noirs, & le plus beau teint du monde. Quoique la Cour d'Angleterre soit, à mon avis, celle de toute la Chrétienté, où l'on trouve le plus de belles femmes, il n'y en a pas, à beaucoup près, autant qu'ici. Les dernieres savent donner des graces à leurs sourcils ; & elles mettent autour de leurs yeux une couleur noire, qui les rend très-brillantes à la lumiere, & à une certaine distance, le jour. Les Grecques ont aussi ce secret. Je crois que plusieurs de nos Dames seroient charmées de l'avoir : mais au jour, & de près, cette couleur noire est trop sensible. Les Dames Turques donnent à leurs ongles une couleur de rose; mais cela ne m'a pas plu ; sans doute, parce que je n'y suis pas accoutumée.

Pour ce qui regarde leurs moeurs ou leur conduite, je dirai avec Arlequin : c'est comme parmi nous. Les Dames Turques ne péchent pas moins que les Chrétiennes. A présent que je suis instruite de leur conduite, je ne puis m'empêcher d'admirer la discrétion ou la simplicité des Ecrivains qui en ont parlé. Elles ont certainement plus de liberté que nous ; vous allez en voir la preuve: il n'est permis à aucune femme, de quelque condition qu'elle soit, d'aller dans les rues sans deux Murlins : l'un couvre tout le visage à la réserve des yeux; l'autre cache toute la coëffure, & pend par derriere jusqu'à la moitié du corps; la taille est cachée sous un surtout qu'on appelle Férigée, & aucune femme, de quelqu'état qu'elle soit, ne peut sortir sans l'avoir sur elle. Cette férigée a des manches étroites, qui descendent jusqu'au bout des doigts; elle enveloppe les femmes, à peu près comme les redingotes enveloppent les hommes : en hiver elle est de drap, en été d'une étoffe légere ou de soie. Elles sont tellement déguisées avec ces ajustemens, qu'il est impossible de distinguer la femme de qualité d'avec son esclave, & le mari le plus jaloux ne peut la reconnoître, lorsqu'il la rencontre : ajoûtez à cela qu'il n'y a pas d'homme assez hardi pour oser suivre ou toucher une femme dans les rues. Cette mascarade perpétuelle leur donne une entiere liberté de se livrer à leurs paillons, sans danger d'être découvertes. C'est dans la boutique des Juifs qu'elles donnent des rendez-vous à leurs amans. Les gens de cette Nation sont aussi commodes dans ce pays-là, que les Indiens chez nous. II y a beaucoup d'hommes qui, sans avoir besoin de leurs marchandises, vont en acheter exprès pour y trouver des femmes. Celles qui sont de qualité se font rarement connoître à leurs amans, & il arrive souvent qu'un homme est en commerce de galanterie avec une femme plus de six mois de fuite, sans savoir qui elle est.

Jugez combien il doit y en avoir qui sont infidellesà leurs maris, dans un pays où elles n'ont point à craindre l'indiscrétion de leurs amans, & où elles ne sont jamais menacées des peines de l'autre monde, puisqu'il y en a tant parmi nous qui bravent le supplice qu'on leur dit être attaché à cette infidélité. Les Dames Turques qui sont riches, ont peu à craindre de leurs maris ; ce sont elles qui touchent leurs revenus. Enfin, je suis convaincue que les femmes seules sont libres en Turquie. Le Divan même les respecte, & lorsqu'un Bassa est mis à mort, le Grand Seigneur ne viole jamais les priviléges du Haram, ou appartement des femmes : la veuve y reste en sûreté, sans que personne y souille. Les Dames sont souveraines de leurs esclaves, & les maris n'ont pas même la liberté de les regarder, à moins que ce ne soit quelque Vieille qui ne puisse causer de la jalousie à sa maitresse.

ll est vrai que la loi permet quatre femmes aux Turcs; mais les hommes de qualité n'usent point de cette liberté; d'ailleurs, une femme ne le souffriroit pas. S'il arrive qu'un mari soit infidele, ce qui n'a rien d'étonnant, il met sa maitresse dans une maison à l'écart, & va la voir le plus secrettement qu'il peut; c'est comme en Angleterre. Parmi tous les Grands, je ne connois ici que le Tefterdar [defterdar] ou trésorier, qui entretienne plusieurs esclaves ; elles habitent la partie de la maison où est son appartement; car lorsqu'une esclave a été donnée à une femme pour la servir, elle est entierement sous sa domination. Le trésorier dont je viens de parler est regardé comme un libertin, & généralement méprisé. Sa femme, reste toujours dans sa maison ; mais elle ne veut pas le voir.

Vous voyez, ma chere Soeur, que les mœurs des hommes ne sont pas si différentes entr'elles, que nos faiseurs de voyages voudroient nous le persuader : je vous aurois, peut-être, plus amusée, si je vous avois fait une fiction surprenante ; mais je crois que rien n'est plus agréable que la vérité, & en même tems plus digne de vous: c'est dans cette idée que je vous en présente encore une, qui est que je suis, ma chere Soeur, &c.

Traduction de 1853

A LA COMTESSE DE MAR (1).

Andrinople, 1er avril.

Plût à Dieu, chère sœur, que vous missiez autant d'empressement à me faire connaître ce qui se passe dans votre coin du globe que j'en mets à vous faire part, aussi agréablement que je le puis, de ce que je trouve ici digne de vous être connu. Vous vous contentez de me dire de temps en temps que la ville est fort triste : il est possible qu'elle soit triste pour vous, puisque chaque jour n'y amène pas sa nouveauté ; mais pour moi qui suis en arrière au moins de deux mois sur les nouvelles, tout ce qui vous semble fané conservera ici toute sa fraîcheur. Entrez dans plus de détails; et je veux piquer votre zèle en vous donnant sans marchander le long récit des nouveautés de ce paysci. Ce qui vous surprendrait le plus, ce serait de voir votre sœur habillée à la turque, et vous seriez comme moi de l'avis que ce costume me va bien. Je veux vous envoyer mon portrait, en attendant je vais vous en faire ici une esquisse.

1. Lady Françoise, sœur de lady Montaigu, femme de John Eres, comte de Mar.

D'abord j'ai une paire de grands caleçons qui tombent sur mes talons et cachent mes jambes avec bien plus de convenance que nos jupes. Ils sont en fin damas rose, broché de fleurs d'argent. Mes souliers sont de peau de chèvre blanche, avec des broderies d'or. Ma chemise retombe là-dessus; c'est une gaze de soie blanche très-fine et brodée, avec de larges manches qui ne vont que jusqu'au coude; un bouton de diamant l'attache à mon cou, et elle laisse apercevoir les formes et la couleur de ma gorge. J'ai de plus une antery, ou veste qui prend bien la taille et est faite de damas blanc à fleurs d'or, avec de longues manches pendantes en arrière, garnies de franges d'or et ornées de boutons de perles et de diamants. Mon caftan, de la même étoffe que mes caleçons, est une robe faite bien juste pour ma taille, tombant jusqu'à mes pieds, avec des manches longues, mais étroites. Puis vient ma ceinture large de quatre doigts, entièrement couverte de diamants ou d'autres pierres précieuses. Si l'on ne peut en faire la dépense, on a une magnifique ceinture de satin brodé ; mais il faut qu'elle s'attache avec une agrafe de diamants. La cardée est une robe large que l'on met comme un manteau et que l'on ôte suivant le temps ; elle est faite d'un riche brocard (la mienne est vert et Or); on la double d'hermine ou de martre ; mais les manches ne dépassent pas l'épaule. Pour coiffure j'ai le talpock, bonnet qui en hiver est d'un beau velours brodé de perles ou de diamants, et, en été, d'une légère et brillante étoffe d'argent. On le place sur le côté en l'inclinant un peu; une petite houppe d'or en descend avec grâce, et il est couronné par un cercle de diamants (j'en ai vu de pareils), ou par un fichu richement brodé. De l'autre côté de la tête les cheveux tombent à plat. Les femmes sont libres de les arranger à leur gré, y mêlant des fleurs ou des plumes de héron ou tel autre ornement qui leur plaît. La mode est d'y mettre un gros bouquet de pierreries, imitant les fleurs naturelles. Les perles y représentent les boutons, les rubis les roses, les diamants les jasmins, les topazes les jonquilles ; on les émaille si bien et on les monte avec un tel art qu'on ne saurait rien imaginer de plus beau. Les cheveux pendent de toute leur longueur en arrière, divisés en tresses fixées avec des perles ou des rubans abondants. 

