Ce texte qui présente une époque charnière, la fin du XIXe siècle, de La littérature moderne des Turcs-osmanlis, fut écrit en Français par le turcologue et folkloriste hongrois Ignác Kúnos (1860-1945), et publié dans les Actes du Douzième congrès international des Orientalistes, Rome, 1899, pages 263-284.

Les plus grands auteurs de romans, poésie, théâtre apparaissent dans ce texte : Ibrahim Şinasi Efendi, Kemal bey, Ahmet Mithat, Recaizade Mahmut Ekrem, Ebüzziya Mehmet Tevfik Bey, Nigâr Hanım, Abdülhak Hamit Tarhan etc ; et leurs textes les plus importants sont présentés.

<< La dernière époque de la littérature turque commence avec le règne de Mahomet II et est en rapport avec les événements politiques qui avaient engagé le sultan à conformer son empire à la situation politique et sociale de l'Europe. Le hatt-i humajun avait mis fin à des traditions séculaires en détruisant le mur de séparation qui s’élevait entre les cultes et entre les nationalités et qui menaça la destinée de l'empire. Le sentiment national se réveilla partout et le sens du mot « droadejean » (droit des gens) qui avait d'abord servi de sobriquet pour les Européens, devenait de plus en plus compréhensible. L’esprit révolutionnaire commença à se manifester non seulement dans les dehors, mais aussi dans la vie intérieure. La proximité des idées européennes se fit sentir aussi bien sur les manifestations de la vie politique que dans la littérature, et cela sans aucune transition, sans passage aucun. La décadence complète de la littérature affligea surtout ceux qui, en leur qualité d'hommes d’État avaient visité les pays occidentaux ou bien qui avaient appris à connaître la littérature et la culture occidentales. Et ils étaient assez nombreux à l'époque de Mahmud. Ils avaient reconnu la différence entre leur littérature nationale et les littératures occidentales et ils avaient pu constater l'influence différente de ces littératures sur la langue et sur la nation. La littérature était le bien commun de la nation, chez eux, elle appartenait à une classe, à la minorité des prêtres et des savants. Là, ils voyaient le progrès, ici, il n'y avait que décadence. Tandis que, à l'ouest, la littérature exerçait une influence civilisatrice sur la culture, en Orient, au contraire, elle formait l'obstacle de la civilisation; en Europe, elle élevait le peuple et s'adressait à la masse de la nation, chez eux, elle restait incomprise par le peuple et par conséquent sans aucune influence sur lui. 

La population était étrangère même à la culture orientale. Cependant le temps approcha, où la nation pouvait avoir besoin de chacun de ses fils, ou non seulement la religion, mais aussi la patrie exige des sacrifices, et où il faut parler à tous dans la même langue et dans le même sens. Et en effet, ce temps arriva bientôt. Alors on s'aperçut avec effroi qu'on avait complètement négligé la grande masse du peuple, qu'on avait oublié de lui apprendre l'idée de la patrie et de lui enseigner la langue de sa propre littérature. 

Il fallait donc, avant tout, créer une langue, une langue qui fut comprise non seulement par les savants, mais par le peuple tout entier, et dans laquelle on put exprimer toutes les idées qu'on voulait apprendre à la nation entière. On voulait avoir un style national turc. 

La réforme fut initiée par les hommes d'état, et pour des raisons politiques, étant animés par le désir de réveiller l'esprit national et croyant assurer ainsi le succès des réformes du sultan. L’initiateur de la réforme de la langue fut Akif pacha, le grand ministre des affaires étrangères du sultan réformateur. Il était le collaborateur le plus fervent et le plus ingénieux des projets de réforme du padişah, qu'il sut exécuter avec un rare talent d'homme d'état. Son plus grand mérite est d'avoir créé le style nouveau (tarz-i djedid). En sa qualité de rédacteur des actes officiels, il avait l'occasion de connaitre et de sentir la différence énorme qui existait entre le style officiel ou littéraire, et entre la langue que parlait la population. Il publia un inşa ou théorie du style, dans lequel, rompant avec les constructions enchevêtrées et enflées du vieux style, Il s'efforce d'écrire des phrases claires, concises et alertes. 

Il se sert plus souvent des mots d'origine turque, abandonnant les compositions arabo-perses et tout le vocabulaire étranger pouvant être remplacé par des éléments turcs. Dans ses poésies (il écrivait des kasidés, des gazels, des tarikh ou chronogrammes) il était encore l'adepte du vieux style. Mais nous ne devons pas oublier qu'il était en premier lieu homme politique et qu'il se bornait à la réforme de la prose. Dans la poésie il restait l'apôtre de la civilisation musulmane. 

