Catégorie : Relations franco-turques
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Les "Mémoires" du baron de Tott (1733-1795) sont un document précieux sur la Crimée et l'empire ottoman à la fin du XVIIIe siècle. Voici le texte de la seconde partie de l'ouvrage.

Mémoires du Baron de Tott sur les Turcs et les Tartares. Seconde partie. A Maestricht, chez J. E. Dufour et Ph. Roux, Imprimeurs-Libraires, associés, 1785 

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Mon Père était mort à Rodosto dans les bras du Comte Tczaky, au milieu de ses compatriotes. Le Ministère qui avait eu des vues sur moi, venait d'être changé en France. Un nom étranger, nul appui, huit ans d'absence passés à Constantinople, rien de tout cela ne me promettait de grands succès à Versailles.
[[Rodosto : ville sur la Propontide assignée par le Grand-Seigneur pour être la résidence du Prince Ragotzi & de tous les réfugiés de Hongrie. Feu mon Père y avait suivi ce Prince & en était parti l'année 1717, pour venir servir en France ; les différentes commissions qu'il eut le mirent souvent à portée de revoir ses anciens camarades, au milieu desquels il vint mourir en 1757. Le Comte Tczaky, ne lui survécut que huit jours, & cessa de parler en apprenant sa mort.]]

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J'obtins cependant la promesse d'être employé dans une Cour d'Allemagne ; ce qui plaçait assez mal les connaissances que j'avais acquises, & dont M. le Duc de Choiseul voulut sans doute tirer un parti plus utile, lorsqu'après avoir repris les Affaires étrangères, & m'avoir essayé dans une commission particulière, il me destina pour aller résider auprès du Kam [khan] des Tartares. Mon zèle me fit passer par-dessus tous les désagréments de cette mission. Je ne l'avais ni sollicitée, ni désirée, ni prévue, mais je l'acceptai comme une faveur ; c'en était une de servir sous les ordres de ce Ministre.
Il fut décidé que je me rendrais par terre à ma destination & mes préparatifs achevés, je partis de Paris le 10 Juillet 1767 pour aller à Vienne, où je séjournai huit jours, & de-là à Varsovie, d'où après six semaines de résidence, je me rendis à Kaminiek.
Tout ce que la disette de vivres, le manque de chevaux & la mauvaise volonté des gens du peuple, m'avait fait éprouver de difficultés en Pologne, me préparait à supporter patiemment celles qu'il me reliait à vaincre pour arriver au terme de mon voyage. La poste de Pologne ne payant pas Kaminiek, je fus assez heureux pour me procurer des chevaux Russes pour me conduire jusqu'à la première douane Turque vis-à-vis Styanicz, de l'autre côté du Niester. Le cours de ce fleuve sépare les deux Empires & quelques Janissaires qui étaient venus se promener sur les bords de la rive polonaise, attirés par la curiosité auprès de ma Voiture, m'ayant pris en affection lorsque je leur eus parlé Turc, s'embarquèrent avec moi dans le bac qui me transporta de l'autre côté du fleuve.

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Excepté mon Secrétaire, les personnes qui m'accompagnaient avaient cru que je les conduisais à Constantinople. Je les détrompai pendant le trajet du Niester [[On nomme aussi ce fleuve Nieper.]]. Nous débarquâmes heureusement à l'autre rive, & mes Janissaires empressés d'aller prévenir le Douanier de mon arrivée, le disposèrent à tant d'égards qu'il me fallut enfin céder aux instances de ce Turc, & passer une mauvaise nuit à une lieue de Kotchim où j'aurais pu me procurer plus de Commodité. Le Douanier contraignit aussi les Russes qui m'avaient amené de rester avec leurs chevaux jusqu'au lendemain pour conduire ma voiture jusqu'à Kotchim. Mes représentations sur cet objet ne purent jamais balancer la convenance du Douanier ; il affectait à la vérité de m'en faire hommage, & de ne chercher que ce qui m'était le plus commode ; mais en effet, il ne travaillait qu'à épargner des frais qu'il aurait dû supporter.
A cela près nous ne pûmes nous apercevoir que nous étions à sa charge, que par la profusion dont il nous environna ; & le Pacha qu'il avait fait prévenir de mon arrivée, ajouta encore à notre abondance, par un présent de fleurs & de fruits qu'il m'envoya, avec l'assurance d'être bien reçu & mieux traité le lendemain.
L'habitude de vivre avec les Turcs me rendit cependant ma soirée plus supportable qu'elle n'eût été pour tout autre. J'en passai une partie dans le Kiosk du Douanier : c'est là qu'il faisait sa résidence ordinaire, & que couché nonchalamment sur la frontière du despotisme, ce Turc jouissait de la plénitude de son autorité, en présentait l'image aux habitants de la rive opposée, & s'enivrait du plaisir de ne rien apercevoir d'aussi important que lui. Il m'apprit que deux jeunes Français arrivés depuis peu de jours à Kotchim, après y avoir pris le turban, en étaient repartis pour se rendre à Constantinople. Il satisfit aussi à mes questions sur le revenu de sa Douane ; j'appris qu'elle était pour lui d'un aussi grand profit qu'onéreuse aux malheureux qui tombaient fous sa main : & comme c'était là tout ce qu'il pouvait m'apprendre, je le quittai pour aller jouir de quelque repos. Cependant les gens que le Pacha avait envoyés au-devant de moi pour me conduire à Kotchim & m'y recevoir avec distinction, commencèrent par me réveiller en sursaut à la pointe du jour. Chacun d'eux s'empressa de m'annoncer l'importance de son emploi, afin de tirer meilleur parti de ma reconnaissance. Les gens du Douanier qui guettaient mon réveil, en exigèrent aussi quelque témoignage. J'en distribuai encore aux gardes que l'on m'avait donnés, & que mes gens surveillèrent avec assez de foin pour les empêcher de me voler: après quoi nous partîmes avec un assez nombreux cortège, & je fus bientôt installé dans une maison Juive que l'on m'avait préparée dans le faubourg de Kotchim.
Un Officier & quelques Janissaires pour me garder en occupaient la porte ; j'y fus introduit par un des gens du Gouverneur, destiné à me faire fournir gratis, ce aux frais des habitants, les denrées qui m'étaient nécessaires ; son premier soin fut aussi de me demander l'état des fournitures que je désirais. Je répugnais à cette vexation qui m'était connue, mais je ne connaîtrais ni les droits ni les ressources des vexateurs ; je répondis modestement que rien ne me manquait, & je donnai des ordres secrets pour faire acheter les provisions dont j'avais besoin. Pouvais-je prévoir que c'était précisément le moyen d'aggraver la vexation ? Cependant un malheureux Juif que j'avais charge de faire mes emplettes & que le désir de me voler sur le prix des denrées avait étourdi sur le danger de sa mission, fut saisi, bâtonné & contraint d'indiquer à mon zélé pourvoyeur les marchands dont il avait acheté : ceux-ci en furent quittes à la vérité pour rendre l'argent sans aucun échange ; mon commissionnaire rendit aussi ses bénéfices, & le Turc ne rendit rien ; mais il eut grand soin d'ordonner pour le soir & pour le lendemain une si grande abondance de vivres, qu'il dut encore revendre pour son compte, ce que je n’avais pas pu consommer.
De pareilles scènes ajoutaient infiniment au désir que j'avais de hâter mon arrivée en Crimée ; mais il me fallait & l'aveu du Pacha & des moyens que lui seul pouvait me procurer ; mon premier soin fut de hâter le moment de notre entrevue ; car les Turcs sont si lents & si paresseux, que la première politesse qu'ils font à un étranger est toujours de l'inviter à se reposer: c'est aussi le compliment que je reçus en mettant pied à terre ; mais j'assurai si positivement que rien ne me fatiguait tant que le repos, que j'obtins mon audience pour le lendemain. Le Pacha qui loge dans la forteresse m'envoya pour l'heure convenue des chevaux & plusieurs de ses Officiers chargés de m'accompagner chez lui. 

La forteresse de Kotchim

La forteresse de Kotchim, située à la naissance de la pente de la montagne qui borde la rive droite du Niester, s'incline vers le fleuve & découvre tout l'intérieur de la place à la rive opposée. Le territoire de Pologne offre à la vérité à cette citadelle une perspective si agréable qu'on serait tenté de croire que les Ingénieurs Turcs ont sacrifié à cet avantage la défense & la sûreté de ce poste important, dans lequel on ne tiendrait pas trois jours contre une attaque régulière.
Le Pacha qui y commandait était un vieillard vénérable sur le compte duquel j'avais déjà des notions instructives ; je savais qu'étant d'un caractère timide, il redoutait dans le Visir des dispositions qui ne lui étaient pas favorables, & je devais craindre qu'il n'osât pas me laisser passer sans ordres de la Porte. C'est aussi ce qu'il m'annonça d'abord après les premiers compliments, en m'assurant cependant qu'il me rendrait ma détention aussi agréable qu'il dépendrait de lui ; mais c'était précisément ce qui n'en dépendait pas. Je discutai la question & je parvins à lui persuader qu'il s'exposerait à bien plus de danger en me retenant à Kotchim, qu'il ne courait de risques en me laissant passer, puisqu'il déplairait aux Tartares qui m'attendaient, sans faire sa cour au Visir qui ne m'attendait pas ; & la protection du Kam que je lui garantis acheva de le déterminer. Mon départ fut fixé au lendemain, & nous nous séparâmes d'autant plus amicalement, que je lui avais fait entendre que mon amitié pourrait lui être utile.
Son premier Tchoadar destiné à être mon Mikmandar [['Officier chargé d'aller au devant des Ambassadeurs ou autres personnes que la Porte fait voyager à ses frais.]], vint me voir aussitôt que je fus de retour chez moi ; il examina les mesures qu'il devait prendre, & me quitta pour faire signer ses expéditions & ordonner les chevaux de poste dont nous avions besoin ; mais nonobstant la violence avec laquelle on travaillait à les rassembler, nous ne pûmes partir le lendemain que fort tard ; & malgré les coups que mon Mikmandar distribuait aux malheureux postillons, nous n'en allions pas plus vite. Nous eussions cependant poussé notre journée plus avant, si Ali-Aga [[Nom de mon Mikmandar ou conducteur]] ne nous eût fait arrêter à une lieue du Pruth pour se ménager le temps d'en préparer le passage. Il nous établit à cet effet dans un assez bon village, dont les malheureux habitans furent contraints aussitôt d'apporter des vivres. Une famille promptement délogée, nous fit place, & deux moutons égorgés, rôtis, mangés & point payés, joint à quelques coups distribués sans nécessité, commencèrent à me donner un peu d'humeur contre mon conducteur, qui partit le soir pour aller préparer les moyens de transporter ma voiture de l'autre côté du Pruth.
Je profitai de son départ pour donner à un vieux Turc qui paraissait chargé des intérêts de la communauté, la valeur de ce que nous venions de consommer ; mais d'autres habitans vinrent bientôt se plaindre de ce qu'en ne faisant pas moi-même les partages, ils ne recevraient rien du dédommagement que je leur avais destiné. Le vieux Turc, ajoutaient-ils, auquel vous avez tout donné est soutenu par quatre coupe-jarrets qui sont ses enfants, ils ne supportent aucune charge & s'emparent de tous les bénéfices. En me contant leur doléance, ces malheureux ne se doutaient sûrement pas qu'ils avaient le bonheur de vivre sous une aristocratie. Cependant je doublai la somme, afin de remplir ma première intention, & chacun de nous s'occupant de son gîte, j'élus mon domicile dans ma voiture où je m'endormis si profondément, que nous étions déjà en route quand je m'éveillai. Le Pruth n'était qu'à une lieue, & mon conducteur que nous aperçûmes à cheval au milieu d'un groupe de paysans qu'il bâtonnait avec une grande activité, nous annonça la rivière au bord de laquelle nous arrivâmes sans l'avoir aperçue, à cause de son encaissement.
Le Pruth sépare le Pachalik de Kotchim d'avec la Moldavie. Ali-Aga avait passé la veille à la nage à l'autre rive, avait rassemblé à coups de fouet près de trois cents Moldaves des environs, les avait occupés toute la nuit à former avec des troncs d'arbres un mauvais radeau, & s'en était servi pour repasser de notre côté ; mais tout cela n'en garantirait pas la solidité. Cependant je me disposai à sacrifier, s'il le fallait, & ma voiture & tout ce dont elle était chargée. Je n'en retirai que mon porte-feuille, & je me promis bien de ne me pas exposer à courir personnellement un risque qui paraissait évident, & d'en garantir aussi mes gens, que je réservai pour un second envoi, si le premier réussissait. Mon conducteur, pendant ce temps, fier & radieux d'avoir parfait un si bel ouvrage, m'invitait à remonter dans ma voiture ; & comment, lui dis-je avec impatience, la ferez-vous seulement descendre jusqu'à la rivière ? Comment la ferez-vous ensuite rester sur votre méchant radeau, qui peut à peine la contenir & qui plongera sous son poids? Comment? me dit-il, avec ces deux outils, en me montrant son fouet & plus de cent paysans bien nerveux qu'il avait amenés de l'autre rive ; n'ayez point d'inquiétude, je leur ferais porter l'univers sur leurs épaules, & si le radeau enfonce, tous ces gaillards savent nager, ils le soutiendront : si vous perdiez une épingle, ils seraient tous pendus.
Tant d'ignorance & de barbarie me révoltèrent sans me tranquilliser ; mais j'avais pris mon parti, je lui dis que je ne passerais avec mes gens qu'à un second voyage, qu'ainsi il eut à faire ce qu'il jugerait à propos. Je m'assis sur le bord de l'escarpement, pour mieux juger de cette belle manœuvre, & jouir au moins d'un spectacle dont je comptais payer chèrement les frais.
Le nom de Dieu prononcé d'abord & suivi de plusieurs coups de fouet, fut le signal des travailleurs. Ils dételèrent & amenèrent à bras ma voiture jusques sur le bord du précipice, où quelques coups de pioche donnés à la hâte, montraient à peine un léger dessin de talus. Je les vis alors & non sans frémir au moment d'être écrasés par le poids de ma berline, qu'ils descendirent sur le radeau ; elle ne put y être placée que sur la diagonale, & pour la contenir dans cette assiette, on fit coucher quatre de ces malheureux sous les roues, dont le moindre mouvement eut conduit tout l'équipage au fond de la rivière. Après cette opération qui avait envasé le radeau vers la terre, & fait plonger de sept à huit pouces le côté opposé, il fallut travailler à le mettre à flot ; les cent hommes en vinrent encore à bout ; ensuite ils l'accompagnèrent, partie en touchant terre, partie à la nage, & le dirigèrent avec de longues perches jusqu'à l'autre bord où des buffles préparés à cet effet enlevèrent ma voiture, que je vis en un clin-d'œil sur le haut de l'escarpement opposé. Je respirai alors plus librement, & le radeau qui fut bientôt de retour transporta nos personnes sans ombre d'inconvéniens & de difficultés.