Je n'ai jamais vu des cheveux plus beaux; une femme que j'ai vue avait cent trente tresses naturelles. Il faut avouer que la beauté en tout genre est bien plus commune ici que chez nous. Il est rare de voir une femme qui ne soit pas agréable ; elles ont toutes de grands yeux noirs. Je puis vous assurer avec une grande vérité que la cour d'Angleterre (où la beauté est plus commune qu'ailleurs dans la chrétienté) ne contient pas autant de belles femmes qu'il y en a ici sous notre protection. Elles arrangent généralement leurs sourcils, et les Grecques comme les Turques ont la coutume de tracer un cercle noir autour de leurs yeux ; à distance, ou à la lumière, cela ajoute encore à leur éclat. Je présume que plusieurs de nos dames seraient charmées de connaître ce secret-là; mais le cercle noir est trop visible au jour. Elles teignent leurs ongles en rose ; mais, pour moi, je ne m'y puis habituer et cette mode ne me semble pas belle. 

Pour leurs mœurs et leur conduite, je puis dire, comme Arlequin, qu'il en est là comme chez nous, et que les Turques, pour n'être point chrétiennes, n'en commettent pas un péché de moins. A présent que je connais un peu leurs coutumes, je ne puis assez m'étonner ou de la discrétion exemplaire ou de l'extrême ignorance de tous les écrivains qui en ont parlé. Il n'est pas difficile de voir qu'elles ont au moins autant de liberté que nous. Aucune femme, quel que soit son rang, ne peut sortir dans les rues si elle ne porte deux voiles ou murlins. L'un couvre le visage, sauf les yeux, et l'autre couvre toute la coiffure, en pendant par derrière jusqu'à la taille. La taille même est cachée par ce qu'on appelle un férigée, et alors la femme disparaît tout entière. Le férigée a des manches étroites qui vont jusqu'au bout des doigts et il les enveloppe à la façon de nos capes. En hiver, on le fait de drap, et de soie unie en été. Vous pouvez croire qu'alors ce costume déguise tout le monde et qu'on ne distingue pas la noble dame de l'esclave. Il serait impossible au plus jaloux mari de reconnaître sa femme au dehors. Personne n'oserait suivre ou toucher une femme dans la rue. 

Cette perpétuelle mascarade leur donne une entière liberté pour suivre leurs inclinations naturelles sans aucun danger d'être découvertes. La méthode usitée dans les intrigues est de se donner rendez-vous chez les juifs qui ont des maisons commodes, comme sont chez nous les maisons du commerce des Indes; et encore, les personnes qui ne vont pas là pour la même chose, ne font pas scrupule d'y entrer pour examiner les belles marchandises du magasin. Les grandes dames laissent rarement connaître à leurs galants qui elles sont; et il est si difficile de le savoir qu'une liaison peut durer une demi-année sans que l'amant sache à qui il a affaire. Il arrive même fort souvent qu'on se fasse un jeu de lui donner le change, et c'est ce qui donne aux femmes turques une réputation d'insigne fausseté. Il suffit presque qu'elles attestent une chose avec de grands serments pour qu'elle ne puisse être crue. 

Je pourrais bien moi-même, si je continuais de vous parler de ces mœurs étranges, tomber dans le même cas. Aussi finis-je ma lettre en protestant de ma sincérité et en vous priant de me croire, chère sœur, etc.

LETTRE XXX.

Description du fleuve de l’Hèbre ; beauté de ses bords et du climat ; mœurs pastorales ; jardiniers turcs ; leurs femmes ; anciens usages conservés

A M. Pope. D'Andrinople, le premier Avril 1717. Vieux style.

Vous esperez, sans doute, trouver quelque chose de sort curieux dans une Lettre, écrite par une personne qui est dans un pays où aucun Chrétien n'a osé aller depuis plusieurs siecles. II ne m'est point arrivé d'accident : ma voiture, a feulement pensé verser dans l’Hebre. Je vous assure que si j'étois beaucoup attachée à la gloire de mon nom après ma mort, je serois fâchée de n'avoir pas nagé le long de ce même fleuve, où la tête harmonieuse d'Orphée répéta ces Vers, il y a tant de siecles : 

Caput, à cervice revulsum, 
Gurgite cum medio portans OEagrius Hebrus
Volverat, Eurîdicen vox ipsa, & frigida lingua
Ah ! miseram Eurîdicen ! animâ fugíente, vocabat:
Eurîdicen toto referebant flumine ripa;.

Quelqu'un de nos beaux esprits d'Angleterre n'auroit pas manqué de faire un Elégie sur ma mort, & de dire à l'univers que notre fort étant le même, nos ames se sont réunies: mais je ne dois pas m'attendre qu'on mette sur ma tombe les belles choses qu'un accident si extraordinaire m'auroit attirées. Je suis, au moment où je vous écris, dans une maison située sur l'Hebre ; il coule sur les fenêtres de ma chambre. Mon jardin est rempli de Cyprès fort hauts, sur lesquels il y a une infinité de tourterelles qui se disent mille douceurs, depuis le matin jusqu'au soir. Mon esprit, dans cet instant, est tout rempli de leurs caresses, & vous conviendrez, à ma louange, que je suis bien discrette de résister à l'envie que j'ai de faire des Vers; sur-tout, ayant sous les yeux une vraie pastorale. L'été est déjà fort avancé dans cette partie du monde. Tout le territoire d’Andrinople est rempli de jardins; les bords des rivieres sont plantés d'arbres fruitiers, fous lesquels les gens de marque vont s'amuser tous les soirs. La promenade n'est point une récréation pour eux : ils forment des cercles sur la verdure, dans les endroits les plus exposés à l'ombre: y étendent un tapis, se mettent dessus, & prennent le cassé, pendant qu'un de leurs esclaves joue de quelqu'instrument. De distance en distance on voit de ces petites compagnies, toutes attentives au murmure des eaux. Ce goût est si général en Turquie qu'il a passé jusqu'aux Jardiniers. J'en ai souvent vu qui étoient assis sur le bord de la riviere avec leurs enfans, & jouoient d'un instrument champêtre, qui ressemble beaucoup à la description qu'on nous donne des anciens chalumeaux. II est composé de plusieurs roseaux inégaux, qui fendent un son simple, mais doux & agréable.