Pour ses réformes politiques et littéraires il trouvait des partisans parmi les grands hommes d'état de son temps, Ali pacha, le grand vizir, tout puissant, Rechid pacha qui, en 1851, dans son discours d'ouverture prononcée à la première séance de la Société scientifique turque,  faisait l'éloge de la culture intellectuelle en des termes tout européens. Rechid pacha accepta les réformes du style officiel introduites par son prédécesseur et c'est lui qui, le premier, déclara que la force morale de la nation se manifeste dans la langue. La liste de ces hommes d'état éclairés se complète par Fuad pacha, un des écrivains politiques et des savants les plus distingués de l'époque. Le rôle qu'il joua dans la réforme littéraire est d'autant plus important, qu'il voulait inspirer les écrivains contemporains par ses projets de réforme et qu'il réussit de se faire un partisan du réformateur du style littéraire, Chinassi efendi. Il ajouta à ses mérites par l'examen scientifique de la langue turque et par la composition de la première grammaire turque. 

Depuis le commencement du siècle jusqu'à 1860, les belles lettres étaient en parfaite stagnation. Les écrivains politiques et les hommes d'état ne s'intéressaient qu'aux projets de réforme politique qui commencèrent déjà à produire une certaine réaction dans l'opinion publique éveillée. On les disait hardis et inexécutables. 

I. LE ROMAN ET LA NOUVELLE. 

La prose moderne des Turcs est contemporaine du mouvement réformateur de ces derniers temps. Brisant avec les anciennes formes traditionnelles, dérivant plutôt de l’arabe et du persan, les Turcs commencent à imiter les procédés littéraires des peuples occidentaux. Dans un court laps de temps, ils ont transformé leur prose, non seulement en ce qui concerne le fond, mais aussi pour ce qui est de la forme. Les principaux initiateurs de ce mouvement furent Chinassi [Ibrahim Şinasi Efendi, 1826-1871], Kemal bey [Namık Kemal, 1840-1888] et Achmed-Midhad efendi [Ahmet Mithat, 1844-1912]. Ils supprimèrent l’usage trop fréquent des mots arabes et persans, qui pullulaient dans la structure des phrases, rapprochèrent la nouvelle langue littéraire de l’idiome populaire et introduisirent dans leurs poésies les idées européennes. C'est alors qu'ils commencèrent à se familiariser avec les mots « nation » (millet) et « patrie » (Vatan), idées inconnues jusqu'alors. Tandis que le créateur de la nouvelle prose, Chinassi efendi, s'efforça surtout à former la langue nationale, Kemal bey imposa les procédés occidentaux et turcisa le roman et la littérature en général. Il se forma alors un courant moderne en tous sens. Influence surtout par la littérature française, ce courant inonda le public de romans et de nouvelles dont les sujets étaient tirés de la vie nationale. Il y eut des auteurs qui continuèrent les œuvres des premiers créateurs, et il y eut un public qui lut avidement ces ouvrages d'un style tout nouveau et qui les comprit en même temps. 

Dans cette étude forcement rapide, nous mentionnerons les œuvres des auteurs suivants : 

Chinassi efendi [Ibrahim Şinasi Efendi, 1826-1871], l’enthousiaste écrivain qui brilla de 1860 à 1870, fut surtout connu comme réformateur de la langue et traducteur d'œuvres étrangères. C'était plutôt un poète qu'un prosateur, et la lettre qu'à l’âge de 17 ans, il adressa à sa mère, tourna vers lui l’attention publique. Il écrivit aussi une comédie et traduisit de nombreux ouvrages occidentaux, surtout français. Il fut le premier à s'apercevoir de l’importance de la langue populaire, et il écrivit plus d'une poésie, à l’effet de donner à cette langue droit de cité dans la littérature. Un de ses principaux travaux, ce fut la collection de proverbes turcs qu'il recueillit avec soin ; il s'efforça aussi d'introduire les dialectismes dans le trésor linguistique. Son essai de dictionnaire, encore manuscrit, se trouve en la possession de l’Académie hongroise des Sciences. 

Sadoullah pacha [Sadullah Paşa, 1838 -1891], qui fut ambassadeur de Turquie à Vienne, était surtout un éminent prosateur. Bien qu'il n'ait pas écrit des ouvrages étendus, ses dissertations et les lettres qu'il écrivit au cours de ses voyages en Europe contribuèrent beaucoup à former le style moderne (tarz-i djedid), à faire ressortir et aimer son individualité. Il voyagea beaucoup à titre officiel aussi, dans les grandes villes de l’Occident et compara toujours, ce qu'il voyait avec l’état des choses en Turquie, si arriéré au point de vue matériel et moral, a l’effet d'attirer l’attention des Ottomans sur les conclusions qu'il en tirait. 