En Moldavie

On juge bien sans doute qu'Ali-Aga était triomphant, & que je ne partis pas sans donner une cinquantaine d'écus aux travailleurs ; mais ce qu'on ne jugera pas si aisément, ce que je n'avais pas prévu moi-même, c'est que mon conducteur, attentif à toutes mes actions, attentif à mes moindres gestes, resta quelque tems en arrière pour compter avec les malheureux ouvriers du petit salaire que je leur avais donné. Il parut une heure après & nous devança sur le champ pour aller préparer le déjeuner à trois lieues du Pruth, où nous le joignîmes dans le tems qu'il rassemblait des vivres avec le même outil dont il construisait des radeaux. A cela près qu'il en faisait à mon gré un usage trop fréquent, Ali-Aga m'avait paru un garçon fort aimable, & j'entrepris de le rendre un peu moins battant.
Le Baron
Votre dextérité au partage du Pruth, & la bonne chère que vous nous faites, ne me laisserait rien à désirer, mon cher Ali-Aga, si vous battiez moins ces malheureux Moldaves, ou si vous ne les battiez que lorsqu'ils vous désobéissent.
Ali-aga
Que leur importe que ce soit avant ou après, puisqu'il faut les battre, ne vaut-il pas mieux en finir que de perdre du tems?
Le Baron.
Comment perdre du tems ! Est-ce donc en faire un bon emploi, que de battre sans raison des malheureux dont la bonne volonté, la force & la soumission exécutent l'impossible?
Ali-aga,
Quoi, Monsieur, vous parlez Turc, vous avez habité Constantinople, vous connaissez les Grecs, & vous ignorez que les Moldaves ne font rien qu'après qu'on les a affrontés. Vous croyez donc aussi que votre voiture aurait passé le Pruth sans les. coups que je leur ai donné toute la nuit & jusqu'à votre arrivée au bord de la rivière ?
Le Baron.
Oui, je crois que sans les battre, ils auraient fait tout cela par la seule crainte d'être battus ; mais quoiqu'il en soit, nous n'avons plus de rivière à passer, la porte nous fournit des chevaux, il ne nous faut que des vivres, & c'est l'article qui m'intéresse ; car je vous l'avouerai, mon cher Ali, les morceaux que vous me procurez à coups de bâtons me restent au gosier, laissez-les moi payer, c'est tout ce que je désire.
Ali-aga.
Certainement vous prenez le bon moyen pour n'avoir pas d'indigestion ; car votre argent ne vous procurera pas même du pain
Soyez tranquille, je payerai si bien que j'aurai tout ce qu'il y a de meilleur & plus sûrement que vous ne pourriez vous le procurer vous-même.
Ali-aga.
Vous n'aurez pas de pain, vous dis-je ; je connais les Moldaves, ils veulent être battus. D’ailleurs je suis chargé de vous faire défrayer par-tout, & ces coquins d'Infidèles sont assez riches pour supporter de plus fortes charges, celle-ci leur parait légère, & ils feront contents, pourvu qu'on les batte.
Le Baron.
De grace, mon cher Ali-Aga, ne me refusez pas. Je renonce à être défrayé, & je garantis qu'ils renonceront à être battus, pourvu qu'on les paie ; je m'en charge ; laissez-moi faire.
Ali-aga,
Mais nous mourrons de faim.
Le Baron.
C'est un essai dont je veux me passer la fantaisie.
Ali-aga,
Vous le voulez, j'y consens ; faites une expérience dont il me paraît que vous avez besoin pour connaître les Moldaves ; mais quand vous les aurez connus, songez qu'il n'est pas juste que je me couche sans souper ; & lorsque votre argent ou votre éloquence auront manqué de succès, vous trouverez bon, sans doute, que j'use de ma méthodes
Le Baron.
Soit : & puisque nous sommes d'accord, il faut qu'en arrivant auprès du village où nous devons coucher, je trouve seulement le Primat [[Primat : ce titre équivaut à celui de Maire, mais ses fondions diffèrent dans les proportions de l'esclavage. la liberté.]], afin que je puisse traiter amicalement avec lui pour nos vivres, & qu'il y ait un bon feu auprès de quelque abri où nous puissions passer la nuit, sans nous mêler avec les habitans & sans inquiétude sur la perte, qui vient de se manifester en Moldavie.
En ce cas, dit Ali-Aga, je puis me dispenser d'aller en avant. Il ordonna en même tems à un de ses gens d'exécuter l'ordre que je venais de donner, me répéta en souriant, qu'il ne voulait pas se coucher sans souper.
Le chemin qu'il nous restait à faire, ne nous permit d'arriver qu'après le soleil couché, & notre gîte nous fut indiqué par le feu qu'on y avoit préparé.
Fidèle à son engagement, mon conducteur en mettant pied à terre fut se chauffer, & s'assit le coude appuyé sur sa selle, son fouet sur ses genoux, de manière à jouir du plaisir que j'allais lui procurer. Je ne fus pas moins empressé de m'assurer celui de tenir ma nourriture de l'humanité qui échange les besoins. Je demandai le Primat, on me le montra à quelques pas, & m'étant approché de lui pour lui donner vingt écus que je mis à terre, je lui parlais Turc & puis Grec, en ces termes fidèlement traduits.
Le Baron (en Turc. )
Tenez, mon ami, voilà de l'argent pour m'acheter les vivres dont nous avons besoin ; j'ai toujours aimé les Moldaves, je ne puis souffrir qu'on les maltraite, & je compte que vous me procurerez promptement un mouton & du pain ; gardez le reste de l'argent pour boire à ma santé.
Le Moldave (feignant de ne pas savoir le Turc, )
Il ne sait pas.
Le Baron.
Comment il ne fait pas! est-ce que vous ne savez pas le Turc?
Le Moldave.
Non, Turc, il ne sait pas.
Le Baron ( en Grec, )
Eh bien, parlons Grec ; prenez cet argent ; apportez-moi un mouton & du pain, c'est tout ce que je vous demande.
Le Moldave (feignant toujours de ne pas entendre & faisant des gestes pour exprimer qu'il n'y a rien dans son Village & qu'on y meurt de faim.) Non pain, pauvres, il ne sait pas.
Le Baron.
Quoi, vous n'avez pas de pain?
Le Moldave.
Non, pain, non.
Le Baron.
Ah ! malheureux, que je vous plains, mais au moins vous ne ferez pas battus : c'est quelque chose ; il est sans doute aussi fort dur de se coucher sans souper: cependant vous êtes la preuve qu'il y a bien des honnêtes gens à qui cela arrive. (au Conducteur) Vous l'entendez, mon cher Ali, si l'argent ne fait rien ici, au moins vous conviendrez que les coups auraient été inutiles. Ces malheureux n'ont rien, & j'en fuis plus fâché que de la nécessité où je me trouve moi-même de manquer de tout pour le moment ; nous en aurons meilleur appétit demain.
Ali-Aga.
Oh! je défie que pour mon compte, il puisse être meilleur qu'aujourd'hui.
Le Baron.
C'est votre faute : pourquoi nous faire arrêter à un mauvais village, où il n'y a pas même du pain ? Vous jeûnerez : voilà votre punition.
Ali-Aga.
Mauvais village, Monsieur, mauvais village! Si la nuit ne vous le cachait pas, vous n feriez enchante ; c'est un petit bourg: tout y abonde ; on y trouve jusqu'à de la canelle [[Les Turcs sont très-friands de cette écorce, qu'ils mettent à toute sauce ; ils la comparent à ce qu'il y a de plus exquis]].
LE ;Baron.
Bon, je parie que voilà votre envie de battre qui vous reprend.
Ali-Aga.
Ma foi, non, Monsieur, ce n'est que l'envie de souper, qui ne me quittera sûrement pas ; & pour la satisfaire, & vous prouver que je me connais mieux que vous ces Moldaves, laissez-moi parler à celui-ci.
Le Baron.
En aurez-vous moins faim, quand vous l'aurez battu ?
Ali-Aga.
Oh! je vous en réponds, & si vous n'avez pas le plus excellent souper dans un quart-d'heure, vous me rendrez tous les coups que je lui donnerai.
Le Baron.
A ce prix j'y consens, je vous prends au mot ; mais souvenez-vous en : si vous battez un innocent, je le ferai de bon cœur.
Ali-Aga.
Tant qu'il vous plaira ; mais soyez aussi tranquille spectateur que je l'ai été pendant votre négociation.
Le Baron.
Cela est juste  ; je vais prendre votre place,
Ali-Aga. (après s'être levé, mis son fouet sous son habit, et après s'être avancé nonchalamment auprès du Grec, lui frappe amicalement sur l'épaule ).
Bon jour, mon ami, comment te portes-tu? Eh bien, parle-donc ; est-ce que tu ne reconnais pas Ali-Aga, ton ami ? allons, parle donc.
Le Moldave.
Il ne sait pas.
Ali-Aga.
Il ne fait pas? ah, ah, cela est étonnant! quoi mon ami, sérieusement tu ne sais pas le Turc?
Le Moldave.
Non ; il ne fait pas.
Ali-Aga.(d'un coup de poing jette le Primat à terre & lui donne des coups de pied pendant qu'il se releve). Tiens, coquin, voilà pour t'apprendre le Turc.
Le Moldave (en bon Turc). Pourquoi me battez-vous? ne savez-vous pas bien que nous sommes de pauvres gens, & que nos Princes nous laissent à peine l'air que nous respirons.
Ali-Aga. au Baron. Eh bien, Monsieur, vous voyez que j« fuis un bon maître de langues ; il parle déja Turc à ravir: Au moins pouvons-nous causer actuellement, c'est quelque chose. (au Moldave en s'appuyant sur son épaule ) Actuellement que tu sais le Turc, mon ami, dis-moi donc comment tu te portes, toi, ta femme & tes enfans.
Le Moldave.
Aussi-bien .que cela le peut, quand on manque souvent du nécessaire.
Ali-Aga.
Bon, tu plaisantes ; mon ami, il ne te manque que d'être rossé un peu plus souvent, mais cela viendra : allons, actuellement au fait. Il me faut sur le champ deux moutons, douze poulets, douze pigeons, cinquante livres de pain, quatre oques [[Poids Turc qui équivaut à-peu-près quarante deux onces]] de beurre, du sel, du poivre, de la muscade, de la canelle, des citrons, du vin, de la salade, & de bonne huile d'olive, le tout à suffisance.
Le Moldave [en pleurant )
Je vous ai déja dit que nous étions des malheureux qui n'avions pas de pain : où voulez-vous que nous trouvions de la canelle !
Ali-aga ( tirant son fouet de dessous son habit & battant le Moldave jusqu'à ce qu'il ait pris la fuite ).
Ah, coquin d'infidèle, tu n'as rien! Eh bien, je vais t'enrichir, comme je t'ai appris le Turc. (Le Grec s'enfuit, Ali-Aga revient s'asseoir auprès du feu). Vous voyez, Monsieur, que ma recette vaut mieux que la vôtre.
Le Baron.
Pour faire parler les muets, j'en conviens, mais non pas pour avoir à fouper: aussi je crois bien avoir quelques coups à vous rendre, car votre méthode ne procure pas plus de vivres que la mienne.
Ali-aga,
Des vivres ! Oh, nous n'en manquerons pas, & si dans un quart-d'heure, montre sur table, tout ce que j'ai ordonné n'est pas ici, tenez, voilà mon fouet, vous pourrez me rendre tous les coups que je lui ai donné.
En effet, le quart-d'heure n'était pas expiré, que le Primat, affilié de trois de ses confrères apporta toutes les provisions ; sans oublier la canelle.
Après cet exemple, comment ne pas avouer que la recette d'Ali valait mieux que la mienne, & n'être pas guéri de mon entêtement d'humanité? En effet j'avais un tort inconcevable, mais évident : ce fut assez pour me soumettre, & en dépit de moi-même, je biffai déformais à mon conducteur le foin de me nourrir, sans le chicaner sur les moyens.
Le sol que nous parcourions, attira toute mon attention. De nouveaux tableaux, également intéressans par une riche culture & par une grande variété d'objets, se présentaient à chaque pas, & je comparait la Moldavie à la Bourgogne, si cette Principauté Grecque pouvait jouir des avantages inestimables qui résultent d'un Gouvernement modéré.
Régis depuis long-temps par leurs Princes sur la foi des traités, ces peuples ne devraient encore connaître le despotisme, que par la mutation de leurs Souverains, au gré de la Porte Ottomane. La Moldavie soumise dans l'origine à une très-petite redevance, ainsi que la Valachie, jouissait alors d'une ombre de liberté. Elle offrait dans la personne de ses Princes, sinon des hommes de mérite, au moins des noms illustres, que le vainqueur considérait, & dans ces mêmes Princes la nation Grecque aimait à reconnaître encore ses anciens maîtres ; mais tout fut bientôt confondu. Les Grecs assujettis ne se virent plus que comme des esclaves, ils n'admirent plus de distinction entre eux ; leur mépris mutuel accrut leur avilissement, & sous cet aspect le Grand-Seigneur lui-même ne distingua plus rien dans ce vil troupeau. Le marchand fut élevé à la Principauté ; tout intriguant s'y crut des droits  ; & ces malheureuses Provinces, mises fréquemment à l'enchère, gémirent, bientôt sous la vexation la plus cruelle.
Une taxe annuelle, devenue immodérée par ces enchères, des sommes énormes empruntées par l'inféodé pour acheter l'inféodation ; des intérêts à vingt-cinq pour cent, d'autres sommes journellement employées pour écarter l'intrigue des prétendons, le faite de ces nouveaux parvenus, & l'empressement avide de ces êtres éphémères, sont autant de causes qui concourent pour dévaster les deux plus belles Provinces de l'Empire Ottoman. Si l'on considère actuellement que la Moldavie & la Valachie sont plus surchargées d'impôts, & plus cruellement vexées, qu'elles ne l'étaient dans leur état le plus florissant, on pourra se faire une idée juste du fort déplorable de ces contrées. Il semble que le Despote uniquement occupé de la destruction, croit devoir exiger davantage à mesure que les hommes diminuent en nombre & les terres en fertilité. J'ai vu, pendant que je traversais la Moldavie, percevoir sur le peuple la onzième capitation de l'année, quoique nous ne fussions encore qu'au mois d'Octobre.



Nous approchions de Yassi où mon conducteur avait expédié le matin un courrier pour y annoncer mon arrivée. J'avais profité de cette occasion pour faire faire des complimens au Prince qui gouvernait alors. Il était fils du vieux Drogman de la Porte, le même dont j'ai déjà parlé. Je pouvais croire que notre ancienne connaissance me serait utile en Moldavie, mais je ne prévoyais pas que son empressement à m'accueillir, devancerait mon arrivée dans sa capitale. Cependant à une lieue de cette ville, la nuit déjà obscure, dans un chemin très étroit, escarpé, & dont le terrain glaiseux ajoutait aux difficultés, on m'annonça une voiture du Prince envoyée à ma rencontre. Elle vint effectivement fort à propos pour me boucher le passage ; & pour mettre le comble à mon impatience, un Secrétaire mandé pour me complimenter me cherche dans l'obscurité, me trouve à tâtons, & s'acquitte si longuement de sa commission, que j'y serais encore, si je ne m'étais laissé transporter dans sa cariole, dont malgré l'obscurité, il voulait me faire admirer la magnificence. Ah! mon cher Ali, m'écriai-je, que votre recette est bonne. Je voyais effectivement qu'Ali-Aga, qui n'en doutait pas, en faisait usage dans le moment, avec autant de succès que d'activité, afin de retourner à bras la voiture dans laquelle je venais de prendre place. Je crus tirer parti de ma position présente en interrogeant le Secrétaire sur les objets qui avaient piqué ma curiosité, & qui ne pouvaient compromettre ni sa politique ni sa discrétion ; mais ce fut en vain, & je ne pus en obtenir que de nouveaux regrets sur ce que la nuit cachait la dorure de notre char, & me privait de tout, l'éclat de l'entrée triomphale qu'on m'avait destinée.

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Arrivée à Yassi

[Iași, actuellement en Roumanie, fut la capitale de la Moldavie entre 1564 et 1859]
Cependant des lumières répandues çà & là, nous annonçaient la ville, & le bruit des madriers sur lesquels je sentais rouler la voiture me fit encore interroger le Secrétaire. Il m'apprit que ces pièces de bois rapprochées & posées en travers, couvraient toutes les rues, à cause du terrein fangeux sur lequel Yassy est bâti ; il ajouta qu'un incendie avait nouvellement réduit la plus grande partie de cette ville en cendres ; qu'on travaillait à reconstruire les édifices consumés ; mais que les maisons seraient faites dans un goût plus-moderne : il allait aussi m'en détailler les plans, lorsque notre voiture, en tournant trop court, & en accrochant un pan de mur nouvellement calciné, nous introduisit dans le couvent des Missionnaires, où je devais loger, & où je fus fort aise de me séparer de la cariole la plus cahotante & du complimenteur le plus incommode.
Un assez bon souper nous attendait, & des Cordeliers Italiens établis à Yassy, sous la protection du Roi, & sous la direction de la Propagande, nous avaient également préparé des gîtes assez commodes. Je reçus avant de me coucher un nouveau compliment de la part du Prince sur mon heureuse arrivée, & mon réveil fut suivi de la visite du Gouverneur de la Ville. Il était monté sur un cheval richement harnaché; une foule de valets vêtus en Tchoadars, accompagnaient ce Grec, que j'avais connu à Constantinople dans un état très-mince. On voit que son premier soin fut de me faire admirer le faste oriental dont il était présentement environné. Je ne me plaisais pas moins à le voir si bouffi du plus sot orgueil, lorsque Ali-Aga vint tout déranger par sa présence. On a déjà dû remarquer que ce Turc avec des manières très-lestes avec les Moldaves de la campagne. Mais je le croyais un peu déchu de son importance & de ses prérogatives dans Yassy. Cependant c'était encore un tort que j'avais avec lui, & je le vis paraître avec un bel habit, un maintien grave, un ton important : c'était enfin un homme de cour qui pouvait devenir Visir & faire des Princes de Moldavie, se croyait déja au-dessus d'eux. Dans cet esprit, il débuta par traiter assez mal le Gouverneur de la Ville, sur ce que le Grand-Ecuyer ne lui avait pas encore envoyé le cortège qui devait le conduire à l'audience du Prince: le Gouverneur alléguait en vain que ce tort ne le regardait pas. Vous ne valez pas mieux l'un que l'autre, répliqua Ali-Aga, mais j'y mettrai bon ordre. Heureusement ce cortège si désiré parut ; il consistait en un cheval proprement harnaché, & quatre Tchoadars du Prince, destinés à accompagner ... qui ? le Tchoadar du Pacha de Kotchim, qui n'était lui-même qu'un Pacha du second ordre. Mais il n'y a point de degrés entre un Turc & un Grec : le premier est tout, le second n'est rien.
C'est encore d'après cette règle qui n'est jamais contestée, qu'Ali-Aga monta à cheval, avec une majesté singulière, & que toutes les personnes qu'il rencontrait, s'arrêtaient pour le saluer profondément. II répondit gravement à ces respectueux hommages par un léger coup de tête, & par un petit sourire de bonté : sa visite au Prince lui valut des présens : chaque pas qu'il faisait dans Yassy ne servait pas moins bien ses intérêts que sa dignité personnelle ; & tandis que mon conducteur mêlait ainsi l'utile à l'agréable, je m'occupais des moyens de le remplacer pour continuer ma route.