M. Addisson pourroit faire ici l'expérience dont il parle dans ses voyages : le peuple y fait usage de tous les instrumens qu'on voit aux antiques Grecques & Romaines. Les jeunes bergers s'amusent à faire des guirlandes de fleurs pour leurs agneaux favoris: j'ai souvent vu de ces animaux peints & ornés de différentes manieres ; ils étoient couchés aux pieds des bergers, qui s'amusoient à jouer ou à chanter. Ces gens ne lisent jamais de Romans ; ils ont cependant conservé les anciens amusemens du pays, & ils leur sont aussi naturels que le jeu du bâton ou celui du ballon à nos paysans Anglois. La chaleur du climat rend ceux de ce pays-ci mous au point qu'ils ne sont aucun exercice violent ; ils n'en connoissent pas : cette mollesse leur donne même de l'aversion pour le travail : elle est d'ailleurs entretenue par la grande fertilité du terrein. Les jardiniers sont les seuls paysans heureux en Turquie ; comme ils fournissent des fruits & des légumes à toute la Ville, ils sont fort à leur aise. La plupart sont Grecs. Ils ont de petites maisons au milieu de leurs jardins, où leurs femmes & leurs filles ont la liberté d'aller sans voile ; ce qui n'est pas permis dans la Ville. Ces filles sont fort belles, & assez proprement mises : elles passent leur tems à faire de la toile à l'ombre des arbres. Je ne regarde plus Théocrite comme un Ecrivain romanesque: il a donné une idée véritable des mœurs des paysans du pays. Avant que l'oppression les eût réduits à la misere, ils avoient tous, en général, la même façon de vivre, que les principaux d'entr'eux ont aujourd'hui. S'il eût été Anglois, ses Idylles annonceroient, sans doute, la maniere de battre le bled, & de faire le beurre. Dans ce pays, on ne bat point le bled, il est foulé aux pieds des bœufs : & le beurre, ce qui ne m'amuse pas trop, y est inconnu. Je lis ici votre Homere avec un plaisir infini: je suis dans le cas d'entendre clairement plusieurs petits passages dont je ne scntoispas toute la beauté. On a conservé plusieurs Coutumes qui étoient établies de son tems; une grande partie même des habits dont on se servoit alors, sont encore en usage. II n'est pas étonnant qu'on trouve plutôt ici, que dans tout autre pays, des restes d'un siécle si éloigné. Les Turcs ne prennent pas la peine de communiquer leurs modes, comme sont les autres Nations, qui s'imaginent être plus polies. Je vous ennuierois, si je vous rapportois tous les passages d'Homere qui ont rapport aux Coutumes modernes. Je puis vous assurer, en général, que les femmes du premier rang passent leur tems à broder, sur un métier, des voiles & des robes ; & elles sont toujours entourées de leurs servantes, dont le nombre est considérable; comme ce Poëte nous dépeint Andromaque & Hélene. La description du ceinturon de Ménélas présente à l'esprit celui que portent aujourd'hui les Grands: ils sont richement brodés tout autour, & attachés par-devant avec de riches agraffes d'or. Le voile blanc qu'Hélene jette sur son visage est encore à la mode. Quand je vois plusieurs vieux Bassas, à barbe vénérable, se chauffer au soleil, je me rappelle le bon Roi Priam & ses Conseillers. Les tableaux où Diane est représentée dansant sur les bords de l'Eurotas, donnent une juste idée des danses qui sont en usage ici. La Dame la plus distinguée commence la danse ; elle est suivie d'une troupe de jeunes filles qui imitent exactement ses pas, & qui répondent en Choeur, lorsqu'elle chante. Leur chant est très-gai & très-vif: les pas sont variés au gré de celle qui mene la danse; mais ils sont toujours en mesure ; enfin je trouve leurs danses beaucoup plus agréables qu'aucune des nôtres. Je me mets quelquefois de la partie ; mais je ne suis pas assez habile pour mener les danses: je ne vous parle que de celles qui sont en usage parmi les Dames Grecques; celles des Turques sont bien différentes. J'aurois dû vous dire d'abord que les moeurs & le langage des Orientaux peuvent servir a entendre bien des passages de l'Ecriture, qui paroissent obscurs. [Langue turque] Le Turc vulgaire est très-différent de celui de la Cour, ou des personnes de marque: il est toujours rempli d'Arabe & de Persan; & il seroit aussi ridicule de s'en servir en parlant à un Grand, que de faire usage de l'Idiome des Provinces d'York ou de Sommerset dans l’antichambre du Roi d'Angleterre. II y a encore un troisieme langage qu'on appelle sublime; c'est-à-dire propre pour la Poesie. C'est exactement le même que celui de l'Ecriture. Vous ne serez sans doute pas fâché d'en voir un exemple ; & j'ai cru vous faire plaisir en vous envoyant une traduction fidelle des Vers qu'Ibrahim Bassa, Favori actuel de l'Empereur, a faits en l'honneur de la jeune Princesse sa femme, qu'il ne lui est pas encore permis de voir sans témoins, quoiqu'elle soit chez lui. II a de l'esprit & est fort savant: quand même il seroit mauvais Poëte, il ne manqueroit pas de se faire aider dans cette occasion par les meilleurs de l'Empire. Ainsi, l'on peut regarder ces Vers comme un exemple de la plus belle Poesie Turque; & je ne doute pas que vous ne trouviez des rapports entre cette piece, & le Cantique de Salomon, qui fut aussi adressé à une Princesse nouvellement mariée.

Vers Turcs adressés à la Sultane, fille aînée du Sultan Achmet III.

STANCE I.

1. Le Rossignol voltige maintenant dans les vignes;

Sa passion est de chercher les roses.

2. J'ai été admirer la beauté des vignes: 

  La douceur de vos charmes a ravi mon coeur.

3. Vos yeux sont noirs & aimables; 

Mais aussi vifs & dédaigneux que ceux d'un Cerf. 

STANCE II.

1. La possession désirée est différée de jour en jour;

Le cruel Sultan Achmet me défend

 De voir ces joues plus vermeilles que les roses.

2. Je n'ose vous dérober un baiser: La douceur de vos charmes a ravi mon ame.

3. Vos yeux sont noirs & aimables; Mais aussi vifs & aussi dédaigneux que ceux d'un Cerf.

STANCE III.

1. Ces Vers sont les interprètes des soupirs du malheureux Ibrahim. 

Un dard sorti de vos yeux m'a percé l’ame. 

2. Ah ! quand arrivera l'heure où je pourrai vous posséder! 

Dois-je attendre encore long-tems ? 

La douceur de vos charmes a ravi mon ame ; 

Ah ! Sultane ! yeux de Cerf! Ange parmi les Anges ! 

Je désire, & ce désir n'est point rempli. 

Goûtez-vous du plaisir à me déchirer le cœur?

STANCE IV.

1. Mes cris s'élevent jusqu'aux Cieux. 

Le sommeil ne peut plus fermer mes yeux. 

Tourne-toi vers moi, ma Sultane, afin que je contemple ta beauté. 

2. Adieu, je descends au tombeau. Si vous m'appellez, je reviens. 

Mon cœur est aussi inflammable que le soufre; un seul de vos regards l'embrasera.

3. Couronne de ma vie ! Brillante lumière de mes yeux! 

Ma Sultane! ma Princesse! 

Je frotte la terre avec ma face. 

Je me noye dans l'amertume de mes larmes: mes sens s'égarent. 

Ne prendrez-vous point pitié de moi? 

N’obtiendrai-je pas même un regard de vous ?

J'ai eu beaucoup de peine à trouver quelqu'un qui me fît la traduction littérale de ces Vers. Si vous connoiífiez mon interprete, il seroit inutile de vous avertir que cette pièce n'a reçu de sa part aucun embellissement. II me semble qu'en excusant les fautes inévitables dans une traduction en prose, & dans un langage si différent, on trouvera de grandes beautés dans ces Vers. Quoique cette expression, yeux de Cerf, soit basse dans notre Langue, elle me plaît beaucoup, & je la regarde comme une vive image du feu & de l'indifférence qui sont en même tems dans les yeux de sa Maitresse. Monsieur Boileau a très-judicieusement observé qu'il ne falloit jamais juger de la noblesse d'une expression employée dans un ancien Auteur, pat celle qui la rend dans notre Langue, puisqu'elle peut être très-élevée chez lui, & devenir très-basse chez nous. Vous connoissez si bien Homere, qu'il n'est pas possible que vous n'ayez fait cette remarque à son sujet: on ne doit pas manquer de le faire, à l'égard de la Poésie Orientale. Les répétitions que vous trouverez à la fin des deux premieres Stances, doivent faire une espece de chorus conforme à la maniere des Anciens. Le chant change, sans doute, à la troisieme Stance ; le refrein n'est plus le même. Je trouve qu'il y a beaucoup d'art dans la fin : le Poëte montre plus de passion que dans tout le reste ; parce qu'il est naturel qu'il s'échauffe dans son discours, sur-tout pour un sujet qui le touche de si près. Cette maniere est certainement beaucoup plus intéressante, que celle qui s'est introduite depuis peu chez nous, qui est de terminer une chanson d'amour par un tour tout-à-fait opposé. Le premier Vers de la chanson d'Ibrahim est une image de la saison actuelle de  l’année. Toute la campagne est à présent remplie de rossignols ; leurs amours avec les roses est une Fable Arabe, aussi connue ici, qu'Ovide parmi nous. C'est la même chose que si nous commencions une chanson par ces mots :

Maintenant Philomele chante, &c.