Achmed-Midhad efendi [Ahmet Mithat, 1844-1912] est l’auteur le plus fécond de la littérature turque moderne. C'est par centaines que se comptent ses œuvres dans toutes les branches littéraires, et ses romans seuls remplissent une bibliothèque entière. Il a traduit et adapté plusieurs auteurs français, mais il a aussi beaucoup créé lui-même, et c'est lui qui a fait connaitre, pour la première fois, la société turque et la vie populaire ignorée jusqu'alors. 

Parmi ses romans dont le sujet est tiré de la vie nationale (milli), le plus connu est la « Derdane hanym » [Dürdâne Hanım, 1882]. Dans ce roman, il décrit, avec une maestria sans pareille, la vie de nuit à Galata, un des quartiers de la capitale turque. Cette œuvre donne la pleine mesure de son talent d'écrivain, d'autant plus qu'il peint de main de maître les intrigues qui se poursuivent entre les différentes nationalités étrangères. Son style s'est purifié à tel point, qu'il diffère à peine de la langue populaire de Stamboul. Ses romans sont très répandus, et s'il ne pose pas des problèmes sociaux profonds, il n'a pas son pair en ce qui concerne l’intrigue et la fantaisie. 

Tewfik bey Ebuzzia [Ebüzziya Mehmet Tevfik Bey, 1849 -1913] est également un vaillant champion de la nouvelle école littéraire. Propriétaire d'une des premières imprimeries de Constantinople, il publie une série de brochures, de revues scientifiques (« Kutubhané-i Ebuzzia ») et des études sur l’ancienne et la nouvelle littérature turque. Il est, pour ainsi dire, le fondateur de la nouvelle littérature historique turque. 

Dans son ouvrage le plus connu (« Numune-i edebiyat », Numune-i Edebiyyat-ı Osmaniyye, 1890) [https://archive.org/details/nmuneiedebiyat01ebuoft], il résume, le premier, la vie des écrivains les plus célèbres, et apprécie leur mérite et leur importance. La publication critique et comparative des proverbes de Chinassi constitue la collection la plus complète de locutions et de proverbes populaires. Kemal bey fut l’ami le plus intime et le poète préféré de Tewfik bey Ebuzzia. 

Kémal bey [Namık Kemal, 1840-1888] est le père et le poète génial de la nouvelle littérature. L’effet extraordinaire qu'il produisit par chacune de ses œuvres - que ce fut des vers, des romans, des drames, des œuvres sociales ou scientifiques - fut vraiment inouï jusqu'alors. Son apparition épocale marqua le chemin à la nouvelle littérature, et bien qu'il fût musulman et turc dans toute la force du terme, c'est avec une virtuosité admirable qu'il sut concilier la façon de penser orientale avec les idées de l’Occident. Dans ses romans nationaux, un ardent souffle patriotique s'unit à l’emploi artistique de la langue et fixe définitivement le style littéraire qui, depuis, a été reconnu classique par les Epigones. Parmi ses romans, les plus célèbres sont « Djezmi » [Cezmi, 1880], le premier roman historique turc, et les « Aventures d'Ali bey » (Ali bey serguzechti), une œuvre de jeunesse, dans laquelle il devance, pour ainsi dire, son temps, par la description magistrale d'une âme en déroute. 

Nadji efendi [Muallim Naci, 1850-1893], plus connu sous le nom de Mouallim Nadji (le professeur Nadji) servit sa patrie, surtout comme poète et historiographe. Personne ne connut mieux que lui, la structure de la langue turque, dont il mania avec la plus grande habilite les particularités spéciales et les rapports avec l’arabe et le persan. Ses œuvres les plus importantes sont ses études sur l'ancienne littérature turque, ses extraits littéraires, ainsi que ses critiques, qui parurent partie dans des revues, partie en volumes indépendants. Parmi ses meilleurs ouvrages, nous citerons « Sumbule » [Sümbüle, 1889], dont la plus grande partie constitue l’autobiographie de l’écrivain, puis ses feuilletons résumés sous le titre « Mektoublarym » (Mes lettres [Mektuplarım, 1886]). Dans ceux-ci, on trouve diverses historiettes, d'une grande valeur littéraire et artistique, racontées dans une langue choisie et savante. 

Ekrem bey [Recaizade Mahmut Ekrem, 1847-1914] est le plus grand des poètes lyriques modernes. En dehors de son Histoire littéraire, il brille surtout sur le terrain de la poésie. Son « Talim-i edebiyat » est un livre qui restera ; l'auteur y fixe les principales règles lyriques et les explique au point de vue de la poésie turque. Le plus célèbre de ses ouvrages est le «Tefekkur», dont chaque pièce est un véritable poème en prose. 