Le Prince de Moldavie ne pouvait y pourvoir que jusqu'aux frontières Tartares, où j'écrivis par un courier au Sultan Sérasker de Bessarabie, pour le prier d'envoyer au-devant de moi jusqu'aux confins de la Moldavie.
Ces dispositions faites, je montai dans une voiture que le Prince m'avait envoyée & qui, environnée de beaucoup plus d'Ecuyers & de Valets-de-pied que je n'en aurais voulu, me conduisit au Palais. Je m'empressai d'y pénétrer, pour éviter la longueur des cérémonies Turques qui m'y attendaient, & que l'orgueil des Grecs m'avait préparé.
Je trouvai le Prince seul avec son frère; dans un appartement dont la richesse n'était pas aussi remarquable que deux énormes fauteuils couverts d'écarlate. J'en devinai bientôt toute l'importance; mais je refusai condamnent l'honneur d'en occuper un. Le Prince prit lui-même un autre siège, & notre ancienne liaison qui fournissait au début de notre entretien, le conduisit à me confier l'embarras de sa position présente. J'aperçus aisément que le fanatisme intriguant de fon frère la rendait véritablement cruelle  & l'exposait à de grands risques pour l'avenir. Nous terminâmes cette conférence par décider les arrangements nécessaires pour mon départ, après quoi il me fallut essuyer toutes les cérémonies Turques. La plus importante, celle qui marque le plus d'égards, est de présenter le cherbet [şerbet] : elle est toujours suivie de l'aspersion d'eau rose & du parfum d'aloës. Ce cherbet dont on parle si souvent en Europe, & que l'on y connaît si peu, est composé avec des pâtes de fruits au sucre, qu'on fait dissoudre dans l'eau, & qui sont tellement musquées, qu'on peut à peine goûter cette liqueur; aussi le vase une fois rempli, suffit-il aux visites de toute la semaine. J'en usai donc avec autant de discrétion que des confitures qui accompagnent le café, & dont on ne change jamais la cuiller. Cependant tout ce cérémonial répété dans l'anti-chambre en faveur de mon laquais, fut admis par lui d'une manière beaucoup moins économique; son appétit ne se refusa à rien, il mangea tout ce qu'on lui présenta de gingembres confits; il avala d'un feul trait tout le vase de cherbet, & les courtisans étaient encore dans l'admiration, lorsque je sortis de l'appartement du Prince. Je trouvai à mon retour chez les Cordeliers, plusieurs Grecs de ma connaissance qui m’y attendaient ; j'en retins quelques-uns à dîner; ils m'accompagnèrent ensuite dans les visites que j'avais à rendre.



La ville de Yassy, placée dans un terrain fangeux, est environnée de collines qui présentent de toutes parts des sites champêtres où l'on aurait pu construire les maisons de campagne les plus agréables; mais à peine y voit-on quelques troupeaux; & fi l'on excepte les maisons des Boyards, & celles qu'occupent les Grecs qui viennent de Constantinople à la suite du prince, pour partager avec lui les dépouilles de la Moldavie, toutes les autres habitations de la capitale se ressentent de la plus grande misère.
Les Boyards [[On appelle ainsi les grands Terriers, ce sont des espèces de nobles sans autre titre que leurs richesses; mais la richesse soumet tout  & l'ordre le mieux établi lui réfuterait difficilement. ]] représentent avec beaucoup de morgue les grands du pays ; mais ils ne font en effet que des propriétaires assez riches, & des vexateurs très-cruels ; rarement ils vivent dans une bonne intelligence avec leur Prince ; leurs intrigues se tournent presque toujours contre lui ; Constantinople est le foyer de leurs manœuvres. C'est-là que chaque parti porte ses plaintes & son argent, & le Sultan Sérasker de Bessarabie est toujours le refuge des Boyards que la Porte croit devoir sacrifier à sa tranquillité. La sauvegarde du Prince Tartare assure l'impunité du Boyard ; sa protection le rétablit souvent, mais il faut toujours que cette protection soit payée.
Ces différentes dépenses dont les Boyards se remboursent par des vexations particulières, jointes aux taxes que le Prince leur impose pour acquitter la redevance annuelle & les autres objets de dépense dont je viens de parler, surchargent tellement la Moldavie, que la richesse du sol peut à peine y suffire. On peut aussi assurer que cette province, ainsi que la Valachie qui lui est contiguë, en se soumettant à Mahomet II [Mehmet II], sous la clause d'être l'une & l'autre gouvernée par des Princes Grecs, & de n'être assujetties qu'à un impôt modéré, n'ont pas fait un aussi bon marché que les Auteurs de ce Traité s'en étaient flattés; ils n'avaient pas prévu fans doute que la vanité des Grecs mettrait le Gouvernement de ces provinces à l'enchère : ils se font aussi dissimulé les suites funestes de la clause d'amovibilité réservée pour le Grand Seigneur. Marché terrible entre un Despote avide, & des esclaves orgueilleux qu'il élève à la Principauté quand il lui plaît, & qu'il en dépouille quand il veut. On sent en effet que cette amovibilité ne pouvait manquer de porter la redevance de ces provinces, par une progression rapide, au taux le plus excessif, & qu'une déprédation générale en devenait le résultat nécessaire. Aussi voit-on que tout l'art de ces Gouvernemens subalternes se réduit à saisir & à mettre en œuvre tous les moyens d'accélérer cette horrible déprédation. accompagné de deux Jénissaires de la garde du Prince, & d'un Grec chargé de me conduire. Ces trois personnes exerçaient par-tout où nous passions, les grands principes qui conviennent aux Moldaves, & qu'Ali-Aga m'avait appris ; mais un tour de force & de brigandage que fit un des deux Turcs mérite d'être rapporté. Nous passions dans un vallon assez agréable, bordé de collines ; des moutons y paissaient sous la garde de plusieurs bergers. Je questionnai un des Jénissaires fur la qualité des laines du pays: vous allez en juger, me dit-il; aussitot il pique son cheval vers le troupeau, le disperse, caracole au milieu, fixe le plus gros mouton, s'attache à sa poursuite, le joint au galop & se panche, le saisit par la toison, l'enlève d'une main, le met en travers sur le devant de sa selle, en s'y raffermissant lui-même, & me rejoint à toute bride. Je fis de vains efforts pour faire restituer cet animal au propriétaire, ou lui en faire payer la valeur; on se moqua de ma délicatesse, le Turc conserva sa prise, & s'en régala le soir avec son camarade.
La Moldavie & la Valachie étaient anciennement une colonie Romaine. On y parle encore aujourd'hui un latin corrompu, & ce langage se nomme Roumié, langue Romaine. Ces provinces malheureuses, sous le joug altier des Romains, gémissent aujourd'hui sous le poids d'une oppression bien plus cruelle & bien plus humiliante, puisqu'elles sont ravagées par des subalternes revêtus d'une autorité précaire & momentanée.
Tout étant disposé pour continuer ma route, je me séparai d'Ali-Aga, en récompensant ses bons offices, & je partis de Yassy

Cette partie de la Moldavie que nous parcourions, me parut aussi belle que celle que nous avions traversée pour arrivera Yassy mais j'observai qu'elle devenait plus montueuse à mesure que nous approchions de Kichenow. Nous descendîmes ensuite par des gorges toujours plus larges & plus découvertes, à la fin desquelles nous découvrîmes la Bessarabie. Nous n'y avions pas encore pénétré, que les collines de droite & de gauche étaient déja couvertes d'un nombre infini de Dromadaires. Le Grec qui m'accompagnait me fit observer que ces animaux qui appartiennent aux Tartares, en pénétrant ainsi sur un territoire étranger, occasionnent de fréquentes discussions qui ne se terminent jamais qu'après que les pâturages en litige ont été consommés.
Nous vîmes bientôt un plus grand nombre de ces troupeaux, & j'y remarquai des Dromadaires blancs. [[Cet animal qui a deux bosses fur le dos, est infiniment plus grand que le chameau qui n'en a qu'une; mais il paroît qu'on n'est pas généralement d'accord far l'application des noms qui doivent distinguer ces deux espèces d'animaux ; cependant comme les Arabes qui n'ont que le chameau à une bosse le nomment Devi, & l’Autruche Devicouchou [devekuşu] (l'oiseau chameau) ; il paraît que le nom de Dromadaire doit distinguer celui de ces animaux du même genre qui a deux bosses.]]

Nous avions à peine passe la frontière, que nous apperçûmes un grouppe de cavaliers qui venaient à nous: c'était l'interprète du Sultan Sérasker que ce Prince envoyait à ma rencontre avec dix Seimens de sa garde. Le Courier que je lui avais expédié les accompagnait. Il me remit la réponse du Sultan, & l'interprète y ajouta les choses honnêtes qu'on l'avait personnellement chargé de me dire; après quoi quatre Cavaliers s'étant mis à l'avant-garde, nous continuâmes notre route dans un pays plat, totalement découvert, & fur un sol ferme où la route était à peine tracée.
Mon nouveau conducteur était un Juif rénégat né en Pologne. Il parlait Allemand, & il aimait tant à parler, que je n'eus besoin de lui faire aucune question, pour savoir à fond toute son histoire. Il m'apprit aussi que les Noguais étaient mécontens du Kam [Khan], donc la faiblesse avait cédé au Grand-Seigneur le droit d'Ichctirach [[On a déja dit que ce droit se prélevait en bleds à un pris onéreux au Cultivateur]], sur les deux provinces du Yédesan & du Dgamboylouk que j'avais à traverser pour me rendre à Orcapi; mais notre conversation était fréquemment interrompue par une circonstance qui ne mérite cependant d'être rapportée que parce qu'elle a servi à m'établir avantageusement dans l'esprit superstitieux des Tartares.
En arrivant fur la frontière, au moment où mon escorte me rencontra, une cigogne, espèce d'oiseau qui se nourrit de serpens, qui niche sur les maisons & que les Orientaux révèrent comme des Dieux pénates, parut aussi venir à ma rencontre; elle passe d'un vol rapide à gauche très-près de ma voiture, en fait le tour par derrière, repasse par la droite, poursuit son vol fur le chemin & se pose à 200 toises en avant des Cavaliers qui me précédaient; elle se relève lorsqu'ils approchent, reprend son vol vers ma voiture, en fait encore le tour, va reprendre son poste avancé, & répète cette manœuvre jusqu'à notre arrivée à Kichela  [[Kichela veut dire quartier d'hiver.]].

Kichela, capitale de la Bessarabie

Cette ville, où réside le Sultan qui commande en Bessarabie, est considérée comme la capitale de cette Province. Le Prince qui occupait ce poste était fils aîné du Sultan régnant, & avait le titre de Sérasker ( généralissime. ) [[Sérasker eft un mot Turc composé de fer, qui en Persan veut dire tête, & d'asker, soldats. C’est un grade Militaire qui n'admet point de supérieur. On ne peut le comparer qu'à Généralissime, & l'on donne ordinairement ce titre à ceux qui commandent sur la frontière, ou qui font détachés avec un corps de troupes considérable.]]
 Un Mirza vint à, mon arrivée pour me complimenter de sa part, & me conduire dans le logement qu'on m'avait préparé. Je me rendis ensuite avec ce gentilhomme chez le Sultan. C'était un jeune Prince de 18 à 20 ans, assez grand, bien fait, d'une figure plus noble qu'agréable, & dont le maintien modeste était accompagné d'un peu d'embarras. Je pris soin de le dissiper, & j'apperçus que ce Prince, ainsi que les Mirzas qui composaient cette cour prétendue barbare, avaient infiniment plus de douceur & d'aménité que l'on n'en trouve souvent chez les Nations prétendues policées.
Excepté les vêtemens du Sultan [[On a déja vu que Sultan veut dire Prince du sang. ]], & des Mirzas [[c'est la dénomination de tous les nobles. On verra, dans la suite de ces Mémoires, les différentes classes de la noblesse Tartare.]], qui sans être riches, ont une sorte de recherche & d'élégance, tous les meubles chez les Tartares, n'offrent que le nécessaire le plus strict.
Le luxe des vitres ne se trouve même que dans l'appartement du Prince ; des chassis de papier ferment toutes les autres fenêtres pendant l'hiver, & l'on s'en débarrasse en été, afin de respirer plus librement, & jouir sans obstacle de la vue de la mer Noire, qu'on apperçoit dans le lointain. Le Sultan me donna à souper, & quoique j'eusse un très-grand appétit, je ne laissai pas de m'appercevoir que les excellens poissons du Niester qu'on nous servit, auraient mérité de meilleurs cuisiniers que n'en ont les Tartares; le plaisir de la chasse du vol & des lévriers, est aussi le seul qui m'a paru les occuper & le Sultan faisait fréquemment de ces parties avec une nombreuse suite de Mirzas. On part pour ces chasses avec armes & bagages ; elles durent plusieurs jours ; le camp s'établit tous les soirs; un corps de troupes est toujours à la fuite du Sérasker, & quelquefois ces parties de plaisir ne font que le prétexte d'expéditions plus sérieuses.
On passa la nuit à réparer une petite voiture que j'avais achetée à Yassy, & dont j'avais fait une espèce de dormeuse; un charriot portait les malles, qui jusqu'en Moldavie avaient été chargées sur ma voiture& les ordres du Sultan étant expédiés, je partis le lendemain de Kichela, avec un Mirza chargé de me conduire à Bactchéseray [Bahçesaray], sous l'escorte de quarante cavaliers armés d'arcs, de flèches & de sabres. Accoutumé au peu d'ordre, de discipline & d'intelligence militaire qui règnent dans les troupes, je ne devais pas supposer les Tartares mieux instruits. Cependant après avoir passé le Niéster, qui sépare la Bessarabie du Yedsan, dont on croyait les hordes dans une sorte de soulèvement, l'officier qui commandait le détachement, ordonna les dispositions de la marche en militaire éclairé; une avant-garde de douze cavaliers précédait de deux cents pas ma voiture, que l'Officier prit sous sa garde particulière avec huit hommes, dont il plaça quatre à chaque portière. Les deux charriots de fuite venaient après; huit autres cavaliers fermaient la marche; & deux pelotons de six hommes chacun, à plus de six cents pas de distance, éclairaient notre droite & notre gauche.
[[Bactcheseray est la résidence du Kam des Tartares. Cette ville considérée aujourd'hui comme la Capitale de la Crimée, n'était autrefois qu'une maison de plaisance nommée le Palais des Jardins. Les Souverains en s'y fixant, y ont attiré nombre d'habitans, & cette ville, en conservant le même nom, a successivement usurpé la primatie sur l'ancienne villa de Crimée qui n'est plus aujourd'hui qu'un mauvais village où les tombeaux seuls témoignent son ancienne importance.]]
Les plaines que nous traversions sont tellement de niveau & si découvertes, que l'horison nous paraissait à cent pas de tous côtés sans aucune inégalité ; pas même le moindre arbuste, ne varie ce tableau, & nous n'apperçûmes pendant toute la journée que quelques Noguais à cheval, dont l'oeil perçant de mes Tartares distinguait les têtes, lorsque la convexité de la terre cachait encore le relie du corps. Chacun de ces Noguais se promenait à cheval tout seul, & ceux que nos patrouilles interrogèrent, nous tranquillisèrent sur les prétendus troubles qu'on nous avait annoncé. Je n'étais pas moins curieux de savoir quel était le but de leur promenades, & j'appris que ces peuples, crus Nomades, parce qu'ils habitent sous des espèces de tentes, étaient cependant fixés par peuplades, dans des vallons de huit à dix toises de profondeur qui coupent la plaine du Nord au Sud, & qui ont plus de trente lieues de long fur un demi-quart de lieue de large, des ruisseaux bourbeux en occupent le milieu & se terminent vers le Sud par des petits lacs qui communiquent à la mer Noire. C'est sur le bord de ces ruisseaux que font les tentes des Noguais, ainsi que les hangars destinés à servir d'abri pendant l'hiver aux nombreux troupeaux de ces peuples pasteurs. Chaque propriétaire a sa marque distinctive, on imprime cette marque avec un fer rouge sur la cuisse des chevaux, des bœufs & des dromadaires ; les moutons marqués en couleur sur la toison, font gardés à vue & s'éloignent peu des habitations; mais toutes les autres espèces réunies en troupeaux particuliers, font conduits au printems dans les plaines où le propriétaire les abandonne jusqu'à l'hiver. Ce n'est qu'aux approches de cette saison, qu'il ra les chercher pour les ramener sous ses hangars. Cette recherche était suffi le but des Noguais que nous avions rencontré j mais ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'un Tartare occupé de ce foin dans une étendue de plaine, qui d'un vallon à l'autre a toujours dix à douze lieues de large fur plus de trente lieues de longueur, ne fait pas même de quel côté il doit diriger fa marche; il n'y réfléchit pas; il met dans un petit fac pour trente jours de vivres en farine de millet rôti ; six livres de farine lui suffisent pour cela. Ses provisions faites, il monte à cheval, ne s'arrête qu'au soleil couché, met des entraves à sa monture, la laisse paître, soupe avec sa farine, s'endort, se réveille & se remet en route. Cependant il observe, chemin faisant, la marque des troupeaux qu'il rencontre, en conserve la mémoire, communique ses découvertes aux différents Noguais qu'il trouve occupés du même foin, leur indique ce qu'ils cherchent, & reçoit à fon tour des notions utiles qui terminent fon voyage. Il est sans doute à craindre qu'un peuple aussi patient ne fournisse quelque jour un militaire redoutable.