On a cru qu'il étoit inutile de donner ici la traduction des Vers Anglois qui sont dans l'original: c'est une répétition des Vers Turcs. Milady elle-même n'ose assurer qu'elle ait bien réussi parce que, dit-elle, la Langue Angloise n'est pas propre à exprimer une passion dont ceux qui la parlent sont peu susceptibles : d'ailleurs, ajoûte-t-elle, elle n'est pas riche en mots composés, qui sont très-communs & très expressifs dans la Langue Turque.

Vous voyez, continue-t-elle en finissant ses Vers, que je suis assez avancée dans la Littérature Orientale. Pour dire la vérité, j'étudie beaucoup, & l'unique avantage que je desire retirer de mon travail, est de satisfaire votre curiosité: c'est ce que vous affûte votre, &c.

Traduction de 1853

A M. Pope

Andrinople, 1er avril

J'ose penser que vous attendez à la fin quelque chose de nouveau dans cette lettre, depuis que j'ai fait un voyage que depuis plusieurs siècles aucun chrétien n'avait entrepris. L'accident le plus remarquable dont j'aie à vous parler, c'est que j'ai failli verser dans l'Hèbre, et si je tenais beaucoup à ma renommée, je regretterais certainement d'avoir manqué une occasion de mort aussi romanesque. C'est quelque chose que de mourir au milieu de ces flots qui ont entraîné la tête du mélodieux Orphée, alors qu'il répétait encore ces vers plaintifs :

Lorsque l'Hèbre roulait sa tête dans les flots, 

De sa bouche glacée et pleine de sanglots 

Partait un dernier cri vers sa chère Eurydice; 

Les rives répétaient : Eurydice! Eurydice ! 

Vous connaissez quelques-uns de nos beaux esprits qui auraient trouvé là le sujet d'un magnifique morceau de poésie et qui auraient dit dans les vers d'une élégie :

Leur âme était la même et leur mort fut commune.

Je désespère de retrouver jamais une occasion de faire dire d'aussi belles choses sur mon compte, et de mourir d'une façon aussi distinguée.

Je vous écris pour le moment d'une maison située sur les rives de l'Hèbre, qui coule sous les fenêtres de ma chambre. Mon jardin est rempli de beaux cyprès, sous les branches desquels des couples de véritables tourterelles vont se disant des choses aimables depuis le matin jusqu'à la nuit. Comme je pense naturellement aux ramages et aux ombrages de nos poëtes! et vous devez avouer qu'il me faut plus que de la discrétion ordinaire pour résister aux tentations poétiques dans un lieu où la vérité, cette fois, suffit pour faire naître une pastorale. L'été est déjà fort avancé dans cette partie du monde ; autour d'Andrinople, à quelques milles, tous les champs ont l'air de jardins, et les rives du fleuve sont ornées de toutes sortes d'arbres fruitiers, sous l'ombrage desquels les Turcs les plu élevés en dignité se divertissent tous les soirs. Ils ne s'y promènent pas, ce genre de plaisir ne leur étant pas connu, mais ils s'y reposent sur des gazons verts, qu'ils couvrent de tapis pour y prendre leur café. Ordinairement c'est au son des instruments et en écoutant les chants de leurs esclaves qui ont la voix belle. Tous les vingt pas on peut voir une de ces petites compagnies qui se plaisent à écouter le murmure des eaux. C'est un goût si général qu'il n'y a pas un jardinier qui ne se donne ce plaisir. Je les ai vus souvent avec leurs enfants assis sur les bords de la rivière et jouant de quelque instrument rustique que je comparerais volontiers à l'antique chalumeau. Ce sont des roseaux d'inégales grandeurs qui rendent un son bien simple, mais doux. 

M. Addison (1) pourrait vérifier ici l'expérience dont il parle dans ses voyages : il n'y a pas un des instruments de musique chez les Grecs ou chez les Romains, sur les morceaux de sculpture, qu'on ne rencontre dans les mains de ce peuple-ci. Les jeunes garçons s'amusent ordinairement à parer de guirlandes leur agneau favori. J'en ai vu souvent dont la toison était peinte et ornée de fleurs; ils se couchaient aux pieds de leurs maîtres et ils jouaient ensemble. Cela ne leur vient pas des romans qu'ils n'ont pas lus. Ce sont les anciens jeux de leurs pères, et ils les ont gardés aussi naturellement que nos bergers ont conservé les jeux de balle ou de bâton. La douceur et la noblesse du climat, qui s'oppose à tous les exercices violents, les ont empêchés d'avoir même l'idée de s'y livrer. Ils ont le travail en aversion et la fertilité du pays favorise leur paresse. Ces jardiniers sont la seule espèce de gens qui soient heureux en Turquie. Ils fournissent à toute la ville des fruits et des herbes, et paraissent vivre à leur aise.

1. Le célèbre auteur de la tragédie de Caton. 

La plupart sont Grecs; ils ont de petites maisons au milieu de leurs jardins ; et leurs femmes et leurs filles y jouissent d'un genre de liberté qui n'est pas permis à la ville ; elles y vivent sans voiles. Ces femmes sont très-propres et jolies; elles passent leur temps à travailler à l'ombre des arbres. 

Il n'y a pas encore longtemps je regardais Théocrite comme un faiseur de romans; mais il a peint au naturel la manière de vivre des paysans de ce pays. Sans doute qu'avant la conquête qui les a assujettis, ils jouissaient d'un sort plus doux. Je suis sûre que s'il était né en Angleterre, Théocrite aurait rempli ses idylles de descriptions de granges et de laiteries. On ne connaît rien de tout cela par ici. Ce sont les bœufs qui battent le blé en grange, et quant au beurre, j'ai vu avec peine qu'on ne sait ce que c'est. 

Je relis votre Homère avec un plaisir infini, et certains passages ne m'arrêtent plus, dont je ne comprenais pas autrefois la beauté. Bien des usages et des coutumes sont encore conservés ici, comme de son temps. Je ne suis pas étonnée de trouver dans ce pays, plus que partout ailleurs, des vestiges d'une aussi grande antiquité, parce que les Turcs ne se donnent pas autant de mal pour répandre leurs usages que les autres nations ne le font, elles qui se croient plus civilisées. Je vous ennuierais si je vous expédiais toutes mes notes sur les usages actuels; mais je puis vous dire du moins, sans vous tromper, que les princesses et les grandes dames passent ici leur temps chez elles, à broder leurs voiles et leurs robes, au milieu de leurs esclaves qui sont toujours en grand nombre. Telles on nous peint Hélène et Andromaque. La description du ceinturon de Ménélas peut servir à décrire Ceux des gens riches : une large agrafe d'or les attache par devant, et ils sont richement brodés alentour. Le voile blanc qui couvrait le visage d'Hélène est encore ici à la mode ; je n'ai jamais vu plus de cinq ou six vieux pachas (et j'en vois souvent), avec leurs barbes vénérables, assis et se reposant au soleil, que je ne me sois rappelé le bon roi Priam au milieu de son conseil. La manière de danser est certainement celle de Diane, lorsqu'elle dansait sur les rives de l'Eurotas. Encore aujourd'hui c'est une grande dame qui conduit le chœur; une troupe de jeunes filles l'accompagne ; si elle chante, elles répètent ses chants. 