Moustafa Réchid est un représentant distingue de la nouvelle génération d'écrivains. Il publie surtout des romans et des nouvelles, qui ont, tous, le cachet français. Les sujets de ses ouvrages sont généralement empruntés aux mœurs de Pera, le quartier européen de la capitale turque. Quant à ses œuvres nationales (« Nedjr », « Haïf ») elles décrivent l'état d'âme résultant du choc des traditions turques avec les innovations européennes. Son style est clair jusqu'à la transparence ; l’intrigue de ses romans est simple, et ses descriptions sont poétiques. Dans son roman « Nedjr », il raconte la vie de Fuad bey, l’écrivain qui se suicida. Parmi ses petites nouvelles, c'est surtout « Göz-jachlari » (les larmes), qui mérite d'être cité plus particulièrement. 

Sezaï bey [Sami Paşazade Sezai, 1859 -1936] est le talent le plus puissant de la littérature contemporaine. C'est un prosateur et un feuilletoniste très distingue. Au point de vue de la forme, de la caractérisation et de la structure, son style est tout ce qu'il y a de plus éminent. Ses œuvres ont un cachet personnel, aussi bien au point de vue de l’originalité qu'à celui du style. Le « Serguzecht » (L’Aventure, Sergüzeşt, 1888) est une vraie perle de la littérature romantique moderne. On y trouve la description de la vie de l’esclave turque, et l’esquisse psychologique de son héroïne ferait honneur à n'importe quel écrivain européen. Une autre le ses principales œuvres est « Kutchuk Cheiler » (Petites choses [Küçük Şeyler, 1892]), série de feuilletons finement ciselés. 

Parmi les autres écrivains modernes, nous devons encore mentionner Mehemed-Djélal [Mehmet Celal, 1867-1912], qui s'est fait remarquer par ses feuilletons et ses romans. « Elvah-i chaïrané » est un volume dans lequel on trouve la jolie description de Ada (île) ; c'est une esquisse très pittoresques de Prinkipo, la reine des îles des Princes. Nazim bey [Nebizade Nazim, 1865-1893] s'attira l’attention publique par son petit roman naturaliste intitulé « Kara Bebek » ; il y décrit la vie des champs dans l’Asie mineure et fait parler à ses personnages l’idiome populaire de l’Anatolie. Madame Fatma-Alié [Fatma Aliye Topuz, 1862-1936], fille du grand savant Djevdet pacha, appartient aussi au groupe des écrivains populaires. Dans son roman « Muhazerat » [1892], elle dépeint la bourgeoisie de la société turque. 

En dehors des écrivains dont nous venons de faire mention, il y a encore nombre d'autres qui s'occupent de faire progresser la prose turque. Les écrivains contemporains commencent déjà à s'affranchir de l'influence française ; leurs œuvres les plus récentes reflètent l’esprit national et sont destinées à éveiller le sentiment patriotique. Les feuilletons des journaux quotidiens (« Terdjuman-i Hakikat », «Sabah », «Ikdam», « Tarik») ainsi que des revues littéraires (« Medjmouai Funoun », etc.) publient des travaux qui, franchement, peuvent être comparées aux productions analogues de la littérature occidentale. 

II. THEATRE. 

Les œuvres dramatiques turques n'ont commencé à ressortir que dans ces derniers temps. Elles ne figurent pas du tout dans l’ancienne littérature, et les pièces de théâtre à sujet populaire, connues dans la poésie vulgaire sous le titre de « Karaguez » [Karagöz] et « Orta-Oyounou » [Orta Oyunu], n'ont exercé aucune influence sur le développement de l’art dramatique moderne. 

Le drame moderne turc est un produit de l'influence européenne, ou plutôt française. Sans comprendre tant soit peu la théorie de l’Art dramatique, les écrivains ont commencé à écrire des récits dialogues, et dépeçant en actes des évènements tristes ou gais, ils ont fabriqué des pièces appelées tragédies ou comédies. De 1860 à 1870, les Turcs ne connaissaient le drame que comme une spécialité européenne. 

La renaissance qui, après 1860, secoua la force intellectuelle des Osmanlis, les engagea à introduire chez eux, cette branche littéraire également. La création de l’art dramatique en Turquie est liée surtout au nom de deux hommes : Kemal bey, Ahmed Vefik pacha [Ahmed Vefik Paşa (Ottoman : احمد وفیق پاشا ‎), 1823-1891]. 

De même que, dans la prose, Kemal bey fut le premier à implanter en Turquie les divers genres de pièces théâtrales ; Ahmed Vefik pacha, lui, s'occupa surtout à traduire et à adapter les modes de l’Occident. Tandis que le premier prêta à la jeune muse dramatique turque un langage presque révolutionnaire, le second créa des théâtres, forma des artistes, traduisit Shakespeare et Molière, et fit, à l’aide de la parole et de la plume, tout ce qui était possible pour donner au peuple le goût du théâtre. C'est ainsi que, dans le court laps de dix années seulement, naquit le drame moderne turc. 