Nonobstant le tableau aride que le pays des Tartares leur offre constamment, & la facilité qu'ils ont de comparer leur sol avec celui des Moldaves & des Polonais pour juger des avantages dont ces derniers jouissent, la force de l'habitude a un tel empire, & les besoins des hommes sont tellement relatifs à cette habitude, qu'elle maîtrise toutes les sensations. Les Noguais ne conçoivent pas qu'on puisse traverser leurs plaines sans en envier la possession. Vous avez beaucoup voyagé, me disait un de ces Tartares avec lequel j'étais assez lié ; avez-vous jamais vu un pays aussi somptueux que le nôtre ? Il est aisé de voir que cette épithète établie, n'admettait aucune contradiction,
Notre première journée devait le terminer au vallon le plus voisin, qui n'était qu'à dix lieues. Cependant le soleil commençait à baisser, & je ne voyais devant moi qu'un triste horison, quand tout-à-coup je sentis descendre ma voiture, & j'apperçus la file des Obas [[tentes des Noguais]], qui de droite & de gauche prolongeaient le vallon à perte de vue: nous traversâmes le ruisseau fur un mauvais pont, auprès duquel je trouvai trois de ces obas, séparé de la ligne & dont un neuf, m'était destiné. Mes voitures furent placées en arrière; le détachement s'établit auprès de moi. Mon premier soin fut d'examiner l'ensemble d'un tableau dont je formais un grouppe isolé ; je remarquai fur-tout la solitude dans laquelle on nous laissait, & j'en étais d'autant plus étonné, que je me croyais assez curieux pour mériter un peu d'attention. Le Mirza m'avoit quitté en arrivant pour aller demander des vivres, & je m'occupai en attendant, à examiner la structure de ma maison Tartare. C'était une grande cage à poulet, dont la charpente construite en treillage, formait une enceinte circulaire, surmontée d'un dôme ouvert au sommet, un feutre de poil de chameau fixé extérieurement enveloppait le tout, & un morceau de ce même feutre recouvrait le trou supérieur destiné à servir de soupirail à la fumée. J'observai aussi que les obas habités par les Tartares & dans lesquels on faisait du feu, avaient chacun ce même morceau de feutre, attaché en forme de bannière, dirigé du côté du vent, & soutenu par un long bâton qui sortait de l'intérieur de l'obas : ce même bâton servait aussi à rabattre cet évantail pour fermer le soupirail, lorsque le feu une fois éteint, rendait l'ouverture inutile ou incommode.
J'admirai sur-tout la solidité jointe à la délicatesse du treillage : des morceaux de cuir employés cruds forment tous les ligamens, & j'appris que mon obat, destiné à une nouvelle mariée, faisait partie de sa dot.
Nous avions grand appétit, & nous vîmes avec satisfaction, le Mirza revenir avec deux moutons & une marmite qu'il s'était procuré. On suspendit la marmite à trois bâtons écartés par le bas & réunis par les bouts supérieurs. La cuisine ainsi établie, le Mirza, l'Officier & quelques Tartares procédèrent à égorger & à dépecer les moutons ; on en remplit la marmite, tandis qu'on préparait les broches pour faire rôtir ce qui n'avait pu y trouver placé. J'avais eu soin de faire provision de pain à Kichela: c'est un luxe que les Noguais ne connaissent pas ; & leur avarice leur interdit suffi l'usage habituel de la viande dont ils sont cependant très-friands. Je fus curieux de connaître l'espèce de nourriture qu'ils prenaient, & d'ajouter leurs mets à la bonne chère qu'on me préparait. Le Mirza auquel je confiai ma fantaisie en sourit, & dépêcha un Tartare avec ordre de rassembler tout ce qui pouvait la satisfaire ; cet homme revint bientôt avec un vase plein de lait de jument, un petit sac de farine de millet rôti, quelques ballotes blanches de la grosseur d'un œuf & dures comme de la craie, une marmite de fer, & un jeune Noguais médiocrement bien vêtu, mais le meilleur cuisinier de la horde. Je m'attache d'abord à bien suivre ses procédés ; il met de l'eau dans sa marmite jusqu'aux trois quarts, ce qui pouvait faire deux pintes; il y ajoute environ six onces de farine de millet rôti; il met son vase auprès du feu, tire une spatule de son gousset, l'essuie sur sa manche, remue circulairement du même côté, & jusqu'au premier frémissement de la liqueur; il demande alors une des ballotes blanches (c'était du fromage de lait de jument saturé de sel, & desséché ), la fait casser par petits morceaux, jette ces morceaux dans son ragoût, continue à tourner dans le même sens ; la bouillie s'épaissît ; il tourne toujours, mais vers la fin avec effort, jusqu'à consistance de pain cuit sans levure ; il retire alors sa spatule, la remet dans son gousset, renverse sa marmite sur sa main & me présente un cylindre de pâte feuilletée en spirale. Je m'empressai d'en manger & je fus véritablement plus content de ce ragoût que je ne l'avais espéré. Je goûtai aussi le lait de jument, que j'aurais peut-être trouvé aussi bon, sans un peu de prévention dont je ne pus garantir mon jugement.
Tandis que je m'occupais de mon souper avec autant de recherche, on me préparait une scène plus intéressante.
J'ai dit qu'à mon arrivée les Noguais retirés chacun dans leur hutte, ne montraient aucune curiosité de me voir, & j'avais déja fait le sacrifice de mon amour-propre à cet égard, quand j'apperçus une troupe assez considérable qui s'avançait vers nous: la tranquillité, la lenteur même avec laquelle elle s'approchait, ne pouvait nous donner aucune inquiétude. Nous ne pouvions cependant soupçonner les motifs qui conduisaient ces Noguaïs de notre côte ; lorsque nous les vîmes s'arrêter à plus de 400 pas, & l'un d'eux s'avançant seul jusqu'auprès du Mirza qui me conduisait, lui exposa le desir que les principaux de sa nation avaient de nous voir ; il ajouta, que ne voulant troubler en rien notre repos, il avait été député pour demander si cette curiosité ne me déplairait pas, & dans ce cas, quelle était la place où ses camarades me feraient le moins incommodes. Je répondis moi-même à l'Ambassadeur, & je l'assurai qu'ils étaient tous les maîtres de se mêler avec nous, qu'entre amis il ne pouvoit y avoir aucune place distincte, encore moins de ligne de démarcation. Le Noguais insista sur l'ordre qu'il avoit à cet égard, & le Mirza se leva pour lui indiquer le site jusqu'où les spectateurs pouvaient s'avancer; la troupe des curieux vint bientôt l'occuper. Je ne tardai pas non plus à m'en approcher, pour me laisser considérer de plus près & me procurer le plaisir de faire connaissance avec ces Messieurs. Ils se levèrent tous quand je fus à portée d'eux, & le plus remarquable auquel je m'adressai me salua en ôtant son bonnet & en s'inclinant: j'avais observé ce cérémonial de la part du député au Mirza, & j'en avais été d'autant plus surpris, que les Turcs ne découvrent jamais leur tête que pour se mettre à leur aise, & seulement lorsqu'ils sont seuls ou dans la plus grande familiarité. C'est aussi par cette raison que les Ambassadeurs Européens & leur suite, vont aux audiences du Grand-Seigneur le chapeau sur la tête; se présenter autrement devant un Turc, serait manquer aux bienséances, & j'aurai des remarques plus importantes à faire sur le rapport des usages des Tartares avec les nôtres. Si je tirais peu de lumières de mes Noguais, c'est sans doute parce que je manquai de leur faire des questions qui auraient pu m'éclairer. Cependant la satisfaction attachée à toutes les choses nouvelles me rendit la fin de cette journée assez agréable. Je m'accommodai aussi très-bien de mon souper, mais cette cuisine Tartare ne dut son succès auprès de mes gens qu'au grand appétit qui fait trouver tout bon. Ils ne concevaient pas qu'on pût s'amuser du mal être. J'étais en apparence le seul objet de leurs plaintes: mais depuis j'ai bien apperçu qu'ils ne me souhaitaient une aisance personnelle, que pour acquérir le droit de gémir librement sur leurs privations; en les partageant, je sus me rendre mes gens moins incommodes, & je donne cette recette à tous les voyageurs, comme la meilleure qu'ils puissent suivre.

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Quelqu'intéressants que fussent les Noguais, pressé d'abréger mon séjour parmi eux & d'aller le lendemain coucher à la seconde vallée, je partis de grand matin, & nous vîmes paraître le soleil sur l'horizon de ces plaines, comme les navigateurs l'observent en mer. Nous ne découvrîmes pendant cette matinée que quelques monticules semblables à celles qu'on voit dans beaucoup de parties de la Flandre, & sur-tout dans le Brabant, où l'opinion commune est, qu'elles ont été formées à main d'homme, & par la réunion des pelletées de terre que chaque soldat apportait anciennement sur le corps mort de son Général pour lui élever un mausolée. On voit également un grand nombre de ces monticules dans la Thrace, où, ainsi qu'en Tartarie, dans le Brabant & par-tout où elles se trouvent, elles ne sont jamais seules ; mais cette quantité de Généraux morts & souvent inhumés à des distances à peu près égales, & toujours avec un rapport de position qui semble plutôt indiquer une intention que le simple effet du hasard, m'avait fait chercher dans les usages actuels, ce qui pouvait avoir donné lieu à la formation de ces prétendus mausolées. Il m'a paru qu'on pouvait en démêler le motif dans l'habitude que les Turcs ont encore aujourd'hui lorsqu'ils vont à la guerre, de marquer par des monticules de terre placées en vue l'une de l'autre, la route que leur armée doit suivre. Ces élévations sont à la vérité moins grandes que celles dont je viens de parler & qui ont résisté à l'action des siècles sur la surface de la terre. Mais ne peut-on pas ajouter à mon observation, que dans le cas où les monticules des anciens n'auraient eu d'autres objets que celui de jalonner leurs routes, afin d'assurer leur communication, l'esprit de conquête qui les faisait pénétrer dans des pays inconnus, devait aussi les inviter à préserver d'une destruction facile ces points de reconnaissement. A l'égard des ossemens qui ont été trouvés sous quelques monticules, ils sont seulement la preuve qu'on les faisoit aussi servir de sépulture aux Généraux & aux soldats qui mouraient sur la route de ces armées; mais la plupart des buttes qu'on a feit miner en Flandre, ont prouvé que tous ces amas n'étaient pas des tombeaux ; & si l'on est ramené à les considérer comme des jalons, cette hypothèse donnerait encore l'explication des travaux dont parle Xénophon dans sa retraite des Dix-mille. Un sol inconnu devait offrir aux Grecs, à chaque instant, des obstacles plus difficiles à vaincre, & des pièges plus redoutables, que les nations même qu'il fallait intimider ou repousser.
Je ne vis sur ma route aucune apparence de culture, parce que les Noguais évitent d'ensemencer les lieux fréquentes : près des chemins, leurs semailles n'y serviraient que de pâture aux chevaux des voyageurs ; mais si ces mesures sauvent les Tartares de ce genre de déprédation, rien ne peut préserver leurs champs d'un fléau plus funeste. Des nuées de sauterelles fondent fréquemment dans les plaines des Noguais, choisissent de préférence les champs de millet, & les ravagent en un instant. leur approche obscurcit l'horison, & le nuage que produit la multitude énorme de ces animaux fait ombre au soleil. Si les Noguais cultivateurs ont en assez grand nombre, par leur agitation & par leurs cris, ils parviennent, quelquefois à détourner l'orage, sinon les sauterelles s'abattent sur leurs champs, & y forment une couche de 6 à 7 pouces d'épaisseur. Au bruit de leur vol succède celui de leur travail dévorant ; il ressemble au cliquetis de la grêle, & son résultat la surpasse en destruction. Le feu n'est pas plus actif & l'on ne retrouve aucun vestige de végétation, lorsque le nuage a repris son vol, pour aller produire ailleurs de nouveaux désastres.
Ce fléau s'étendrait sans doute sur une culture abondante, & la Grèce & l'Asie Mineure y feraient plus fréquemment exposées, si la mer Noire n'engloutissait la plupart de ces nuées de sauterelles lorsqu'elles tentent de franchir cette barrière.
J'ai vu souvent les plages du Pont-Euxin, vers le Bosphore de Thrace, couvertes de leurs cadavres desséchés, & en si grand nombre, qu'on ne pouvait marcher sur le rivage, sans enfoncer jusqu'à mi-jambe dans cette couche de squelettes pelliculaires. Curieux de connaître la véritable cause de leur destruction, j'ai cherché les occasions d'en observer le moment, & j'ai été témoin de leur anéantissement total par un orage qui les surprit assez près de la côte, pour que leurs corps y fussent apportés par les vagues avant d'avoir été desséchés : ces cadavres y produisent une telle infection, qu'il fallut plusieurs jours avant de pouvoir en approcher.
Nous arrivâmes avant midi à la première vallée, & pendant que le Mirza chargé du soin de me conduire, cherchait ceux qui devaient ordonner les relais que nous avions à prendre, je m'approchai d'un grouppe de Noguais rassemblés autour d'un cheval mort qu'on venoit de déshabiller. Un jeune homme nud, d'environ 18 ans, reçut sur ses épaules la peau de cet animal. Une femme qui faisait avec beaucoup de dextérité l'office de tailleur, commença par couper le dos de ce nouvel habit, en suivant avec ses ciseaux le contour du col, la chute des épaules, le demi-cercle qui joint la manche & le côté de l'habit, dont la longueur fut fixée au-dessus du genou. II ne fut pas nécessaire de soutenir une étoffe que son humidité avait déja rendue adhérente à la peau du jeune homme. La couturière procéda aussi lestement à former les deux devants croisés & les manches ; après quoi le manequin qui servoit de moule, donna en s'accroupissant la facilité de coudre les morceaux ; de manière que vêtu en moins de deux heures d'un bon habit bai-brun, il ne lui resta plus qu'à tanner ce cuir par un exercice soutenu : ce fut aussi son premier soin, & je le vis bientôt sauter lestement à poil sur un cheval pour aller joindre ses compagnons qui s'occupaient à rassembler les chevaux dont j'avais besoin, & dont le nombre n'était pas à beaucoup près complet.
On sait déja que les chevaux Tartares sont répandus dans les plaines, en troupeaux particuliers & distingués par la marque du propriétaire ; mais comme il existe un service public auquel chaque individu doit contribuer, il existe aussi un troupeau de chevaux appartenant à la Communauté. Ce troupeau est gardé à vue à portée des habitations. Mais ces animaux libres dans la campagne n'y sont pas faciles à saisir. On sent encore que le choix qu'il faut en faire pour fournir les différents chevaux de trait & de selle ajoute à la difficulté ; c'est à quoi les Noguais réussissent par une méthode qui donne en même temps aux jeunes gens toujours destinés à cette espèce de chasse, une occasion de devenir les plus intrépides & les plus adroits cavaliers qui existent. Ils se munissent à cet effet d'une longue perche au bout de laquelle est attachée une corde dont l'extrémité terminée en œillet, passé dans la perche, forme un nœud-coulant assez ouvert pour que la tête d'un cheval puisse y passer facilement. Munis de cet outil, ces jeunes Noguais montés à poil, la longe du licol passe dans la bouche du cheval, joignent à toutes jambes le troupeau, observent l'animal qui leur convient & le poursuivent avec une extrême agilité, l'atteignent malgré ses ruses, auxquelles ils se prêtent avec une adresse infinie, le gagnent à la course & saisissent le moment où le bout de la perche est arrivé au-delà des oreilles du cheval ; ils font passer sa tête dans le nœud coulant, ralentissent leur course, & retiennent ainsi leur prisonnier qu'il ramènent au dépôt.
Comme il me fallait près de 80 chevaux, & qu'il n'y avait à leur poursuite qu'une demi douzaine d'Ecuyers, leur exercice dura assez long-temps, pour m'en donner tout le plaisir ; mais le relais fut si bien choisi, que nous pûmes encore arriver d'assez bonne heure dans le fauxbourg d'Oczakew, où nous logeâmes.
Cette forteresse, située sur la rive droite du Boristhène, & près de son embouchure, occupe une petite pente qui conduit au fleuve. Un fossé & un chemin couvert sont les seuls ouvrages qui défendent la place : elle a la forme d'un parallélogramme incliné sur sa longueur, & l'on y remarque ainsi qu'à Bender & à Kotchim, une nombreuse artillerie, dont chaque pièce mal montée est accollée de deux énormes gabions qui servant de merlons forment l'embrasure.
Quelques Juifs établis dans le fauxbourg d'Oczakow y tiennent auberge. Ils nous furent d'un grand secours pour renouveller nos vivres & nous mettre en état de traverser les plaines du Dgaraboylouk, également habitées par les Noguais. Nous employâmes la matinée du lendemain à traverser le Boristhène. Ce fleuve rétréci à son embouchure par une langue de terre qui appartient à la rive opposée, & qu'on nomme Kilbournou [[Le nez ou le cap du Cheveux.]], forme en-dedans une espèce de lac qui se prolonge vers le nord d'où le fleuve descend. Sa largeur est de plus de deux lieues entre Oczakow & le fort situé vis-à-vis à la naissance de la pointe de sable ; c'est dans cette direction que nous passâmes le Boristhène. Des bâtimens destinés à cet usage sont voilés pour profiter du vent favorable, & peuvent aussi se pousser à la perche, à cause du bas-fond qui ne leur manque que vers le milieu & pendant l'espace de quelques toises seulement.
Après trois heures de cette ennuyeuse navigation, pendant laquelle nous ne fûmes distraits que par les bonds de quelques dauphins, nous abordâmes à Kilbournou, vis-à-vis le château qui y est situé ; le débarquement de mes voitures & la réunion des chevaux dont nous avions besoin, occupèrent mes conducteurs le reste de la journée que j'employai à visiter le château. Il ne m'offrit rien de remarquable que son inutilité. En effet son artillerie destinée à concourir avec celle d'Oczakow à la sureté du fleuve, ne pouvant croiser son feu à une aussi grande distance, laisse constamment la liberté de pénétrer par le centre. J'ai observé que des batteries placées à la pointe de Kilbournou & fur un banc de rocher situé à la rive opposée, défendraient constamment le passage à toute espèce de bâtiment ; mais c'est ce que les Turcs n'ont pas encore été en état de calculer & j'aurai d'autres occasions plus importantes de déterminer les bornes de leurs connaissances militaires.
On était convenu de se mettre en route une heure avant le jour, & j'avais élu mon domicile dans un charriot disposé en dormeuse, afin de prolonger le repos dont je commençais à avoir besoin.