Les airs sont extrêmement vifs et gais, avec une mollesse qui étonne. Les pas sont variés selon la fantaisie de celle qui conduit la danse, mais toujours en mesure, et, pour moi, je préfère de beaucoup toutes ces danses aux nôtres. Quelquefois j'ai voulu me mettre de la partie, mais je n'aurais su conduire la troupe. Ce sont là les danses des Grecques : celles des Turcques sont bien différentes. Le Turc vulgaire est bien différent de celui qui est parlé à la cour ou parmi les gens de marque ; la langue de la cour est toujours mélangée à un tel point d'Arabe et de Persan, qu'on peut bien l'appeler une autre langue. Et il serait aussi ridicule de se servir des expressions communes, en parlant à un homme de rang ou à une dame, qu'il le serait d'employer dans un salon de Londres le patois d'York ou de Somerset. Il y a encore au-dessus le style sublime, comme ils l'appellent; c'est le style poétique et tout à fait le style de l'Écriture. Je pense que vous serez content d'en voir un exemple original, et je suis très-heureuse de pouvoir satisfaire votre curiosité en vous envoyant une traduction fidèle des vers qu'Ibrahim-pacha, le favori en titre, a faits pour la jeune princesse qu'il vient d'épouser, quand il ne pouvait encore la voir sans témoins, bien qu'elle habitât déjà sa maison. C'est un homme d'esprit et de savoir; et capable ou non d'écrire de bons vers, il a dû, pour une telle occasion, prendre conseil des meilleurs poètes de l'empire. Ainsi ces vers peuvent être pris pour un échantillon de leur plus belle poésie. Je suis sûre qu'ils vous paraîtront comme à moi ressembler beaucoup au songe de Salomon, adressé, lui aussi, à sa royale épouse.

VERS TURCS ADRESSÉS A LA FILLE AINÉE DU SULTAN ACHMET III.

Le rossignol voltige dans les vignes; 

Il cherche en se jouant, les roses, ses amours ; 

J'allais pour admirer la beauté des vendanges, 

Et vos charmes si doux, si frais, m'ont ravi l'âme. 

Vos yeux sont noirs, enfant, et nous disent d'aimer, 

Mais méchants, dédaigneux comme les yeux des cerfs. 

Le bien que j'ai rêvé m'échappe chaque jour. 

L'inexorable Achmet ne veut pas que je voie 

Votre joue en sa fleur, plus rose que les roses. 

Je n'ose savourer un seul de vos baisers ; 

Et vos charmes si doux, si frais, m'ont ravi l'âme.

Vos yeux sont noirs et nous disent d'aimer, 

Mais méchants, dédaigneux comme les yeux des cerfs.

Ibrahim désolé soupire dans ces vers; 

Un regard de vos yeux a déchiré mon cœur. 

Ah! quand pourrai-je enfin posséder ta beauté ! 

Faut-il encor longtemps attendre ? 

Oui, vos charmes si doux, si frais, m'ont ravi l'âme. 

Sultane aux yeux de cerf, ange parmi les anges, 

Je désire, mais rien ne cède à mes désirs. 

Vous plairiez-vous, cruelle, à déchirer mon cœur ? 

Mes cris percent les cieux, 

Mes yeux ne savent se fermer. 

Regarde-moi, sultane, et laisse-moi te voir. 

Adieu : je vais mourir; 

Un mot, rien qu'un seul mot, je reviens à la vie. 

Mon cœur est comme un soufre enflammé par tes yeux. 

Couronne de vie, éclatante lumière, 

Ma sultane, ma princesse, 

Je me prosterne, et pleure, et je perds la raison : 

Êtes-vous sans pitié ? Belle, retournez-vous. 

J'ai bien eu de la peine à traduire ces vers littéralement; et si vous connaissiez mes interprètes, vous verriez bien, sans que je vous en assure, qu'ils ne les ont pas embellis. Suivant moi, en faisant la part des fautes inévitables qui se trouvent dans une traduction pareille, il y a de grandes beautés dans ces vers. L'épithète Sultane aux yeux de cerf, peu agréable dans notre langue, me plaît infiniment : j'y trouve la vive image du feu qui brille dans les yeux d'une maîtresse indifférente. M. Boileau a très-justement observé que nous ne pouvons juger de la grandeur des expressions, dans les anciens auteurs, par l'idée qu'elles nous présentent. Elles pouvaient être fort belles pour eux et ne pas nous sembler convenables. Vous connaissez si bien Homère que je peux ne pas vous y renvoyer, et cela doit vous rendre indulgent pour la poésie orientale.

Les répétitions et la terminaison des deux premières stances doivent servir de chœur et ont le charme des poésies antiques. L'air change apparemment à la troisième stance où la mesure est altérée; et je crois qu'il indique de plus en plus la passion vers la fin. De même on s'anime naturellement quand on parle, et surtout quand le sujet nous intéresse vivement. Certainement cette manière est plus touchante que notre usage moderne de terminer les couplets passionnés par un refrain qui souvent vient très-mal. Le premier vers peint la saison : tout le pays est plein de rossignols et leurs amours avec les roses sont une fable arabe aussi connue ici que les poésies d'Ovide parmi nous. C'est comme si un de nos poëmes commençait par ce vers :

Déjà chante Philomèle.

Vous voyez que je deviens très-forte sur les langues orientales; et, à parler vrai, je les étudie avec grand soin. Je désire que ces études me donnent une occasion d'amuser votre curiosité. Ce sera l'un des plus grands avantages qu'en puisse espérer Votre, etc.

LETTRE XXXI.

Beauté des femmes grecques; de la peste; de l’inoculation.

A Madame S. C. D'Andrinople, le premier Avril 1717. Vieux style.

Il me semble, ma chere S. C. que je devrois vous quereller de n'avoir répondu qu'en Décembre à une Lettre du mois d'Août, plutôt que m'excuser moi-même d'avoir tardé jusqu'à présent à vous en écrire une seconde. Les fatigues que j'ai essuyées pendant un long voyage par terre, sont plus que suffisantes pour autoriser mon silence, quoique la sin de ce voyage ne soit pas aussi désagréable que vous vous l'étiez imaginé. Je goûte ici beaucoup de tranquillité, & suis moins isolée que vous ne pensez. Le grand nombre de Grecques, de Françoises, d'Angloises & d'Italiennes qui sont sous notre protectîon ; me font leur cour du matin au soir; & je puis vous assurer qu'il s'en trouve dans le nombre de très-belles. Les Chrétiens qui ne sont pas sous la protection de quelqu'Ambassadeur, sont toujours sort exposés; & plus ils sont riches, plus le danger est grand pour eux. Tout ce qu'on raconte des terribles effets de la peste chez les Turcs est une fable. J'avoue cependant que mon oreille ne s'accoutume pas facilement à entendre prononcer un mot qui m'a causé les idées les plus effrayantes ; & je suis convaincue que cette prétendue peste n'est qu'une fiévre. Nous avons passé par deux ou trois Villes qui en étoient infectées ; & dans une, il en mourut deux personnes près de la maison où nous couchâmes; heureusement qu'on eut l'attention de me le cacher. Notre Aide de cuisine en fut attaqué, & l'on me fit accroire qu'il avoit seulement un gros rhume. Cependant nous laissâmes notre Médecin pour en avoir soin : le malade & le Médecin arriverent hier en très-bonne santé, & je suis instruite à présent que le premier avoit eu la peste. L'air n'en est jamais infecté, & beaucoup de personnes en réchappent. Je suis persuadée qu'il seroit aussi facile de la déraciner de ce pays, que de l'Italie & de la France: mais elle est si peu dangereuse, qu'on n'y fait pas même attention ; & maladie pour maladie, l'on préfere celle-ci à quantité d'autres auxquelles nous sommes sujets dans nos climats, & qui sont inconnues en Turquie.