Au début, cet art était également au service de la pureté de la langue et de la renaissance du sentiment national. C'était le moyen à l’aide duquel on essayait d'introduire dans la littérature la langue populaire, et, en effet, c'est à peine si l’on trouve une pièce turque dont le langage ne reflète pas l’idiome du peuple. On ne tarda pas à reconnaitre que, pour obtenir un résultat extérieur, il fallait, en première ligne, écrire des pièces à sujet patriotique. Bravement, Chinassi se mit à composer son vaudeville intitulé le « Mariage du poète », dans lequel il flagelle les usages séculaires des  Turcs et n'hésite pas à ridiculiser les défauts et les travers de son peuple. La muse de Kemal bey révolutionna aussi tout le pays, par ses drames qui étaient presque des révélations. Avec ses pièces, il prépara tout simplement la voie à la révolution, et chacune de ses tragédies - car il ne faisait qu'en écrire - était un cri de douleur de la nation, semblable aux derniers râles d'un supplicié. La crise révolutionnaire eut lieu, et l’art dramatique primitif avait dépassé sa première phase. 

Après les évènements qui se déroulèrent entre 1870 et 1880, la littérature dramatique prit un cours plus normal. Les théâtres qui, entre temps, s'étaient établis à demeure fixe, réclamaient non seulement des traductions de pièces étrangères mais aussi un répertoire original, et, peu à peu, les œuvres à sujet national cédèrent la place à des compositions d'un caractère plus général, et pour ainsi dire international. Dans le commencement, ce furent plutôt des pièces pathétiques, mettant en scène tantôt l’honneur, tantôt l’amour malheureux, sujets à la mode ; mais, après 1880, le goût du public commença à se purifier. Déjà Kemal bey avait donné le bon exemple, pour éveiller le sentiment historique de la nation et faire revivre les grandes pages de son glorieux passé. Mais, ses pièces, dont le ton n'était pas trop violent, ne pouvaient pas être représentées, et leur publication même se heurtait à de nombreux obstacles. L’écrivain génial, qui a nom Hamid bey, était seul appelé a créer le drame historique en vers. Coup sur coup, il ressuscita les grands évènements de l’islam, et bien que ses pièces ne répondaient pas à toutes les exigences du théâtre moderne, elles se rapprochaient le plus du niveau de l’art dramatique. Le théâtre ne peut encore atteindre un niveau vraiment artistique, et, par conséquent, vivifier la littérature dramatique, qui est obligée à se nourrir surtout de traductions françaises. 

Voilà les œuvres les plus connues de la littérature dramatique turque. 

« Akif bey » est tiré du drame en cinq actes de Kemal bey. L’auteur écrivit sa pièce sous l’influence des auteurs français, et l’héroïne en est Dil-Rouba, la femme adultère d'Akif bey. Celui-ci est un marin. Pour défendre sa patrie, il prend part à un combat naval. C'est surtout les dialogues de cette pièce, dépeignant une tempête, qui produisirent un grand effet, et qui constituent la partie saillante de l’œuvre. 

« Zavalli tchodchouk » [Zavallı Çocuk, 1873] ou l’Enfant malheureux est également un drame de Kemal bey. De traits romantiques dépeignent les souffrances de l’amour chaste et pur. Chefikeh en est l'héroïne, que le feu de la passion pousse dans les bras de la mort, parce qu'elle ne pouvait appartenir à l’élu de son cœur. Ce fut surtout sur les femmes turques que ce drame produit une vive impression. Le triste sort de la malheureuse enfant les émut jusqu'aux larmes, et leur apprit à considérer l'amour comme un sentiment essentiellement noble. 

« Gül Nihal » [Gülnihal, 1875] est le plus célèbre des drames de Kemal bey et, au point de vue de l’effet, il n'a pas son pareil dans la littérature du monde entier. Dans ce chef d'œuvre de poésie, l’auteur attaqua le pouvoir suprême lui-même. Son langage simple et intelligible même aux paysans avait une telle puissance et exhalait, à chaque instant, une telle haine, qu'on aurait vraiment dit les paroles inspirées d'un prophète. Il enveloppa sa pièce d'allusions et exprima sa pensée par des circonlocutions. La scène se passe dans le palais d'un gouverneur.  C'est le sérail du pacha Kaplan (tigre). Cette bête sanguinaire usurpe le pouvoir, de connivence avec sa mère, encore plus sanguinaire que lui. Mouktar bey est son cousin, que le peuple adore comme un dieu. Ismet est leur cousine a tons deux, la personnification de l'idéal féminin, que les liens sacrés d'un amour mutuel attachent à Mouktar bey. L’auteur peint et fait ressortir en traits puissants le caractère de Gül-Nihal, esclave circassienne qui fait partie du sérail, depuis de longues années, et qui connait toute série de crime qui y ont été perpétrés. 