 

Le commandant de mon escorte ignorait cette disposition ; & après avoir rangé sa troupe dans l'ordre que j'ai déja expliqué, il accompagnait soigneusement ma berline, jusqu'à ce que la pointe du jour lui permit d'appercevoir que je ne l'occupais pas ; il se plaignit alors très-vivement du peu de soin qu'on avait eu de lui indiquer la voiture où je m'étais placé, & vint sur le champ l'environner avec la petite troupe qu'il s'était réservée à cet effet. On sentira sans doute que je ne rapporte cette circonstance, que parce qu'elle développe le moral des Tartares ; elle présente constamment le germe des plus saines idées.
Notre route nous avait rapproché de la mer Noire : nous suivions de temps en temps le rivage, & le seul bruit des vagues nous offrait un objet d'intérêt que nous ne pouvions trouver dans les plaines rases que nous avions parcouru jusqu'alors. Celles qu'il nous restait à prolonger étaient également dépouillées ; mais l'on m'a assuré qu'anciennement elles étaient couvertes de forêts, & que les Noguais en avaient arraché jusqu'aux moindres souches, afin d'y être à l'abri de toute surprise. Si cette précaution peut en effet garantir une nation tellement transportable, qu'en moins de deux heures elle peut déménager ; ce moyen de sureté a privé les Tartares de la ressource du chauffage nécessaire au climat. C'est aussi pour y pourvoir que chaque famille rassemble avec soin la fiente de ses troupeaux. On pétrit cette fiente avec un peu de terre sabloneuse, & il en résulte une espèce de tourbe qui par malheur enfume les Tartares beaucoup plus qu'elle ne les échauffe.
Aucun peuple ne vit plus sobrement. Le millet & le lait de jument sont sa nourriture habituelle: cependant les Tartares sont très carnivores  ; un Noguais peut parier qu'il mangera tout un mouton, & gagner ce pari sans se donner une indigestion. Mais leur goût à cet égard est contenu par leur avarice, & cette avarice est portée au point qu'ils se retranchent généralement tous les objets de consommation qu'ils peuvent vendre. Ce n'est aussi que lorsque quelque accident fait périr un de leurs animaux, qu'ils se régalent de sa chair, pourvu qu'ils puissent toutefois être à temps de saigner l'animal mort. Ils suivent également ce précepte du Mahométisme sur les animaux malades. Les Noguais observent alors tous les périodes de la maladie, afin de saisir le moment où leur avarice, condamnée à perdre la valeur de l'animal, leur appétit peut encore se ménager le droit de s'en repaître en tuant la bête un instant avant sa mort naturelle.
Les foires de Balta & quelques autres qui sont établies sur les frontières des Noguais, leur procurent le débit annuel des immenses troupeaux qu'ils possèdent. Le bled qu'ils recueillent en abondance se débite également par la mer Noire, ainsi que les laines, soit en produit de tontes, soit pelades [[On appelle laines pelades celles qui sont séparées des peaux par le secours de la chaux. Cette opération ne peut avoir lieu sur les animaux vivans ; elle procura la plus grande quantité de laine possible, mais en détériore la qualité]] ; il faut encore joindre à ces objets de commerce quelques mauvais cuirs & une grande quantité de peaux de lièvre.
Ces différens articles réunis procurent annuellement aux Tartares des sommes considérables, qu'ils ne reçoivent qu'en ducats d'or de Hollande ou de Venise: mais l'usage qu'ils en font anéantit toutes les idées de richesse que cet énorme numéraire présente,
Constamment augmenté sans qu'aucun besoin,d'échange en rende une partie à la circulation, l'avarice s'en empare, elle enfouit tans ces trésors, & les plaines qui les recèlent, n'offrent aucune indication qui puisse guider dans les recherches qu'on voudrait en faire. Plusieurs Noguais morts sans dire leur secret, ont déja soustrait des sommes considérables. On pourrait aussi présumer que ces peuples se sont persuadés que s'ils étaient forcés d'abandonner leur pays, ils pourraient y laisser leur argent sans en perdre la propriété. En effet elle seroit pour eux la même à 100 lieues de distance : ils ne connaissent d'autre jouissance que l'opinion de posséder ; mais cette opinion a pour eux tant d'attraits, qu'on voit fréquemment un Tartare s'emparer d'un objet quelconque pour le seul plaisir de le posséder un moment. Bientôt contraint de le restituer, il faudra qu'il paie encore une amende assez considérable ; mais il a joui à sa manière, il est content : l'avidité des Tartares ne calcule jamais les pertes éventuelles, elle ne jouit que des bénéfices momentanés.

Nous approchions d'Orcapi, & nous n'avions plus qu'un mauvais gîte à supporter ;lorsque je reçus un courier envoyé à ma rencontre. Il était chargé des ordres du Kam des Tartares peur m'assurer des facilités que j'avais eu le bonheur de me procurer.
Nous passâmes la nuit dans une mauvaise barraque couverte de roseaux, seule production du marais où elle était située, assez près de la mer. Nous en suivîmes le rivage le lendemain matin, & nous apperçûmes bientôt la côte occidentale de la presqu'île qui s'étendait en mer sur notre droite. Cette terre également plate, mais plus élevée que la plaine où nous étions, s'y réunit par un talus assez doux qui semble dressé au cordeau, & dont la partie supérieure présente le profil des lignes d'Orcapi. Nous les prolongeâmes d'assez bonne heure, & nous passâmes le fossé sur un mauvais pont de bois, qui joint la contrescarpe à une porte voûtée qui traverse le terre-plein, & dont le Portier tient tous les soirs la presqu'île sous la clef. Une des redoutes qui coupe ces lignes à la portée du canon, revêtue en maçonnerie garnie d'artillerie & de quelques soldats Turcs, jointe au commerce des Russes & des Tartares, a fait établir près de cette porte un mauvais village, où je mis pied à terre, dans le logement qu'on m'y avait préparé. Le Commandant de la citadelle ne tarda pas à me faire complimenter sur mon arrivée, en m'envoyant un plateau chargé de viande de mouton rôti â la Turque, qu'on nomme Orman Kébab [[Orman Kébab (le rôti des bois) : c'est le rôti favori des Turcs ; il consiste en des morceaux de mouton coupés & enfilés sur des brochettes alternativement arec des tranches d'oignons qu'on fait rôtir à un grand feu.]]. Je reçus bientôt aussi une députation des Jénissaires de la forteresse qui m'invitaient â m'inscrire dans leurs compagnies, & j'acceptai cette offre avec autant d'empressement qu'ils en eurent à recevoir le présent de ma bienvenue. Le corps des Jénissaires composé dans son origine d'esclaves enlevés à la guerre par les Turcs, sur les Chrétiens, a été long-tems recruté par les enfans de tribut ; mais les privilèges accordés à cette nouvelle milice, déterminèrent les Turcs à y faire inscrire leurs enfans. L'abus du privilège & le nombre des prétendans s'accrurent l'un par l'autre ; on ne vit plus de sûreté que sous la protection de ce corps. Les Grands s'y firent inscrire. Le Grand-Seigneur lui-même voulut lui appartenir, & personne n'apperçut que ménager son insolence, c'était travailler à l'accroître. La règle établie soutint long-tems ce corps contre ses propres désordres ; mais ils cessèrent enfin de se maintenir dans l'indépendance individuelle. Chaque Jénissaire devint propriétaire, & rentrés aujourd'hui dans l'ordre général par l'intérêt particulier, ce corps a cessé d'être redoutable à ses maîtres.
Tandis que ces différens soins m'occupaient, je vis paraître une troupe d'Européens conduite par des Tartares de la plaine. C'étaient des Allemands fugitifs de Russie dont les Noguais s'étaient emparés. La situation de ces malheureux me porta à les réclamer : on me les livra sur le champ, & je leur abandonnai la pyramide de mouton rôti dont ils avaient sans doute plus besoin que moi. J'examinai ensuite nia nouvelle colonie, elle était composée de sept hommes, de cinq femmes & de quatre enfans. Le malheur les avait abattus, mais ils commençaient à sourire à l'espoir du bien-être. Ces malheureux nés dans le Palatinat avaient été attirés en Russie par l'espérance d'une meilleure fortune, qui détermine les émigrations, trompe toujours les émigrans & leur fait bientôt regretter leurs foyers. Emprisonnés dans une contrée étrangère, ils ne conçurent d'autre projet que la fuite, & ne connurent de toute que celle qui les éloignait le plus promptément. Parvenus dans des plaines désertes, à peine retiraient-ils en liberté, que les Noguais s'en étaient saisis pour les vendre au premier acquéreur. Je fus fort aise d'avoir sauvé ces malheureux, & je pris les mesures nécessaires pour les faire arriver sûrement à Batchéseray.

J'employai le reste de la journée à visiter les lignes d'Orcapi. Aucun tableau de ce genre n'est plus imposant ; mais à cela près que cet ouvrage est un peu gigantesque, je n'en connais point où l'art ait mieux secondé la nature. On peut aussi garantir la solidité de ce retranchement. Il coupe l'isthme sur trois quarts-de-lieue d'étendue ; deux mers lui servent d'épaulement ; il domine d'environ quarante pieds sur la plaine inférieure, & il résistera, long-tems à l'ignorance qui néglige tout. Rien n'indique l'époque de sa construction ; mais tout assure qu'elle est antérieure aux Tartares, ou que ceux-ci étaient jadis plus instruits qu'ils ne le sont à présent. Il n'est pas moins évident que si ces lignes étaient palissadées en fausse braye, ainsi que les redoutes qui les coupent, & garnies d'artillerie, & sur-tout d'obus, elles assureraient la libre possession de la Crimée contre une armée de cent mille hommes. En effet, une pareille armée ne pouvant prendre ces lignes d'assaut, serait bientôt réduite par le manque d'eau à chercher son salut dans la retraite. Ce n'est aussi qu'en parlant un petit bras de mer marécageux, pour gagner la tête d'une langue de terre très-étroite qui prolonge parallèlement la côte orientale de la Crimée, que les Russes y ont pénétré, dans la dernière guerre. Cette route avait déja, été tentée avec succès dans les campagnes de 1736 & 1737 par le Genéral Munick  ; mais cela n'a point inspiré aux Tartares le desir & les moyens de se garantir désormais d'un pareil malheur en défendant la naissance de cette langue de terre, où la moindre résistance aurait suffi pour arrêter leurs ennemis.
En partant d'Orcapi, j'observai que le chemin sur lequel nous roulions était recouvert d'une croûte blanchâtre occasionnée par le transport des sels que les Tartares vendent aux Russes. Les salines d'Orcapi réunies au Domaine du Souverain, sont affermées à des Arméniens ou à des Juifs, & ces deux nations également commerçantes & toujours en rivalité, favorisent le fisc par leurs mutuelles enchères. Ils sont aussi mal-adroits dans l'administration de leurs concertions, & leur avidité est toujours la dupe de leur ignorance. Aucun hangard n'est destiné à recevoir, à sécher & à conserver le sel naturel qui se forme dans les lacs salins. Il en résulte que l'abondance d'une bonne année ne peut compenser le déficit d'une mauvaise, & que les pluies détruisent souvent une production si riche & si facile à emmagasiner. L'ignorance du vendeur & celle de l'acheteur paraissent aussi se réunir pour diâer les conditions qui les lient réciproquement. Elles permettent à l'acheteur de venir lui-même puiser le sel dans le lac & d'en charger ses voitures dont le nombre des chevaux est convenu, ainsi que le prix, mais sous la clause que si la voiture cassé sous son poids avant d'être arrivée à un point déterminé, cet événement entraîne amende & confiscation. Le vendeur & l'acheteur n'ont pas apperçu qu'ils perdaient l'un & l'autre tout ce qui se répand sur la route, & qu'un état de guerre continuel ne peut être la base d'un commerce avantageux.

Après avoir dépassé le site des salines, nous nous trouvâmes au milieu d'une culture plus fertile que soignée, & nombre de villages épars dans la plaine, nous offrirent un coup-d'œil d'autant plus intéressant, qu'il y avait long-temps que nous n'en avions joui. Nous arrivâmes vers le soir dans une habitation située au fond d'un vallon, où quelques rochers nous annonçaient un nouveau sol. Nous apperçûmes en effet le lendemain, un terrain montueux, que nous parcourûmes durant toute la matinée, il fallut à midi enrayer les quatre roues de ma voiture pour la descendre par un chemin taillé dans le roc & très-étroit qui me conduisit à Bactchéseray. J'arrivai dans cette ville d'assez bonne heure, pour appercevoir dans le plus grand détail toutes les commodités auxquelles il me fallait désormais renoncer. Le sieur Fornetty, Consul de France auprès du Kam des Tartares, me reçut dans la maison qu'il occupait depuis dix ans & qui m'était destinée. La distribution de cet édifice n'était pas favorable au surcroît d'habitans que je menais avec moi. Cet inconvénient fut sur-tout très-sensible à mes gens. Fatigués du mal-être d'une longue route & l'aspect de cette étrange terre promise acheva de les décourager. Je dois convenir en effet que ma nouvelle habitation ne pouvait consoler des 930 lieues que nous venions de faire pour y arriver. Un escalier de bois découvert & dont les marches pourries par la pluie cédaient sous le poids des assaillans, conduisaient les plus lestes à un unique étage composé d'un salle, & de deux chambres latérales qui servaient de sallon & de chambre à coucher. Les murailles autrefois revêtues de blanc en bourre laissaient, ainsi que le plancher, distinguer la construction de cet édifice. On délibéra s'il pourrait supporter le poids de mes malles, cependant nous hasardâmes cette opération avec assez de succès ; & comme tout s'arrange, chacun eut bientôt élu le gîte où il devait se reposer de ses fatigues.
Si la variété des objets qui se succèdent pendant la route, ne permet de s'occuper que des obstacles qu'il faut surmonter pour arriver au but du voyage, ce terme ramène naturellement à l'examen de la position durable où l'on est parvenu. C'est aussi ce que nous fîmes à notre réveil. Le tems que j'avais déja passé avec M. Constillier qui m'accompagnait en qualité de Secrétaire, suffisait pour me garantir que la douceur de son caractère & sa patience refléteraient à tous les inconvéniens de sa position. Je ne fus pas moins heureux dans le choix que M. de Vergennes avait fait de M. Rufin, pour résider auprès de moi en qualité de Secrétaire Interprète, & bientôt l'intimité de ces deux jeunes gens, en animant leur gaieté, me rendit leur société très-agréable.
C'était aussi la seule qui m'était réservée, & je ne pouvais me flatter qu'un Moine que j'avais pris à Yassi, & deux Missionnaires Arméniens Polonais me fussent d'un grand secours, non plus que le sieur Fornetty, qui devait me quitter pour retourner à Consianttinople, lorsque ses lumières locales me seraient devenues inutiles.