A propos de maladie, je vais vous apprendre une chose qui vous fera desirer d'être ici. La petite vérole, si générale & si cruelle parmi nous, n'est qu'une bagatelle dans ce pays, par le moyen de l'inoculation qu'on a découverte: ( c'est le terme dont on se sert: ) il y a une troupe de vieilles femmes dont l’unique métier est de faire cette opération. Le tems qui lui est le plus propre est au commencement de l'automne, lorsque le grand chaud est passé. Les Chefs de maisons s'envoient demander les uns aux autres s'il y a quelqu'un dans leur famille qui veut avoir la petite vérole: on s'assemble plusieurs, &, lorsque le nombre se monte à 15 ou 16, on fait venir une de ces vieilles femmes, qui apporte de la matiere de petite vérole de la meilleure espece, plein une coquille de noix. Elle demande quelle veine on veut se faire ouvrir; & d'après la réponse, elle en ouvre une avec une grande aiguille qui ne fait pas plus de mal qu'une égratignure, & y introduit autant de matiere qu'elle en peut prendre avec la tête de son aiguille : elle lie ensuite la plaie, en y appliquant un petit morceau de coquille : elle fait la même opération à quatre ou cinq autres veines. Les Grecs ont ordinairement la superstition d'en ouvrir une au milieu du front, une à chaque bras, & une sur la poitrine, pour imiter le ligne de la croix: mais cette pratique a un très-mauvais effet, parce qu'il reste des cicatrices à toutes ces petites plaies. On ne se» sait ordinairement ouvrir les veines, pour cette opération, qu'à des parties du corps qui sont cachées, comme aux jambes ou aux bras. Les enfans à qui on a fait l'inoculation jouent & se portent bien pendant huit jours, au bout desquels la fiévre les prend; ils gardent alors le lit deux jours, rarement trois: ils n'ont ordinairement que vingt ou trente grains au visage, qui ne marquent jamais. Enfin, au bout de huit jours, ils se portent aussi bien que s'ils n'avoient pas été malades. Les plaies qu'on leur a faites jettent beaucoup pendant leur maladie; ce qui attire, sans doute, le venin de la petite vérole, & l'empêche de se répandre ailleurs avec violence. On fait tous les ans cette opération à des milliers d'enfans, & l'Ambassadeur de France dit qu'on prend ici la petite vérole par amusement, comme ailleurs les Eaux. On n'a vu mourir ici personne de l'inoculation; & je suis si convaincue de la bonté de cette opération, que j'ai résolu de la faire faire à mon cher petit enfant. J'aime assez ma patrie pour tâcher d'y introduire cet usage, & je ne manquerois pas d'écrire exprès à nos Médecins, si je les croyois assez zélés pour sacrifier leur intérêt particulier au bien du genre humain, & pour perdre une partie si considérable de leur revenu : mais je craindrais, au contraire, de m'exposer à tout leur ressentiment, qui est dangereux, si j'entreprenois de leur faire un tort si considérable. Peut-être qu'à mon retour en Angleterre j'aurai assez de courage pour leur déclarer la guerre. Admirez le zèle héroïque de votre amie, &c.

LETTRE XXXII.

Des chameaux , des buffles ; des chevaux turcs ; des cigognes; maisons turques ; leurs jardins; ignorance des voyageurs à cet égard ; mosquées; hotelleries.

A Madame T. D'Andrinople, le premier Août 1717. Vieux style.

Je puis maintenant vous annoncer, ma chere T., que je suis à la fin d'un long voyage : je ne vous ferai point le récit ennuyeux des fatigues que j'ai essuyées ; le détail des choses extraordinaires que l'on voit ici vous plaira, sans doute, davantage : vous seriez aussi étonnée de recevoir de Turquie une Lettre qui ne contiendroit rien de curieux, que les personnes qui viendront me voir, lorsque je serai de retour à Londres, le scroient, si je n'avois aucune rareté à leur montrer. De quoi vous parlerai-je î Vous n'avez jamais vu de chameaux; je vous ennuierois, peut-être, en vous en faisant la description. Je vous assure que, n'ayant vû ces animaux qu'en peinture, je n'en avois pas une juste idée. Je vais vous faire à leur sujet une réflexion hardie, & peut-être fausse ; personne ne l'a faite avant moi : c'est que je regarde les chameaux comme une espece de cerf: ls ont les jambes, le corps & le cou exactement semblables, & la couleur est presque la même. II est vrai que les chameaux sont beaucoup plus gros que les cerfs, & qu'ils sont bien plus grands que les chevaux. lis sont si légers à la course, qu'après Faction de Peter-Waradin, ils devancerent les chevaux les plus légers, & apporterent à Belgrade la premiere nouvelle de la perte de la bataille. On ne les dompte jamais entierement : on a soin de les attacher avec de fortes cordes à la queue les uns des autres, & on en voit quelquefois jusqu'à cinquante de suite. En tête, on met un âne sur lequel monte le conducteur. J'en ai vu jusqu'à six-cents que conduisoit une troupe de Marchands voyageurs. Ces animaux portent un tiers plus pesant que les chevaux ; mais il faut de l'adresse pour les charger, à cause d'une bosse qu'ils ont sur le dos. Je les trouve fort vilains : ils ont la tête mal faite, & trop petite pour leur corps. Ce sont eux qui portent les fardeaux, & les bêtes qu'on employe à la charrue sont les buffles. Cet animal vous est aussi inconnu: il est plus gros & plus lourd que le bœuf: il a de grosses cornes courtes, noires, serrées & recourbées en arriere. On dit que cette corne est très. belle lorsqu'elle est bien polie. Le buffle est ordinairement tout noir; son poil est sort court; ses yeux sont très-petits & tout blancs : enfin, il ressemble à un Diable. Pour l'ornement, les paysans lui peignent les ongles & le front en rouge. On n'employe les chevaux à aucun travail fatigant ; aussi n'y font-ils pas propres. Quoique petits, ils sont beaux & ont beaucoup de feu ; mais ils ne sont pas si forts que ceux des Pays plus froids. Leur vivacité ne les empêche pas d'être fort doux; ils sont très-légers à la course, & ont le pied sur. J'en ai un petit blanc que j'aime beaucoup, & que je ne donnerois pour rien au monde. II se cabre sous moi avec tant de feu, que l'on s'imagineroit qu'il faut beaucoup de hardiesse pour oser le monter: cependant, je vous proteste que de ma vie je n'ai vu cheval si obéissant. Ma selle de femme avec laquelle je suis de côté sur le cheval, est la premiere qu'on ait vue dans cette parue du Monde : on la regarde avec autant de surprise, qu'on regardoit en Amérique le vaisseau de Christophe Colomb, lorsqu'il fit la découverte de ce pays. On a ici un respect religieux pour les tourterelles, à cause de leur innocence; ce qui fait qu'elles multiplient beaucoup : les cicognes y sont en vénération, parce qu'on est persuadé qu'elles vont tous les hivers en pélerinage à la Mecque. Ce sont, en vérité des plus heureux sujets de l'Empire Turc; & ils connoissent si bien leurs priviléges qu'ils vont dans les rues sans crainte, & sont ordinairement leurs nids au bas des maisons. Le peuple Turc regarde comme heureux ceux à qui appartiennent les maisons où ces oiseaux vont nicher, se persuadant qu'ils n'ont à craindre, pendant toute l'année, ni le feu ni la peste. J'ai le bonheur d'avoir un de ces nids sacrés sous les fenêtres de ma chambre.