« Gheurenek » [Görenek, 1873] [https://archive.org/details/grenekevvelisi00mehmuoft] flagelle la manie des grandeurs. Comme drame social clouant au pilori un mensonge très répandu dans la vie des capitales, il occupe la place la plus éminente dans la littérature dramatique turque. Ce fut la première pièce qui, d'une main hardie, osa toucher à la vie de famille, afin de ridiculiser les superstitions et les artifices qui y régnaient en maitres. L’auteur en est Mehmed-Rifat [Manastırlı Mehmet Rifat, 1851-1907], de Salonique, qui a écrit plusieurs drames et diverses œuvres en prose. 

« Tcherkes Euzdenléri » [Çerkez Özdenleri] a pour auteur le second Ahmed Midhat efendi [Ahmet Mithat Efendi, 1844-1912] , qui avait écrit toute une série de drames à sujet turc. Dans cette pièce, il décrit la vie circassienne et présente avec beaucoup de vivacité les usages qui y ont cours. 

« Tarik » [Tarık Yahut Endülüs’ün Fethi, 1879] et « Echher » sont des pièces historiques du poète Abd-ul-hakk Hamid [Abdülhak Hâmid Tarhan, 1851-1937] . Il s'occupe de préférence de l’histoire des pays de l’Extrême-Orient, et c'est la généralement qu'il puise les sujets de ses drames. Sa pièce en vers « Tarik » dépeint l’ère arabe-espagnole, tandis qu' » Echber » [Eşber, 1880] se passe à l’époque d'Alexandre le Grand. 

« Ayar Hamza » n'est, à proprement parler, qu'une adaptation d'une comédie de Molière. (Les fourberies de Scapin). Ce fut Ahmed Vefik pacha, l’éminent traducteur, qui se chargea de la tâche difficile d'adapter Molière et Shakespeare à la scène turque. Ses traductions sont dignes de remarque, parce qu'elles sont, pour la plupart, non seulement des translations fidèles, mais encore de véritables adaptations. Une des meilleures en est « Ayar Hamza », qui s'applique si bien aux choses turques, qu'on la prit durant longtemps, pour une pièce tout à fait originale. 

Entre les auteurs vivants, c'est toujours Hamid bey qui occupe la première place. Toutefois, comme les conditions actuelles en Turquie ne sont pas favorables au développement de l'art dramatique, il semble que, comme plusieurs de ses collègues en littérature, il ait aussi déposé sa plume. Les pièces les plus récentes ne peuvent être prises en considération que, tout au plus, comme théâtre pour lire. 

III. POESIE. 

La poésie turque a de beaucoup devance les autres branches littéraires. Dès les premiers temps de leur vie nationale, les Turcs avaient possédé des poètes éminents qui, par leurs grandes œuvres, créèrent la poésie lyrique. Toutefois, celle-ci resta musulmane plutôt que turque, et demeura, pendant plus de trois siècles, sous l’influence arabe et persane. Ceci est si vrai que les auteurs des premiers siècles n'écrivaient pas en turc, mais en persan. Il faut y ajouter qu'un génie extraordinaire tel que Djelaleddin, d'origine persane, et capable à lui tout seul d'imprimer une direction au développement de la poésie, occupait une place éminente parmi les poètes. Son célèbre poème mystique Messnewi était - pour parler le langage des poètes d'alors - la source intarissable de toutes les sciences divines ; c'était l’éthique la plus sublime de l’Orient, le commentaire du Livre saint, l’explication des sens cachés des traditions qui y étaient contenues. Achik pacha fut le premier poète lyrique turc du XIVe siècle, et ses œuvres comprennent 10,000 distiques, formant le premier Diwan de la poésie osmanlie. Les XVe et XVIe siècles furent l’âge d'or de la poésie turque. C'est alors qu'à côté de l’influence persane, celle de la littérature arabe se fit également sentir, et que furent adaptés les chefs-d'œuvre de la poésie persane. Hosrew et Chirin, Medjnoun et Leila, et plusieurs autres épopées romantiques en sont jusqu'à aujourd'hui, des copies turques fort estimables. Parmi les nombreuses œuvres de genre lyrique sont aussi les kasside et les ghazel ; ces termes désignent, le premier les poésies élégiaques ; le second, les chants érotiques et les plaintes de l’amour. Fazli, l’immortel poète de l’amour, de la rose et du rossignol, fut le plus grand auteur lyrique de l’âge d'or de la poésie ; Lâmi, le plus éminent traducteur des poésies romantiques persanes; enfin Bâki, le maitre sans pareil de la poésie lyrique. Après cette époque, la décadence commença à se manifester, aussi bien dans la vie politique que dans la littérature. Les poètes écrivent tous sous l’influence de la poésie arabe, et leurs œuvres n'en sont qu'une imitation faible et incolore. Ce n'est que vers le milieu du siècle actuel, en même temps que les autres branches littéraires, que le lyrisme renait de nouveau. Les poètes commencent à abandonner les préceptes de la versification arabe, qui ne peuvent plus s'adapter à la langue turque en voie de transformation, et se mettent à employer les mètres européens, en adaptant quelques poésies françaises (Rousseau et Victor Hugo). Les désignations Médhiyé, Kassidé, Kitaa, Roubay, Ghazel et Charki Mesnevi commencent à disparaitre, et font place aux formes classiques de la poésie européenne. 