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Mon arrivée avait été annoncée sur la champ au Visir du Kam, & ce premier Ministre en me faisant assurer de la satisfaction que son maître aurait à me voir, lorsque je me ferais disposé à recevoir ma première audience & m'envoya l'état du Tayn que le Prince m'avait assigné. Cet usage consiste dans la fourniture des vivres jugés nécessaires à la consommation de celui qu'on en gratifie. Dans tout l'Orient, c'est toujours en donnant qu'on honore ; & forcé de me soumettre à cette manière d'honorer, j'appliquai mon Tayn à la subsistance de ma petit colonie Allemande ; mais si ce secours suffisait pour la mettre dans l'abondance, mes gens ne voyaient aucun moyen de pourvoir à ma subsistance personnelle. Réduits à de mauvais pain, au riz, au mouton, & à des volailles étiques, nous étions en effet menacés de faire bien mauvaise chere. Je ne concevais pas que le plus beau sol du monde, & le voisinage de la mer me laissassent manquer de beurre, de légumes & de poissons ; mais j'appris bientôt que le céleri était cultivé dans le jardin du Kam, comme une plante rare, que les Tartares ne savaient pas battre le beurre, & que les habitans des côtes n'étaient pas plus marins que ceux des plaines, il fallut me soumettre. Mes gens découvrirent ensuite quelques légumes spontanés qui nous consolèrent, & je pris des mesures pour faire venir des graines de Constantinople, afin de les cultiver. Je louai à cet effet une maison de campagne, j'y établis mes Allemands, je leur donnai des vaches, & ma nouvelle métairie me fournit bientôt de tout en abondance. Je pris aussi le parti de faire faire mon pain. Un de mes gens devint un excellent Boulanger & nous joignîmes à la bonne chere, le plaisir d'en avoir créé les moyens.

J'attendais pour prendre ma première audience, quelques présens qui n'arrivaient pas ; mais l'impatience de Maksoud-Gueray [Maqsud Giray, a régné de 1767 à 1768 et de 1771 à 1773.], alors sur le trône des Tartares, leva toute difficulté. Le jour pris pour la remise de mes lettres de créance, le Maître des Cérémonies se rendit chez moi avec un détachement de la garde & quelques Officiers chargés de m'accompagner au Palais. Notre cavalcade mi-partie Européenne & Tartare, attira un grand concours de peuple. Nous mîmes pied à terre dans la dernière cour, & le Visir qui m'attendait dans le vestibule du Palais; me conduisit dans la salle d'audience, où nous trouvâmes le Kam assis dans l'angle d'un sopha. On avait mis vis-à-vis de lui un fauteuil où je me plaçai après avoir complimenté ce Prince & remis mes créances. Cette premiere cérémonie qui m'installait en Tartarie, fut suivie des politesses d'usage chez les Turcs, & d'une invitation que le Kam [Khan] me fit lui-même de le voir fréquemment. Je fus ensuite reconduit chez moi dans le même ordre. J'employai les jours suivans aux différentes visites que je devais rendre ministériellement; Je m'attachai aussi à former des raisons dans le desir que j'avais de connaître le Gouvernement des Tartares, leurs mœurs & leurs usages; & le Mufti, homme d'esprit, homme vraiment loyal & susceptible d'attachement, fut fin de ceux avec qui je me liai le plus étroitement, & dont je tirai le plus de lumière.
Après avoir donné mes premiers soins à ces objets, je crus devoir m'occuper à me garantir des. intempéries de l'air avant que l'hiver vînt m'assaillir dans ma baraque ; l'augmenter & la réparer, c'étoit à peu-près la reconstruire. Nous étions au mois de Novembre, il n'y avait pas de temps à perdre. J'en dessinai le plan, j'assemblai les matériaux, je surveillai le travail, sans m'écarter de la méthode des Tartares, & je fus passablement logé avant la fin de Décembre, moyennant deux mille écus de dépense. C'est ici le moment d'examiner la construction des maisons en Crimée; & ces détails sur l'architecture des Tartares feront plus utiles à ceux qui ont à cœur l'économie rustique, qu'aux disciples de Vitruve.
Des piliers placés sur des points qui déterminent les angles & les ouvertures, fixés perpendiculairement par une architrave qui appuie les solives, prépare le plan supérieur. qu'on dispose de même pour recevoir le toit. L'Edifice étant ainsi disposé, d'autres piliers plus minces, espacés à un pied de distance, également perpendiculaires, occupent les pleins, & font destinés à contenir des baguettes de coudrier, pour donner à l'édifice la façon d'un panier. On applique ensuite sur cette espèce de claie, de la terre gâchée avec de la paille hachée; après quoi une couche de blanc en bourre, appliquée intérieurement & extérieurement, jointe à la peinture qu'on étend sur les piliers, sur les portes, sur les plintes & sur les fenêtres, achève de donner au bâtiment un aspect assez agréable.
J'observerai que cette manière de construire a infiniment plus de solidité que sa description ne le ferait peut-être présumer. Elle est certainement aussi plus salubre que celle des maisons de nos paysans. Je fuis encore très-convaincu que les Seigneurs qui possèdent des terres, & qui, soit par leur intérêt, soit par principe de bienséance, veulent y faire construire des habitations dans la vue d'augmenter & de favoriser la population de leurs vassaux, gagneraient de toutes manières à adopter ce nouveau plan de construction ; ils y trouveraient une grande économie, ils ménageraient d'avance aux habitans la facilité de réparer eux-mêmes leurs maisons, & ce dernier avantage paraîtra le plus important.
Après m'être logé passablement, & en très-peu de tems, il ne me restait qu'à m'occuper des meubles. Mon maître-d'hôtel était tapissier. Je me chargeai de la menuiserie, de la serrurerie, du tour, & ces différentes occupations, jointes à mes affaires & à me visites au Kam, me procurèrent un emploi suivi & varié de tous mes momens.
Maksoud-Gueray m'avait admis dans sa société privée : elle était composée du Sultan Nouradin [Nureddin] son neveu, d'un Mirza [prince de sang] des Chirins [[Chirin est le nom de la famille là plus distinguée parmi colles qui composent la haute noblesse des Tartares ; on verra dans la fuite de ces Mémoires, que l'Ordre établi exclut à jamais de cette classe toutes les familles annoblies.]] nommé Kaïa Mirza [[Kaïa, en Tartare, veut dire, rocher.]], mari d'une Sultane, cousine-germaine du Kam du Kadi-Lesker fit de quelques autres Mirzas que Maksoud favorisait. Ce Prince nous recevait après la prière du coucher du soleil, & nous retenait jusqu'à minuit. Plus méfiant par calcul que par caractère, Maksoud-Gueray prompt à se prévenir, se livrait avec la même facilité à ce qui pouvait ramener le calme dans son ame, & lui rendre agréable tout ce qui l'environnait ; avec plus de connaissance que les Orientaux n'en ont communément, il aimait la littérature, & s'en entretenait volontiers. Le Sultan Nouradin élevé en Circassie, parlait peu & ne parlait que des Circases : le Kadi-Lesker au contraire parlait beaucoup & parlait de tout. Peu instruit, mais d'un esprit gai, il sacrifiait souvent la gravité de son état au plaisir d'animer nos conversations. Kaïa-Mirza les nourrissait de toutes les nouvelles du jour, tandis que je fournissais celles de l'Europe, & que je répondais à toutes les questions dont on m'accablait. L'étiquette de cette Cour permet à peu de personnes de s'asseoir devant le Souverain; les Sultans, jouissent de ce privilège par leur naissance, à l'exception des enfans du Prince, qui par respect ne s'asseaient jamais devant leur Pere. Ce droit est accordé aussi aux chefs de la loi, aux ministres du Divan, & à ceux des Cours étrangères ; mais excepté Kaïa-Mirza qui s'asseait en sa qualité de mari d'une Sultane, les autres courtisans reliaient debout au bas du sopha, & se retiraient à l'heure du souper. Ce repas était servi sur deux tables rondes : l'une dressée devant le Ram n'était dessinée qu'à sa Majesté Tartare qui mange ordinairement seule, & ne déroge à cette étiquette qu'en faveur de quelque sultan distingué par son âge ou Souverain lui-même. La seconde table dressée dans la même pièce est destinée aux personnes que le Kam admet à son souper. J'y mangeais avec le Kadi-Lesker & Kaïa-Mirza.
Maksoud-Gueray prenait toujours plaisir à animer les petits débats d'opinion qui s'élevaient journellement entre le juge & moi, & dans lesquels ce Magistrat paraissait beaucoup moins occupé de la justesse de ses raisonnemens que du désir d'amuser son maître. Nos positions étaient si différentes, que nous ne pouvions nous disputer sa faveur par les mêmes moyens ; mais je ne négligeais pas ceux par lesquels je pouvais plaire au Prince. J'avais observé qu'il aimait les feux d'artifice, & que l'ignorance de ses artificiers servait très-mal son goût. J'apprêtai les outils, je préparai les matières, j'instruisis mes gens, & lorsque je me crus en état de remplir mon objet, je demandai au Kam la permission de fêter le jour de la naissance : l'habitude de ne voir que des gerbes enfumées, de mauvais pétards, & des petites fusées mal garnies & mal dirigées, me donna de grands succès.
J'avais prévu que le Kam, après m'avoir remercié du salpêtre que je venais de brûler & se plaindrait obligeamment du peu de durée de la fête, & j'avais préparé pour ma réponse quelques expériences d'électricité que je lui proposai de voir, comme un petit feu de chambre qui pourrait nous amuser le reste de la soirée. Les premiers effets de ce phénomène excitèrent un tel étonnement, que j'eus bien de la peine à détruire l'opinion de magie que je voyais germer dans les écrits & que chaque expérience augmentait par degrés. Le Kam eut cependant l'air de m'entendre. Il voulut être électrisé en personne ; j'en usai modérément avec lui, mais je traitai les courtisans de manière à mériter l'approbation du Prince.
Toute la ville retentit le lendemain du prodige que je venais d'opérer, & il fallut me soumettre les jours suivans à satisfaire la curiosité de ceux qui n'avaient pas pu assister chez le Kam aux expériences. Plusieurs personnes vinrent successivement me prier de les répéter sur elles & sur leurs amis : je renvoyais tout mon monde également émerveillé, & chacun d'eux ventant l'électricité, augmentait encore successivement le nombre des curieux. Je commençais cependant à me lasser des inconvéniens de cette célébrité, & je m'en plaignais le soir à M. Rufin qui s'en ennuyait autant que moi, lorsque nous vîmes paraître plus de vingt lanternes dont la file dirigée sur ma maison, s'arrêta à ma porte. J'envoyai sur le champ M. Rufin pour interroger cette troupe sur le motif qui l'amenait. Un Orateur lui tint ce discours : Nous sommes M. les Mirzas Circasses en otage auprès du Kam ; nous avons entendu raconter les merveilles que votre Bey [[Bey est le titre qu'on donne aux personnes de distinction ; il équivaut à celui de Seigneur, & s'emploie aussi pour celui de Prince, comme Bey de Valachie & Bey de Moldavie]] opère quand il lui plaît : merveilles dont on n'a jamais eu l'idée depuis la naissance du Prophète jusqu'à lui, & qui ne feront plus connues des hommes après sa mort: priez-le de permettre que nous en soyons les témoins, afin de pouvoir un jour en rendre témoignage à notre Patrie, & que la Circassie privée de ce phénomène, puisse au moins en conserver la mémoire dans ses annales.
La gravité avec laquelle M. Rufin me rendit cette harangue & en conserva tout le piquant. Je fis monter mes nouveaux hôtes dans mon sallon, où après s'être rangés en demi-cercle, avec tout le respect & tout le recueillement d'une dévotion mystique, l'orateur Circasse m'adressa le même compliment qu'il avait déja fait à mon interprète.
Je reçus sa harangue le plus sérieusement qu'il me fut possible & je complimentai à mon tour toute la Circassie, après quoi je me disposai à leur imprimer fortement le souvenir de l'électricité, tandis que M. Rufin, en leur faisant les politesses d'usage, s'amusait à fortifier l'opinion du merveilleux qui les avait attirés chez moi.
On juge que dans cette disposition il me fut aisé de choisir mes victimes. Chaque spectateur voulut l'être à son tour, & ces malheureux dont j'avais quelquefois pitié, riaient aux anges en souffrant le martyre. Ce ne fut aussi qu'après les plus rudes épreuves, que j'eus le bonheur de renvoyer mes Circasses pleinement satisfaits, mais ils furent les derniers que j'électrisai, & je tâchai de me procurer des délassemens moins brillans, mais plus utiles. Mon uniforme que je portais toujours menaçait ruine : je travaillai à devenir mon propre tailleur ; j'eus aussi la fantaisie d'équiper à la française un joli cheval Arabe ; je ne pouvais le dresser avec les selles Tartares, dont la forme éloigne trop le cavalier du cheval. Ce n'était pas une petite besogne. Il me fallut commencer par faite des outils ; je préparai les arçons, je disposai toutes les pièces, & je parvins à finir une Telle de velours cramoisi, avec la housse & le harnois bien assortis : j'en fis usage à ma premiere promenade avec le Kam. Ce Prince avait la bonté de m'admettre à toutes ses parties, & je fus bien aise de lui donner quelque idée de notre manière de monter à cheval. Les Tartares ne connoissent d'autres principes d'équitation que la fermeté de l'assiete, & cette fermeté va jusqu'à la rudesse ; aussi la souplesse des mouvemens de ma bête Arabe étonna toute la Cour. Le premier écuyer du Prince voulut en essayer  ; mais à peine eût-il enfourché une selle rase, qu'il fut réduit bien vite à chercher son équilibre en serrant les talons. Mon cheval peu fait aux manières d'un semblable cavalier allait s'en débarrasser, lorsque ses gens accoururent à son secours pour lui éviter cette catastrophe.
Le Kam m'invitait également aux parties de charte du vol & de lévriers qu'il faisait fréquemment. Cinq ou six cents cavaliers l'accompagnaient. Nous parcourions ainsi les plaines des environs où l'abondance du gibier jointe à l'amour-propre des chasseurs, rendait ces chartes très-vives. Le vol avait sur-tout un grand attrait pour Maksoud-Gueray : ces oiseaux étaient parfaitement bien dressés, il ne lui, manquait que de bons chiens pour faire lever le gibier. J'en avais amené un de France, dont la beauté était remarquable; mais il était si caressé, si gâté, si volontaire, que je ne le conduisais jamais avec moi ; par cela même on le crut précieux. Les courtisans en parlèrent au Prince: il me témoigna le désirer, & me fit même quelques reproches avec une forte d'affectation de ce que je le lui cachais. En vain je lui objectai que mon chien était mal discipliné, qu'il se jetterait infailliblement sur ses oiseaux, qu'il arriverait quelque malheur : il prit tout cela pour une défaite & je fus contraint de céder à sa fantaisie, dont il eut bientôt lieu de se repentir. J'envoyai sur le champ chercher mon chien; il arriva ; son début fut familier. Un bassin avec un jet d'eau occupait le milieu de l'appartement. Diamant s'y baigne, saute ensuite sur le sopha, pour me caresser, & prenant le rire du Kam pour une invitation amicale, s'élance avec gaieté sur lui, & culbute, chemin faisant, tout ce qui l'environne. Dans le premier moment de la faveur, on peut avoir tort impunément : aussi Diamant recommandé à un page, eut dès le même soir bouche en Cour, & grande chasse ordonnée pour le lendemain, On ne parla toute la soirée que des talens du nouveau favori : je parlai, moi de sa vivacité, de sa désobéissance ; tout fut trouvé charmant ; & le Kam avait une telle impatience de voir Diamant en action, qu'il nous donna rendez-vous de meilleure heure qu'à l'ordinaire. En arrivant j'apperçus le héros de la fête, conduit par son page, entouré de spectateurs, & ne sachant ce qu'on lui voulait, on m'attendait pour le mettre en liberté. A peine en jouit-il que la cavalerie s'ébranle pour se déployer à la droite & à la gauche du Kam auprès duquel j'étais. Diamant effrayé n'éprouva d'abord que la crainte d'en être écrasé. Cependant une caille se lève devant lui, un des faucons du Kam est lancé à la poursuite de ce gibier, il joint sa proie, s'en saisit & pousse son vol à quelque distance où un fauconnier à toutes jambes va s'en emparer. Diamant prend également son essor, une double capture avait animé son ambition, & sans un marteau d'armes qu'on lui lança pour le forcer à lâcher prise, ma prédiction aurait été accomplie ; mais l'effroi s'emparant également du chien & du faucon, chacun par des routes différentes prit celle du logis, & le Kam en fut quitte pour la peur de perdre son oiseau.
Ma position vis-à-vis de Maksoud-Gueray & de ses Ministres, jointe à la manière dont j'étais parvenu à arranger mon nouvel établissement, me rendaient le séjour de Bactchéseray [Bahçesaray] supportable : j'étais lié particulièrement avec Kaïa-Mirza de la famille des Chirins, réputée la première noblesse des Tartares. Il avait épousé une Princesse du Sang qui occupait la charge d'Olou-Kané (Gouvernante de la Crimée), & cette Sultane voulant me donner une marque de bienveillance, m'envoya, par l'Intendant de là maison, un présent composé d'une chemise de nuit brodée richement, & de tout ce qui appartient au déshabillé le plus magnifique & le plus complet. Le mystère qui accompagnait cette mission pouvait me donner une sorte d'inquiétude : en effet la Princesse avait 70 ans ; mais je fus bientôt rassuré : j'appris que des présens de ce genre ne sont jamais faits par une Sultane qu'à un de ses parens, & il me fut permis de me livrer sans crainte à toute ma reconnaissance. La Princesse avait quelque crédit auprès de Maksoud-Gueray, mais ce crédit n'aurait peut-être pas suffi pour préserver un de ses protégés de l'avarice de ce Prince.
Yacoub-Aga, Gouverneur & Grand-Douanier de Balta, allait en être la victime. Dépossédé de son emploi, dépouillé de ses biens, & enchaîné dans les prisons, il courait encore le risque de perdre la tête nonobstant le zèle de sa protectrice: il me parut très-important de travailler à sauver & à rétablir cet homme, dont la France avait toujours eu sujet de se louer. Les Ministres me secondèrent, le Mufti nous servit avec chaleur, ainsi que la Sultane ; Yacoub-Aga quitta ses chaînes pour reprendre avec son ancienne dignité, les moyens de recommencer l'édifice de sa fortune, que le Kam ne lui restitua pas. Mais si l'on peut reprocher à ce Prince ce trait d'avidité, il veillait soigneusement au bon ordre, sans adopter les principes fanatiques & superstitieux qui portent les Turcs à y déroger si souvent. L'esclave d'un Juif avait assassiné son maître dans sa vigne ; la plainte fut portée par les plus proches parens. On saisit le coupable, & tandis qu'on instruit le procès de ce malheureux, des zélés Mahométans le déterminent à se faire Turc, dans l'espoir d'obtenir sa grace. On oppose à la sentence de mort prononcée par le Kam la conversion du coupable. Il est bon d'observer que la loi Tartare fait périr le criminel par la main de l'offensé ou par celle de ses ayans-cause. On objecta donc, mais on objecta en vain, qu'un Turc ne pouvait être abandonné à des Juifs : je leur livrerais mon frere, répond le Kam, s'il était coupable ; je laisse à la Providence à récompenser sa conversion, si elle est pure, & je ne me dois qu'au soin de faire justice L'intrigue des dévots Musulmans était cependant parvenue à retarder ce jugement jusqu'au Vendredi après midi, afin de rendre également favorable au Néophite, la loi qui oblige les offensés d'exécuter la sentence dans les vingt-quatre heures, & celle qui assujétit les Juifs à se renfermer pour le Sabbat, au coucher du soleil ; cependant on conduit l'assassin chargé de chaînes, sur la butte destinée à ces fortes d'exécutions ; mais un nouvel obstacle s'y oppose. Les Juifs ne peuvent répandre le sang. Un Crieur public parcourt la ville pour offrir une somme considérable à celui qui voudra leur prêter sa main, & c'est chez le peuple le plus misérable que cette enquête est inutile. Ce nouvel incident fut porté au tribunal de Kam. Les dévots comptaient en tirer grand parti, mais ils furent trompés dans leur attente. Maksoud-Gueray permit aux Juifs d'exécuter le coupable suivant les loix de l'ancien testament, & la lapidation termina cette scène.
La loi Turque dont je parlais précédemment, celle qui livre le coupable à l'offensé, est fondé sur le Coran, qui accorde au plus proche parent du mort, le droit de disposer du sang de l'assassin. On a vu qu'en Turquie, la partie plaignante affilie au supplice ; la loi Tartare plus littérale, charge la partie plaignante elle-même de l'exécution. J'observerai encore que chez les Turcs où le Bourreau attend pour donner le coup, que la somme offerte par le coupable fut refusée; il n'est pas sans exemple, qu'une femme ait vendu le sang de son mari. En Tartarie au contraire cette femme chargée d'enfoncer le couteau de sa propre main, ne se laisse jamais tenter par aucune offre, & la loi qui lui laisse le soin de sa vengeance la rend inaccessible à tout autre sentiment. Un Officier du Prince le bras levé & armé d'une hache d'argent précede le criminel, le conduit au supplice, & assiste à son exécution
II n'est point de pays où les crimes soient moins communs qu'en Tartarie. Les plaines ou les malfaiteurs pourraient d'ailleurs s'échapper aisément, offrent peu d'objets à la cupidité, & la presqu'Isle de Crimée qui en présente davantage, fermée journellement, ne laisse aucun espoir de se soustraire au châtiment; aussi n'apperçoit-t-on nulle précaution pour la sureté de la Capitale & elle ne contient de gardes que celles qui appartiennent à la Majesté du Souverain. Le Palais qu'il habite, autrefois entièrement bâti à la Chinoise, mais réparé à la Turque, présente encore des beautés de son premier genre de construction. Il est placé à une des extrémités de la ville & environné de rochers très-élevés : les eaux y abondent & sont distribuées dans les Kioks & dans les jardins, de la manière la plus agréable. Cependant cette situation qui n'offre pour point de vue que des rochers arides, oblige le Kam d'aller fréquemment se promener sur les hauteurs pour y jouir de la beauté du site le plus varié.
On a remarqué que les plaines des Noguais ; qui prolongent le continent de la Crimée, étaient presque au niveau de la mer, & que l'Isthme présentait un autre niveau plus élevé de 30 à 40 pieds. Cette plaine supérieure occupe la moitié septentrionale de la presqu'Isle, après quoi le terrein hérissé de rochers, & chargé de montagnes dirigées de l'Ouest à l'est, est piramidé par le Tchadir-Dague (le mont de la Tente) [Çadır Dağ]. Cette montagne placée trop près de la mer, pour que sa base puisse ajouter beaucoup à son élévation dans l'atmosphère, ne peut être classée que parmi les montagnes du second ordre; mais si l'on jette un coup d'oeil sur la carte de notre hémisphère, on ne pourra méconnaître dans le Tchadir-Dague le chaînon qui lie les Alpes avec le Caucase. On voit en effet que la branche des Apenins qui traverse l'Europe de l'Ouest à l'est, sépare l'Allemagne de l'Italie, la Pologne de la Hongrie, & la Valachie de l'ancienne Thrace, après s'être plongée dans la mer Noire, reparaît dans la même direction sur la partie méridionale de la Crimée, laisse à peine un passage pour la communication des mers de Sabache & du Pont-Euxin, & continue jusqu'à la mer Caspienne sous le nom de Caucase, pour reparaître ensuite sous celui de Thibet, & s'étendre jusqu'au rivage oriental de l'Asie.
Le série de ces montagnes n'est pas moins sensible, & n'est pas moins démontrée par les détails qui concernent leur aspect & leur structure, les fossilles qu'elles offrent & les minéraux qu'elles contiennent.
La première observation qui se présente en Crimée, est l'uniformité d'un lit de rochers, qui y couronnent toutes les montagnes sur le même niveau. Ces rochers extérieurement à pic sur plus ou moins d'épaisseur offrent les traces les plus certaines du travail des eaux; l'on y distingue par-tout le caractère de ceux qui sont actuellement exposés aux efforts de la mer, & ils sont encore semés d'huîtres fossiles apparentes, mais tellement enveloppées, que l'on ne peut s'en procurer qu'en les détachant avec le ciseau. On observe aussi que le vif de ces fossiles qui sont de la plus grosse espèce, n'est pas connu dans les mers du Levant ; j'ajouterai que la côte septentrionale de la mer Noire est aujourd'hui dépourvue d'huîtres, & qu'il n'y en a que de la petite espèce dans la partie méridionale de cette mer.