A propos de chambre, je pense que la description des maisons de ce pays fera aussi agréable pour vous „ que celle des volatiles & des quadrupedes. Je suis persuadée que vous regardez, d'après les relations de la Turquie, toutes les maisons d'ici, comme étant de la plus pitoyable architecture. J'en ai vu un assez grand nombre pour en parler savamment, & je vous assure que vous êtes dans l'erreur. Nous sommes actuellement logés dans un Palais qui appartient au Grand-Seigneur. La manière de bâtir est charmante, & convient fort au pays. II est vrai que ce n'est pas l'usage d'embellir l'extérieur des maisons, & qu'elles sont presque toutes bâties en bois ; ce qui, je l'avoue, est sujet à beaucoup d'inconvéniens ; mais l'on ne doit pas en accuser le goût de la Nation : l a constitution du Gouvernement en est la seule cause. Chaque maison, à la mort du propriétaire, appartient au Grand-Seigneur; c'est pourquoi, personne ne veut faire une dépense dont il n'est pas sûr que sa famille profitera. Chacun ne songe qu'à faire construire commodément & pour sa vie, sans s'embarrasser que l'édifice tombe l’année d'après sa mort. Toutes les maisons de Turquie, en géneral  grandes ou petites, sont divisées en deux parties, qui n'ont de communication que par un passage fort étroit. La premiere a, par devant, une grande cour, autour de laquelle regnent des galeries couvertes; ce qui me paroît sort agréable. Ces galeries communiquent à toutes les chambres, qui sont ordinairement assez grandes, & où il y a deux rangs de fenêtres, dont le vitrage est peint. II est rare qu'on fasse plus de deux étages à une maison, & chacun a ses galeries : les escaliers sont larges, & n'ont guères plus de trente marches : voilà pour ce qui regarde la partie qu'occupe le maître de la maison. Le Haram, c'est-à-dire, l'appartement des Dames, (car le nom de Serrail est particulier au Grand Seigneur,) a pareillement une galerie du côté du jardin sur lequel donnent les fenêtres des chambres, dont le nombre est égal à celui de l'autre partie de la maison : mais elles sont plus gaies, à cause des peintures &c des ameublemens. Le second rang de fenêtres est sort bas, & il y a des grilles comme à celles des Couvents: les planchers des chambres sont tout couverts de tapis de Perse, & il y a dans un des bouts un banc de deux pieds d'élévation: dans la mienne il y en a deux: c'est ce qu'on appelle Sopha ; il est couvert d'un tapis plus riche que celui du plancher; il y a tout autour une espèce de couche élevée d'un demi pied, laquelle est couverte d'une riche étoffe de soie, selon la fantaisie ou la magnificence du maître de la maison. La mienne est couverte d'un drap écarlate, avec une frange d'or. Tout au tour sont placés, contre la muraille, deux rangs de coussins, les uns grands, les autres petits; & c'est ici où les Turcs étalent toute leur magnificence. Ces coussins sont ordinairement de brocard, ou de satin blanc, brodé en or: enfin rien n'est si brillant, ni si agréable à la vue. Ces siéges sont, en outre, si commodes, que je ne crois pas pouvoir reprendre l'habitude des chaises. Les chambres sont basses; &, ce que je ne regarde pas comme un défaut, le plancher d'en haut est de bois, sur lequel il y a des fleurs incrustées ou peintes. II y a plusieurs armoires dans les murs, lesquelles me semblent plus commodes que les nôtres. Dans l'entre-deux des fenêtres sont de petits arsenaux où l'on met des parfums ou des corbeilles de fleurs. Mais ce qui me plaît le plus de tous les ameublemens d'un Haram, ce sont les fontaines de marbre, qui sont dans le fond de la chambre. Elles jettent l'eau par plusieurs tuyaux, procurent une agréable fraîcheur, & font un doux murmure en tombant d'un bassin dans l'autre: quelques-unes de ces fontaines sont magnifiques. Dans chaque maison il y a un bain qui consiste ordinairement en deux ou trois petites chambres couvertes de plomb & parées de marbre, avec des bassins & des robinets : enfin, on y trouve toutes les commodités propres pour les bains chauds & pour les froids.

Vous serez, sans doute, surprise de voir une relation si différente de celles des voyageurs ordinaires, qui ont tous une démangeaison insupportable de parler de ce qu'ils ne savent pas. Un Chrétien, sans un caractère très-distingué, ou une occasion tout-à-fait extraordinaire, ne peut entrer dans la maison d'un homme de marque en Turquie: le Haram, sur-tout, est absolument défendu. Ainsi, ces voyageurs ne peuvent parler que de l'extérieur des maisons, qui ont ordinairement peu d'apparence : les Harams sont toujours sur le derriere, & on ne peut les voir de la rue. Ils n'ont que les jardins pour toute perspective, & ces jardins sont entourés de murs très élevés : on n'y voit point de parterres, comme dans les nôtres ; ils sont plantés d'arbres assez hauts, qui sont un agréable ombrage, & selon moi, un coup d'œil charmant. Au centre du jardin est le Chiosk,  c'est une grande chambre, au milieu de laquelle est ordinairement une fontaine. On monte à cette chambre par neuf ou dix marches ; ses murailles sont des jalousies dorées autour desquelles on voit des vignes entrelacées, du jasmin & du chevrefeuil, & le tout est environné de grands arbres. C'est dans ce lieu que le mari & la femme se livrent aux plus secrets plaisirs. Les Dames y passent ordinairement presque toute la journée, soit à faire de la musique, soit à broder. Dans les jardins publics, il y a des Chiosks publics pour ceux qui n'ont pas le moyen d'en avoir chez eux. On y va prendre du cassé, du sorbet, &c. On sait cependant bâtir en Turquie d'une maniere plus solide que tout cela : les Mosquées sont toutes en pierres de taille, les Hanns ou Auberges sont magnifiques. Il y en a plusieurs qui occupent un grand carré, tout entouré de boutiques, sous des arcades de pierres. On y loge gratis les pauvres artisans; elles sont toujours auprès des Mosquées. Le corps de l'auberge est une très-belle & très-grande salle, capable de contenir trois ou quatre cents personnes: la cour est très-vaste, & environnée d'un cloître ; ce qui ressemble assez à nos Colléges. Je vous avoue que je trouve ces fondations bien plus utiles que celles des Couvents. II me semble que je vous en dis beaucoup pour une fois. Si le sujet que j'ai choisi n'est pas de votre, &c

Traduction de 1853

A Mme THISTLETHWAYTE.

Andrinople, 1er avril.

Je puis vous dire maintenant, chère madame Thistlethwayte, que je suis arrivée saine et sauve au terme de mon très-long voyage. Je ne vous ennuierai pas du récit de toutes les fatigues que j'ai souffertes. Vous aimerez mieux être instruite des choses singulières de ce pays. Une lettre de Turquie qui ne raconterait rien d'extraordinaire en ce genre vous causerait le désappointement qu'éprouveront mes connaissances d'Angleterre si je ne leur rapporte aucune rareté.

Mais par où commencer? Avez-vous jamais vu des chameaux? Je vais vous en parler : ce sera du nouveau pour vous. J'ai été, je vous assure, bien étonnée la première fois que j'en ai vu; bien qu'on m'ait montré mille fois des dessins qui les représentaient, rien ne m'avait pu donner une idée vraie • de ces animaux-là. Je vais faire une observation assez hardie, qu'on n'a sans doute jamais faite; peut-être est-elle fausse. Je classe le chameau dans la famille des cerfs : son cou, son corps, ses jambes sont taillés de la même façon, et il a presque le même pelage. Il est vrai qu'il est plus gros, puisqu'il a la taille plus haute que le cheval, et il est si léger, que, après la défaite des Turcs à Péterwardein, les chameaux prirent le pas sur les chevaux les plus agiles, et ce furent eux qui apportèrent les premiers à Belgrade la nouvelle de la perte de la bataille. Jamais on ne les apprivoise parfaitement; on les attache deux à deux avec de grosses cordes ; quand ils sont ainsi maintenus, un seul homme, monté sur un âne, en conduit cinquante ; j'en ai Vu plus de trois cents dans une seule caravane. Ils portent un tiers en plus de la charge du cheval, et il y a un moyen singulier pour les charger, à cause de la bosse de leur dos. Au reste, cela me paraît une vilaine créature, avec sa petite tête et son grand corps. 

Ce sont les chameaux qui portent tous les fardeaux; on laboure avec des buffles, autres animaux qui ne sont pas non plus de votre connaissance. Ils sont plus gros et plus pesants que nos bœufs, avec des cornes courtes, noires et épaisses, qui s'étendent en arrière de leurs têtes. On dit que cette corne, bien polie, sert à faire de beaux ouvrages. Leur poil est noir et court, et ils ont de petits yeux blancs, ce qui les rend assez semblables au diable. Pour les embellir, les habitants du pays leur teignent la queue et les poils de la tête en couleur rouge. 