Les principaux représentants de la nouvelle école sont Kemal bey, déjà plusieurs fois cité, Ekrem bey et Hamid bey. La force de Kemal bey se manifeste dans ses ouvrages en vers aussi, et bien que ses vers ne soient publics qu'en petite partie, la nation turque les connait, surtout les jeunes gens. Ses chants furent copiés et répandus à des milliers d'exemplaires, embrasant partout les imaginations. Ce fut principalement son chant adressé à la nation turque, dans lequel il l’invite à l’action, qui devint pour ainsi dire une sainte prière. Quoique sa lyre ne soit pas tout à fait exempte des traditions de l’ancienne versification, la vigueur toute particulière qui se fait jour dans ses œuvres, le ton poétique jusqu'alors inconnu indiquèrent la nouvelle voie aux poètes hésitants. Le purisme ne prévalut pas dans ses poésies, mais il ne voulait pas non plus qu'il y prévalut. Son intention était de faire, de ce mélange de langues arabe et persane - qui s'écartait de plus en plus du style de la prose - un moyen d'exprimer les idées de tous les jours ; en un mot, il voulait créer un style poétique et demeure tel que Kemal bey l’a établi, et des hommes tels qu'Ekrem et Hamid bey n'hésitèrent pas à l’adopter. 

Ekrem bey est le créateur de la poésie lyrique turque de nos jours, surtout au point de vue de son effet littéraire. Il ne poursuit plus un but politique, n'a pas de chants révolutionnaires ; il se contente de mettre en vers les sentiments qui assaillent son âme. Dans ses poésies, il fait usage du mètre européen, et il a été le premier écrivain dont les ouvrages accusent le rhythme spécial de la langue turque. Personne ne s'était jusqu'alors aperçu de cette particularité du turc; cependant, les auteurs n'auraient eu qu'à étudier les chants populaires et ils y auraient sûrement trouve les formes poétiques qui répondaient le mieux au génie de la langue nationale. A ce qu'il semble, Ekrem bey possédait le sens nécessaire pour créer un nouveau genre lyrique sur la base des motifs de la poésie populaire. 

Plus d'une de ses poésies prouve que la muse populaire, jusqu'alors négligée, était susceptible de recevoir le poli convenable. C'est lui qui introduisit, dans la poésie, la description de la vie de famille, et plusieurs de ses poèmes parlent de son intérieur, de sa femme, de ses enfants, chose qu'aucun autre auteur turc n'avait osé faire jusqu'alors. Bien plus, il écrivit même des ballades, des romances, des élégies et d'autres poésies de genre occidental, dont il sut adapter, en turc, non seulement la forme extérieure, mais aussi le fond et le ton général. 

Si, malgré ses efforts, il n'a pas réussi à turciser tout à fait la poésie lyrique, la cause en doit être attribuée au style littéraire qui a prévalu dans la poésie. Ekrem Bey écrivit plusieurs volumes de poésies, traduisit de nombreuses œuvres françaises, et les écrivains de nos jours le considèrent toujours comme le prince de la nouvelle littérature lyrique turque. Parmi ses écrits, nous citerons tout particulièrement le « Printemps » et « Zemzem », élégie dans laquelle il pleure la mort d'un de ses enfants. Zia pacha est le représentant le plus distingue de la nouvelle école. Ses œuvres forment la transition entre l’ancienne et la nouvelle époque, et tandis que la forme extérieure de ses poésies rappelle celle des siècles passés, le fond et l’expression prouvent qu'il est un adepte de la nouvelle école. 

Chinassi efendi [Ibrahim Şinasi Efendi (1826-1871)] figure non seulement parmi les créateurs du style prosaïque moderne, mais encore parmi les poètes le plus célèbres. Au début, il suivit encore les anciennes traditions, écrivit des épopées appelées ghazel et medhiye, dont la langue porte cependant le cachet du grand réformateur. Il fut un des premiers à étudier les auteurs français, et une grande partie de ses vers publies sont des traductions de leurs œuvres. Il essaye également d'écrire quelques poésies dans l’idiome populaire, et ses tentatives à cet égard sont dignes d'être relevées. 