 

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On trouve aussi parmi les fossiles adhérens aux rochers, l'espèce d'oursin, dont le vif est particulier à la mer Rouge. Les vallons qui sillonnent cette partie de la Crimée contiennent de très-grands bancs de fossiles univalves, & presque tous du genre des bonnets Chinois. Ces fossiles diffèrent cependant de ceux que l'on trouve dans la Méditerranée, par une coquille plus épaisse, moins évasée & couverte de stries circulaires; dans quelques vallons, leur abondance est telle qu'elles y étouffent absolument toute végétation; ces coquilles y sont mêlées avec des fragmens d'un tuf follié & herborisé dont le principal lit se découvre dans le fond des ravins.
Le niveau des bancs de rochers que j'ai vérifié d'une montagne à l'autre avec le niveau d'eau, annonce que toutes les couches sont également horisontales. J'ai toujours porté la plus scrupuleuse attention dans mes recherches sur un objet aussi intéressant que neuf, & je n'ai rien découvert qui altéra cette uniformité.
Lorsque les connaissances humaines auront pénétré le principe des révolutions du globe, l'observation que je rapporte sur l'immutabilité du sol de la Crimée acquérera plus de valeur, elle prouvera que les causes du renversement ont été sans effet pour la presqu'Isle. Les tremblemens de terre qui y sont à peine connus, n'ont jamais dû y être centrais, le sommet des rochers y est encore couvert d'une terre végétale ; les montagnes les plus élevées n'offrent aucun indice de crathère, aucun vestige de laves.
La carte des terres supérieures de la Crimée, prise sur le niveau de ces bancs de rochers, ne présenterait qu'un Archipel, un amas d'îles plus ou moins élevées, placées à peu de distance les unes des autres, & toujours à l'Ouest du Caucase ; mais fort éloignées des terres qui pouvaient à cette époque former le continent vers le Nord, & ce n'est que vers le petit Don que le sol commence à s'élever jusqu'au même niveau.
Ces recherches sur la Géographie primitive, en servant aux progrès des connaissances humaines, répandraient sans doute un nouveau jour sur un objet dont l'esprit de système s'est emparé depuis long-temps. Les Savans qui seront curieux de connaître le premier aspect du globe, le retrouveront en suivant le même niveau dont ils appercevront par-tout les traces les plus distinctes. Des montagnes plus élevées leur présenteront encore des niveaux plus anciennement abandonnées par les eaux ; mais borné dans ces Mémoires aux seuls détails du tableau actuel des pays que j'ai parcourus, & du moral de leurs habitans, je ne me permettrai plus sur cette matière que de rapporter la réponse d'un tartare. Je me promenais avec cet homme, dans une des gorges qui joignent celle dans laquelle Bactcheseray est situé. J'y remarquai un anneau de fer placé au haut d'un rocher inaccessible qui couronnait & fermait cette gorge dans son enfoncement. J'interrogeai mon Tartare sur l'utilité de cet anneau. J'imagine qu'il servait, me répondit-il froidement, à attacher les vaisseaux, lorsque la mer, en baignant ces rochers, formait un port de cette gorge. Je restai confondu, j'admirai le génie qui, n'ayant d'autre guide que la comparaison journalière du rivage actuel de la mer avec les anciennes traces de ses eaux, imprimées & conservées sur les montagnes, s'élevait jusqu'à la solution du problème. Les anciens Grecs & les anciens Romains eurent des occasions d'admirer aussi la plus sublime philosophie morale dansées Scythes ; mais l'idée la plus vaste sur les révolutions du globe est sans doute plus étonnante dans un Tartare, & sa simplicité naïve ajoutait encore à mon admiration. On peut juger par lui, que ses compatriotes accordent peu d'intérêt aux monumens qui attellent les différens âges de la nature, ils négligent aussi de s'en approprier le travail par l'exploitation des mines du Tchadir-Dague. Les Génois plus instruits, & sûrement plus avides, avaient commencé à extraire l'or que cette montagne contient en assez grande abondance. On peut même présumer que le Kam n'aurait pas été insensible â l'acquisition de ces richesse, si la crainte d'exciter l'avidité de la Porte ne lui avait fait préférer l'inaction à tin travail dont elle se serait approprié le fruit. Le danger de voir passer ces richesse à Constantinople n'est pas le seul auquel Je Kam des Tartares se ferait exposé, en voulant exploiter la mine d'or qu'il possède. Forcé d'attirer les gens de la monnaie pour diriger ce travail, il aurait introduit en Crimée le fléau des prohibitions; & c'est à la tranquillité publique que l'humanité des Souverains Tartares a sacrifié leur propre intérêt. II y a bien quelque gloire à être pauvre à ce prix.
Accoutumés à une existence dont les agrémens appartiennent plus à la richesse du sol, qu'au faste qui s'emprisonne dans des lambris dorés, les Tartares mettent en jouissance jusqu'à l'air qu'ils respirent, & ce premier besoin de tous les êtres est pleinement satisfait par la beauté du climat.
Les météores que le ciel de la Crimée présente dans toutes les saisons, ainsi que la blancheur des aurores boréales qui y sont assez fréquentes, attestent la pureté de l'atmosphère. On pourrait aussi attribuer sa qualité pour ainsi dire éthérée, aux plaines immenses & dessechées, qui sont au Nord de ce pays, aussi-bien qu'au voisinage du Caucase dont les sommets attirent & absorbent toutes les vapeurs qui peuvent s'élever à l'Ouest.
Des saisons réglées, & qui se succèdent graduellement, se joignent à la beauté du sol pour y favoriser la plus abondante végétation ; elle se reproduit dans une terre végétale, noire, mêlée de sable, & dont le lit s'étend depuis Léopold, dans la Russie rouge, jusques dans la presqu'Isle. La chaleur du soleil y fait fructifier toutes les graines qu'on y répand, sans exiger du cultivateur qu'un.léger travail. Ce travail se borne effectivement à sillonner avec le soc le terrain qu'on veut ensemencer. Les graines de melon, d'aubergine, de pois, de fèves mêlées ensemble dans un sac sont jettées par un homme qui suit la charrue. On ne daigne pas prendre le soin de recouvrir ces graines. On compte sur les pluies pour y suppléer & le champ est abandonné jusqu'au moment des différentes récoltes qu'il doit offrir, & qu'il faudra seulement tirer de l'état de eonstifion que cette manière de semer rend inévitable.
Dans le nombre des productions spontanées qui couvrent la surface de la Crimée, les asperges, les noix & les noisettes se distinguent par leur grosseur. L'abondance des fleurs est également remarquable; des champs entiers couverts de tulipes de la petite espèce forment par la variété de leurs couleurs le plus agréable tableau.
La manière dont on cultive la vigne en Crimée ne saurait améliorer la qualité du raisin : l'on voit avec regret que les plus belles expositions du monde n'ont pu déterminer les habitans à les préférer aux vallons : les ceps y sont plantés dans des trous de huit à dix pieds de diamètre sur quatre à cinq de profondeur. Le haut de l'escarpement de ces fosses, sert de soutien aux branches du cep, qui en s'y appuyant couvrent tout l'orifice de feuillage au-dessus desquels pendent les grappes, qui par ce moyen y sont à l'abri du soleil, & abondamment alimentées par un sol toujours humide & même souvent noyé par les eaux de pluies qui s'y rassemblent. On éfeuille les vignes un mois avant les vendanges, après lesquelles on a soin de couper le cep prés de terre, & le vignoble submergé pendant 1'hiver par le débordement des ruisseaux, laisse un champ libre aux oiseaux aquatiques.
Dans les différentes espèces de ce genre qui abondent en Crimée, la pins remarquable est une forte d'oie sauvage plus haut montée que les nôtres, & dont le plumage est d'un rouge de brique assez vif. Les Tartares prétendent que la chair de cet animal est très-dangereuse. J'ai cependant voulu la goûter, & je ne l'ai trouvée que très-mauvaise.
Aucun pays n'abonde plus en cailles que la Crimée, & ces animaux dispersés dans tout le pays, pendant la belle saison, se rassemblent à l'approche de l'automne pour traverser la mer Noire, & se rendre à la côte du Sud, d'où ils se transportent ensuite dans des climats plus chauds. L'ordre qui conduit ces émigrations est invariable. Vers la fin d'Août, les cailles qui se sont réunies en Crimée choisissent un de ces jours sereins où le vent du Nord, en soufflant au coucher du soleil, leur promet une belle nuit. Elles se rendent au rivage, partent ensemble à six ou sept heures du soir, & ont fini le trajet de 50 lieues à la pointe du jour, où des filets tendus sur la côte opposée, & des chasseurs qui guettent leur arrivée, déciment les émigrans.
L'abondance des eaux qui est grande en Crimée, n'y forme cependant aucune rivière remarquable y & la proximité du rivage appelle chaque ruisseau à la mer. Les plus fortes chaleurs n'y tarissent point les sources, & les habitans trouvent dans chaque gorge des eaux d'autant plus belles, qu'elles coulent alternativement dans des prairies agréables, & à travers des rochers, dont le choc entretient leur limpidité. Le peuplier d'Italie le plaît dans leur voisinage, & son abondance pourrait faire regarder cet arbre, comme naturel à la Crimée, si les établissemens des Génois n'indiquaient pas ceux qui peuvent les y avoir apportés.
Cette nation qui domina long-temps par son industrie, avait étendu son commerce & ses conquêtes jusques dans la Chersoneze Taurique, où les descendans du fameux Gengiskam furent contraints de céder à l'oppression de ces Négocians jusqu'à Mahomet II, qui ne délivra les Tartares de la tyrannie des Génois, que pour y substituer un joug aussi pesant peut-être, mais moins humiliant sans doute.
On voit encore en Crimée les débris des chaînes qui contenaient les Tartares & les assujettissaient aux Génois. Ces monumens de la tyrannie attellent également la crainte & l'inquiétude qui dévoraient les tyrans. Ce n'est que sur les rochers les plus escarpés que Ton retrouve les traces de leurs anciennes habitations. Le rocher même qui servait de base à des châteaux forts, est creusé tout autour & représente encore le plan de leurs demeures. On y voit des écuries dont les mangeoires sont taillées dans le roc. La plupart de ces excavations se communiquent entr'elles, & quelques-unes joignent la ville supérieure par des souterrains dont les avenues sont encore libres.
J'ai trouvé dans le centre d'une salle assez grande, un bassin quarré, de dix pieds de diamètre sur sept de profondeur, actuellement remplis d'ossemens humains. Je ne hasarderai aucune conjecture sur cette eirconstance, & je me borne à rapporter le fait qu'on peut encore observer, puisque ces ruines ne sont qu'à deux lieues de Badcheseray. On voit en Crimée plusieurs de ces retraites ménagées dans le roc, & toujours sur des montagnes d'un accès difficile, & l'on peut présumer qu'elles servaient d'asyle aux troupeaux que les Génois faisaient paître dans les plaines pendant le jour, & qu'ils renfermaient ainsi pendant la nuit.
Les lieux les plus escarpés ont toujours été l'asyle de la liberté ou le repaire de la tyrannie. Les rochers sont en effet le site le plus capable de dissiper les craintes qui assiégent les oppresseurs & les opprimés.
Il est probable que la ville de Cafa [Feodossia, ville de Crimée] qui est encore aujourd'hui le centre du commerce de la Crimée, était également celui où se réunissait le commerce des Génois : mais en considérant la beauté du Port de Baluklava [Balıqlava, Balaklava, ville du sud de la Crimée] & quelques ruines d'anciens édifices qu'on y apperçoit, on est porté à penser qu'ils n'avaient pas négligé d'en faire usage. Ce port est situé sur la pointe la plus méridionale de la Crimée ; les deux caps qui en forment l'entrée sont la première terre qui se présente air Nord-est du Bosphore de Thrace. A la proximité de ce port, à son étendue, à sa sûreté, se joint le voisinage des forêts qui pouvaient fournir les bois de construction entièrement abandonné aujourd'hui, le port de Baluklava ne conserve que des vertiges de son ancienne importance, comme on a déja vu que les tombeaux qui subsistent encore à Krim, l'ancienne capitale de la presqu'Isle, sont les seuls indices qui restent d'une ville jadis considérable.
La Crimée en offre peu qui soient dignes d'être citées, on doit cependant compter Geuzlevé [Gözleve, Kezlev, Eupatoria, ville de l'ouest de la ] à cause de son Port sur la côte occidentale de la presqu'Isle, & Acmedchid, résidence du Sultan [[On verra plus loin quelle est cette dignité.]].
Après avoir parcouru les principaux objets qui ont trait à l'Histoire Naturelle de la Crimée, jettons un coup d'oeil plus réfléchi sur la situation politique des Tartares & sur les principes de leur gouvernement.
Les pays compris sous le nom de la petite Tartarie, sont la presqu'Isle de Crimée, le Couban, une partie de la Circassie, & toutes les terres qui séparent l'Empire de Russie de la mer Noire. Cette zone depuis la Moldavie jusqu'auprès de Taganrog [Ville située sur la Mer d'Azov] situé entre le 46e & le 44e degré de latitude, a dans, sa largeur trente à quarante lieues sur près de deux cents de longueur; elle contient de l'Ouest à l'est le Yetitchékoulé ; le Dgiamboyloug, le Yédesan [Yedisan, province située dans la région d'Odessa] & la Bessarabie. Cette dernière province que l'on nomme aujourd'hui le Boudjak, est habitée par des Tartares fixés dans des villages, ainsi que ceux de la presqu'Isle ; mais les habitans des trois autres provinces n'ont que des tentes de feutre qu'ils emportent où il leur plaît.