On ne fait pas ici travailler les chevaux, et le travail ne leur conviendrait pas du tout. Ils sont bien faits et pleins de vivacité, mais généralement petits et plus faibles que ceux des pays froids; toutefois ils sont pleins de gentillesse, de vivacité, de légèreté, et ont le pied très-sûr. J'ai fait mon favori d'un petit cheval blanc que je ne donnerais à aucun prix ; il se cabre sous moi avec tant de feu qu'il faut que j'aie bien du courage pour oser m'en servir; et cependant je vous assure que je n'ai jamais de ma vie monté un cheval plus docile. Ma selle à siége est la première qu'on ait vue dans cette partie du monde, et on la regarde avec le même étonnement qu'excita le vaisseau de Colomb lorsqu'il aborda pour la première fois en Amérique. 

Il y a ici quelques oiseaux pour lesquels on a un respect religieux, et qui, par conséquent, pullulent tant qu'ils veulent; les tourterelles, par exemple, en faveur de leurs chastes amours, et les cigognes, que l'on croit faire, au retour de l'hiver, le pèlerinage de la Mecque. A dire vrai, ce sont là les plus heureux êtres de la Turquie, et ils connaissent si bien leurs priviléges qu'ils vont sans crainte dans les rues et font le plus souvent leurs nids au bas des maisons; et même celles qu'ils choisissent | passent auprès du vulgaire pour n'avoir rien à craindre pendant l'année de l'incendie ou de la peste. J'ai justement l'honneur d'avoir un de ces nids sacrés sous ma fenêtre.

[Maisons turques]

De ma fenêtre je passe à ma chambre et crois bien que si je vous la décris, ce sera là une autre nouveauté pour vous. Je suppose que vous avez lu dans les relations que les maisons de Turquie sont les plus misérables bâtiments du monde. Je puis vous en parler à bon escient, car j'en ai vu beaucoup; et je vous assure que rien n'est moins vrai. Nous sommes logés dans un palais qui appartient au Grand Seigneur. Vraiment je trouve que la manière de bâtir est très-agréable et convenable pour le pays. Il est vrai qu'on n'est pas très-soucieux de la beauté des façades et que généralement les maisons sont de bois, ce qui amène bien des malheurs; mais cela ne doit pas être imputé au mauvais goût du peuple turc; c'est l'oppression sous laquelle il gémit qui l'y oblige. A la mort du maître, toute maison est à la disposition du Grand Seigneur; et, par conséquent, on met le moins d'argent possible dans les constructions, puisque leur famille n'en doit rien recueillir. Tout ce que l'on veut c'est une maison commode pour la vie; peu importe qu'elle s'écroule plus tard.

Toute maison, grande ou petite, est divisée en deux parties distinctes qui se rejoignent par un étroit passage. La première est précédée d'une vaste cour qu'environne une galerie d'un effet très-agréable pour moi. Cette galerie conduit à tous les appartements qui sont vastes d'ordinaire ; il y a deux rangs de croisées à l'intérieur; le premier rang est orné de vitres de couleur. Si une maison, ce qui est rare, a deux étages, à chaque étage est une galerie. Les escaliers sont larges et n'ont pas souvent plus de trente marches. Tel est le corps de logis qui appartient au maître. Il communique avec le harem ou appartement des femmes. Le nom de sérail n'appartient qu'au palais du Grand Seigneur. Là encore est une galerie tournante, mais elle regarde le jardin, comme toutes les fenêtres. Il y a le même nombre de chambres dans ce corps de logis que dans l'autre, mais plus gaies, plus riches en peintures et en ameublements. Les fenêtres du second rang sont très-petites, et grillées comme celles de nos couvents. Les appartements sont tapissés de tapis de Perse, et à l'un des bouts de la chambre il y a une estrade de deux pieds : chez moi, il y en a deux qui se font face. Là est le sofa recouvert d'un tapis plus riche encore. Tout autour de la chambre est disposée une sorte de lit de repos, à la hauteur d'un demi-pied, garni d'une étoffe de soie plus ou moins riche, selon le goût ou la magnificence du propriétaire. Le mien est de drap écarlate, avec une frange d'or. De toutes parts se trouvent adossés au mur deux rangs de coussins, les uns très-grands, et les autres plus petits. C'est là que les Turcs déploient leur plus grande magnificence. Ordinairement ces coussins sont de brocart ou de satin blanc brodé d'or : on ne peut rien voir de plus gai et de plus splendide. Avec cela ce sont les siéges les plus doux et les plus commodes et je doute que je puisse revenir aux chaises désormais. Les plafonds sont bas, et je ne m'en plains guère; partout sont des lambris de bois ornés de marqueteries ou de fleurs peintes, qui s'ouvrent par un grand nombre de portes brisées sur des cabinets plus commodes, à mon avis, que les nôtres. Entre les fenêtres sont de petites arcades où l'on place des pots de parfums et des bouquets de fleurs. Mais ce qui me plaît le plus, c'est la mode que l'on a ici de placer des fontaines de marbre au fond de l'appartement. L'eau y vient par des conduits et répand une douce fraîcheur. De petits jets d'eau, tombant d'un bassin dans un autre y joignent leur agréable musique; et quelques-unes de ces fontaines sont de la plus grande magnificence. Chaque maison a son bain qui consiste généralement en deux ou trois petites pièces, couvertes en plomb, pavées en marbre, avec des bassins, des robinets et tout ce qu'il faut pour se procurer l'eau froide ou l'eau chaude. 

Vous serez peut-être surprise d'une description si différente de celles que donne le commun des voyageurs qui ont le front de parler de ce qu'ils ne connaissent pas. Il faut avoir ici ou mon caractère ou quelque occasion extraordinaire pour être admis, bien que chrétien, dans la maison d'un homme de qualité et surtout dans les harems qui sont formellement interdits. Aussi ceux qui ne peuvent voir que l'extérieur des maisons qui n'a pas grande apparence ne sauraient parler savamment  de ces maisons. Les appartements des femmes sont toujours bâtis sur l'arrière, loin de la vue des passants, et les jardins qui les entourent sont fermés par de hautes murailles. On n'y trouve point de nos parterres; ils sont plantés de grands arbres qui donnent un ombrage délicieux et, à mon gré, forment un charmant coup d'œil. Au milieu du jardin est le kiosque; c'est une grande pièce embellie ordinairement d'une fontaine qui en occupe le centre. Ce kiosque est élevé de neuf ou dix marches et fermé par des treillages dorés le long desquels se développent des vignes, des jasmins et des chèvrefeuilles qui font un rideau de verdure. De grands arbres l'entourent : c'est le lieu des récréations; les femmes y vont passer la plus grande, partie de leur temps à faire de la musique ou de la broderie. 

Dans les jardins publics il y a de ces kiosques pour le peuple où il se trouve mieux que dans ses demeures, et va boire le café ou le sorbet. Les Turcs n'ignorent pas la manière de bâtir solidement. Leurs mosquées sont construites en pierres de taille ainsi que les hôtels les plus magnifiques.

Quelques-uns de ces hôtels forment un grand carré, avec des arcades de pierre, sous lesquelles se logent gratis les pauvres artisans. Une mosquée y est toujours attachée, et le corps de l'hôtellerie (ou hann) est une très-grande salle, capable de loger trois ou quatre cents personnes, avec une cour extrêmement vaste et une enceinte cloîtrée, ce qui lui donne l'air de nos colléges. J'avoue que je trouve cela une fondation bien plus raisonnablement charitable que nos couvents. 

Je crois vous en avoir assez dit ici pour une fois. Si vous n'aimez pas le choix des choses que je vous raconte, indiquez-m'en d'autres pour l'avenir; car il n'y a personne qui tienne plus à ne pas vous ennuyer, chère madame Thistlethwayte, que votre, etc.

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