Nadji efendi [Muallim Naci, 1850-1893], le savant professeur, est également un représentant distingue de la nouvelle école et possède de grands talents poétiques. Il a écrit plusieurs volumes de vers, imitant plus ou moins les préceptes de Kemal bey. Sa profonde connaissance de la langue poétique exerça une influence considérable. Son langage est vigoureux et a fait école dans la nouvelle poésie turque. Il fonda une revue entièrement consacrée à ce but et, dans plusieurs volumes (« Zemzemé », « Debdebé »), il discuta avec Ekrem bey, son grand antagoniste, pour éliminer de la langue poétique, les barbarismes et les innovations non motivées. Nadji efendi n'était peut-être pas un talent lyrique de l’envergure d'Ekrem bey, mais ses descriptions et ses odes n'en sont pas moins de véritables perles littéraires. Ce qu'il aima surtout, c'était l’allégorie, dont « Kouzou » (L’agneau) est bien ce qu'un poète a fait jusqu'ici de plus sublime. 

Bien qu'il ne soit pas un des poètes les plus populaires, Hamid bey [Abdülhak Hamit Tarhan, 1852-1937] est l’auteur le plus riche en idées.  La plupart de ses drames sont écrits en vers ; ils contiennent, presque tous, des poésies se rattachant au sujet et se distinguent par une profondeur d'idées vraiment admirable. Il est le poète lyrique le plus éminent de la Turquie. Sous le titre de « Makber » (Cimetière [1885]), il écrivit tout un volume d'élégies, dans lesquelles il élève un monument à sa femme décédée peu de temps avant, et qui eurent un grand retentissement tant à cause du style que de la rareté du sujet. Depuis le commencent jusqu'a la fin du volume, le ton élégiaque se transforme quelquefois en un doux sentimentalisme. Par endroits, c'est la douleur la plus poignant qui se manifeste ; la noblesse de l’expression et du style et la délicatesse de la versification font que ce poète est un des représentants les plus distingues de la nouvelle poésie lyrique turque. C'est lui qui sera appelé à implanter dans la littérature ottomane les branches poétiques inconnue jusqu'à présent, si les tendances hostiles de la nouvelle ère ne s'y opposent pas. Son grand talent de versificateur se manifeste, en dehors des nombreux volumes de poésies, surtout dans les drames en vers ; comme créateur de ce genre littéraire, il s'est acquis des mérites immortels. Son grand talent l’eut aussi appelé à faire revivre la poésie épique assoupie. De ses drames on pourrait tirer une collection de poèmes épiques, qui sont une manifestation spontanée de son talent. 

Parmi les poètes les plus modernes, nous mentionnerons Mehemed-Djelal [Mehmet Celal, 1867- 1912], Mehemed-Tahir [Bursalı Mehmed Tahir Bey, 1861-1925 ?], Mehemed-Emin et Madame Nighiar [Nigâr Hanım, 1856-1918], d'origine hongroise. Les deux premiers sont avant tout, des poètes lyriques et des adeptes d'Ekrem bey, tandis qu'Emin est un talent original se rapprochant de la source poétique populaire, aussi bien au point de vue des sujets qu'il choisit, qu'en ce qui concerne la forme extérieure de ses poésies. Ses deux poèmes « Dehenke ghirderken » (En allant à la guerre) et « Zeibek douassi » (La prière du zeibek) font partie d'un volume dont la pureté du style et la forme poétique sont vraiment inspirées par la muse populaire turque. Madame Nighiar est l'alouette blessée de la poésie ottomane moderne, et elle ne sait que gémir sur ses douleurs ; son volume « Efsus » [1877 et 1891] exprime l’amertume d'un cœur déçu  dans ses affections. 

En dehors des poètes que nous venons de citer, les poèmes de plusieurs auteurs plus ou moins doués expriment les divers sentiments du cœur et, dans les œuvres les plus modernes, on peut constater l’influence que la poésie française exerce sur eux. 

Voici, dans ses traits principaux, le tableau du développement de la littérature turque moderne. Comme on le voit, la nouvelle époque - que nous pouvons caractériser sous le nom d'époque des reformes - s'est engagée dans une voie purement nationale, et au lieu d'être dominée par le point de vue musulman, elle s'est assimilée les idées occidentales. Au fur et à mesure qu'elle se dégageait des anciens procédés poétiques musulmans, elle a pris les formes européennes. Et si rien ne vient entraver son développement naturel, on la pourra comprendre dans le cadre des efforts intellectuels des peuples européens. 

Doct. Ignaz Kunos. 

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