Ces peuples qu'on nomme Noguais & qu'on croit Nomades, sont cependant fixés dans les vallons, qui du Nord au Sud coupent les plaines qu'ils habitent, & leurs tentes rangées sur une seule ligne y forment des espèces de villages de trente à trente-cinq lieues de long, qui distinguent les différentes hordes.
On peut présumer que la vie champêtre & frugale de ces peuples pasteurs favorise la population, tandis que les besoins & les excès du luxe, chez les nations policées, la coupent dans sa racine. On remarque en effet qu'elle est déja moins considérable sous les toits de la Crimée & du Boudjak [Boudjak, Bucak, région située près du delta du Danube, sur la Mer noire] que sous les tentes des Noguais ; mais on ne peut s'en procurer le dénombrement que dans l'apperçu des forces militaires que le Kam est en état de rassembler: on verra bientôt ce Prince lever en même-tems trois armées: celle qu'il commandait en personne de 100,000 hommes, celle de son Calga de 60,000, & celle de son Nouradin de 40,000. Il aurait pu en lever le double sans préjudicier aux travaux habituels, & si l'on considère ce nombre de soldats & la surface des états de Tartarie, on pourra comparer leur population avec la nôtre.
La manière la plus sûre d'évaluer les forces de ces Nations, c'est de les voir opérer en corps d'armées ; mais il est bon de commencer par observer la nature de ces forces même & les moyens qui les rassemblent. Ces moyens tiennent au Gouvernement, & l'origine de tout Gouvernement est du reslort de l'Histoire.
Celle des Tartares en particulier présente l'image d'un vaste Océan, dont on ne peut connaître l'étendue qu'en parcourant les côtes qui l'environnent. On ne retrouve en effet les fastes de ce peuple que chez les Nations qui ont eu le malheur d'être à portée de lui & qu'il a successivement ravagées : cependant ces mêmes Nations qui ont peu ou point écrit contraignent l'Histoire de se renfermer dans les probabilités; mais elles sont telles qu'en les comparant avec les annales de tous les peuples, on est forcé de convenir que les Tartares ont par devers eux les titres, d'ancienneté les mieux constatés.
Sans prétendre moi-même à faire Un examen approfondi de la grande question qui agite aujourd'hui nos Littérateurs, celle de la véritable situation de l'Isle des Atlantes, j'observerai seulement que le plateau de la Tartarie qui prolonge au Nord la chaîne des montagnes du Caucase & du Thibet jusques vers la presqu'Isle de Corée, présente à en juger par le cours des eaux qui du centre de l'Asie se répandent au Sud & au Nord de cette partie du globe, la portion la plus élevée des terres qui séparent les mers des Indes Se du Kamtchatka.
Cette seule observation semble garantir que cette zone occupée encore présentement par les Tartares a dû être la première terre découverte en Asie, la première habitée, le foyer de la première population, celui d'où sont parties ces émigrations qui constamment repoussées par la muraille de la Chine & par les défilés du Thibet & du Caucase, en se portant sur l'Asie septentrionale ont reflué dans notre Europe sous les noms de Goths, d'Ostrogoths & de Visigoths.
Aux observations géographiques qui appuient cette hypothèse, se joint encore la tradition Tartare que Krim-Gueray m'a communiqué. On verra bientôt ce Prince sur le trône, on admirera son courage, ses connaissances, sa philosophie & sa mort.
Il serait cependant difficile de demêler rien de fixe & de parfaitement avéré dans les annales des Tartares avant Gengiskan, mais on sait que ce Prince élu grand Kam par les Kams des différentes tribus, ne fut choisi pour être le Roi des Rois que parce qu'il était le plus puissant d'entr'eux. On sait également qu'à cette époque Gengiskan conçut & exécuta les projets d'envahissement qui lui ont formé le plus vaste empire dont l'Histoire fasse mention. Les émigrations qui ont suivi le conquérant & qui ont couvert les pays conquis prouvent encore le degré de population nécessaire à ces débordemens ; & tous ces motifs réunis rejettent l'origine de cette famille dans l'obscurité des temps les plus reculés.
Une chaîne non interrompue a amené jusqu'à nos jours cette dynastie des Princes Gingisiens, ainsi que le Gouvernement féodal auquel les Tartares sont encore soumis. On retrouve chez eux, les premières loix qui nous ont gouverné, les mêmes préjugés qui nous maîtrisent, & si l'on réunit ces rapports avec les émigrations de ces anciens peuples vers le Nord, & celle des peuples du Nord vers nous, on s'accordera peut-être, pour reconnaître la source de nos usages les plus antiques.
Après la famille souveraine, on compte celles de Chirine, de Mansour, de Sedjoud d'Arguin & de Baroun. La famille de Gengiskan fournit les Seigneurs suzerains, & les cinq autres familles fournissent les cinq grands Vassaux de cet Empire. Ceux-ci qu'on nomme Beys, sont toujours représentés par les plus âgés de chaque famille & cet ordre est invariable. Ces anciens Mirzas dont les annales placent la tige dans les compagnons de Gengiskan, forment la haute noblesse dans l'ordre où ils sont nommés : ils ne peuvent jamais être confondus avec les familles annoblies. Celles-ci réunies sous la dénomination de Mirza Capikouly, c'est-à-dire, Mirza esclave du Prince, ont cependant un Bey qui les représente, & le droit de grande vassalité, celui de siéger aux états. Parmi les Mirzas Capikouly, la famille de Koudalak distinguée par l'antiquité de son annoblissement jouit du droit de fournir dans le plus âgé de les membres le représentant de toutes les familles annoblies ; & ces six Beys, réunis au suzerain, forment le Sénat, la Cour ilté, la toute puissance des Tartares.
On ne convoque ces assemblées que dans les cas extraordinaires ; mais pour que le Kam, qui a le droit de réunir les grands Vassaux, ne puisse abuser de leur éloignement, pour étendre son autorité au-delà des bornes de la féodalité, le Bey des Chirines représente constamment les cinq autres Beys, & ce chef de la noblesse Tartare a, ainsi que le Souverain, son Calga, son Nouradin, ses Ministres, & le droit de convoquer les Beys, si leur réunion négligée par le Ram devenait utile contre lui-même. La charge de Calga des Chirines est toujours occupée par le plus âgé de la famille après le Bey; ce chef a donc constamment son successeur auprès de lui, & ce contre-poids de la puissance souveraine est toujours en activité.
Le même ordre qui réunit toutes les forces contre les attentats du despotisme, veille également à la sûreté & au maintien du pouvoir légitime du souverain. Les grands Vassaux Tartares semblent en effet n'appartenir au Gouvernement, que comme des colonnes-à un édifice ; ils le soutiennent sans pouvoir l'ébranler. On n'a jamais vu chez ce peuple aucun exemple de ces troubles qui ont agité la France dans tous les temps de là féodalité. Le Gouvernement Tartare encore dans sa pureté, ne laisse aucune marge à l'ambition. On naissait grand Vassal en France, à peine a-t-on le temps de l'être en Tartarie.
Il est probable que le même ordre était anciennement établi dans la famille souveraine, & que le Kam des Tartares était constamment le plus âgé des membres de cette famille; mais quel que fût l'ordre de succession avant l'arrivée des Génois en Crimée, on apperçoit distinctement à cette époque la tyrannie protégeant les intrigues, trois Kams élus à la fois, & Mingli-Gueray [Mengli Giray, 1445-1515], dont les droits étaient les plus certains, prisonnier dans Mancoup.
Mahomet II [Mehmet II] venait de consommer la conquête de Constantinople ; il en avait expulsé les Génois ; il courut les chasser de la Crimée & délivra Mingli-Gueray de leurs mains ; mais il ne le rétablit sur le trône, qu'après avoir fait avec ce Prince un traité qui soumettait à la Porte sa nomination & celle de ses successeurs. Une grande partie de la Romélie fut donnée en appanage au Prince Gengizien ; de riches possessions devinrent le dédommagement de la liberté des Sultans Tartares & le garant de leur soumission & chacun des Princes de la famille régnante eut l'espoir de parvenir au trône par l'es intrigues à Constantinople.
Malgré les précautions que prit Mahomet II, vainqueur des Génois en Tartarie . pour assurer l'exécution de son traité avec Mingli Gueray, il est certain que les parties contractantes ne pouvaient réellement stipuler qu'en vertu de leurs droits respectifs: que ceux de la république des Tartares ne purent être compromis, & que la déposition du suzerain attribuée au Grand-Seigneur ne portait aucune atteinte légitime à l'indépendance de la nation.
Le droit public des Tartares a donc été négligé ou méconnu quand on a prononcé l'indépendance de cette Nation. Déclarer libre une Nation qui n'a jamais celle de l'être est le premier acte de son assujettissement.
Les moyens politiques qui maintiennent en Crimée un parfait équilibre entre les Grands-Vassaux & le Suzerain, avaient besoin que la distribution des terres en assurât la durée. Mais cette répartition devait elle-même se ressentir des différences qui se trouvent dans la manière d'exister des habitans.
Les terres de Crimée & de Bessarabie sont divisées en fiefs nobles, en Domaines royaux, & en possessions roturières. Les premières qui sont toutes héréditaires ne relèvent pas même de la Couronne & ne paient aucune redevance. Celles du Domaine sont en partie annexées à certaines charges dont elles composent le revenu ; le surplus est distribué par le Souverain à ceux qu'il veut en gratifier. Le droit d'aubaine établi en Crimée au défaut d'héritier au septieme degré, met le Kam en jouissance de ce privilège pour tout ce qui concerne les biens nobles, & chaque Mirza jouit du même droit sur tous les biens roturiers dans l'étendue de son fief. C'est d'après ce principe qu'est également perçue la capitation annuelle à laquelle tous les vassaux chrétiens ou juifs sont assujettis, & ce dernier objet donne au bien noble en Tartarie toute l'extension de la propriété la plus absolue.
Ce n'est aussi qu'aux Etats assemblés que les Mirzas possesseurs de fiefs sont redevables du service militaire, & je traiterai cet article, lorsque j'en serai aux circonstances qui en ont mis tous les détails en action.
On ne connaît point chez les Noguais ces distinctions de propriété territoriale, & ces peuples pasteurs uniquement occupés de leurs troupeaux, leur laissent la libre jouissance des plaines qu'ils habitent, & se bornent aux seules limites qui sont marquées entre les hordes voisines.
Mais si les Mirzas Noguais partagent avec leurs Vassaux la communauté du sol, s'ils attachent même une forte de honte à la culture, ils n'en sont pas moins puissans. Retirés pendant l'hiver dans les vallons que leurs hordes occupent, ils y perçoivent chacun dans son Aoul [[Aoul, portion d'une horde qui comprend les vassaux relevans du même noble.]] la redevance en bestiaux & en denrées qui leur est due ; & lorsque la saison permet d'ensemencer, ils se transportent avec les cultivateurs dans la plaine, choisissent le lieu de la culture, & en sont le partage entre leurs vassaux.
En promenant ainsi leur culture, les Noguais réunissent d'excellens pâturages à des récoltes abondantes que produisent des terres qu'ils n'épuisent jamais.
Le droit de corvée qui tient moins sans doute à la constitution féodale qu'au luxe des Grands-Vassaux & des Seigneurs de fiefs est établi en Crimée & n'est point connu chez les Noguais; mais ils paient la dîme au Gouverneur de la Province.



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 Les Sultans qui sont ordinairement revêtus de ces gouvernemens, y résident sous le titre de Séraskers, & y commandent en Vicerois. Mais la première dignité de l'empire est celle de Calga ; elle est toujours conférée par le Kam à celui des Princes de sa maison dans lequel il a le plus de confiance. Sa résidence est à Acmet-Chid, ville située à quatre lieues de Bactchéseray ; il y jouit de tout le decorum de la souveraineté. Ses Ministres font exécuter ses ordres, & son commandement s'étend jusqu'auprès de Cafa.
La dignité de Calga anciennement destinée au successeur présomptif, conserve encore le privilège de suppléer la souveraineté dans le cas de mort du Kam & jusqu'à l'arrivée de celui qui doit le remplacer. Il commande en chef les armées Tartares, si le Kam ne va pas en personne à la guerre, & il hérite comme le Suzerain de tous les Mirzas qui meurent dans son appanage sans héritiers au septième degré.
La charge de Nouradin, la seconde dignité du Royaume, est également occupée par un Sultan ; il jouit aussi du droit d'avoir des Ministres, mais ils sont ainsi que leur maître sans aucune fonction. Cette petite Cour qui n'a point d'autre résidence que Bactcheseray, se confond avec celle du Kam: cependant si quelque événement met en campagne des troupes dont le commandement soit confié au Nouradin, son autorité ainsi que celle de ses Ministres acquiert dès ce moment toute l'activité du pouvoir souverain.
La troisième dignité du Royaume occupée par un Sultan sous le titre d'Or-Bey, Prince d'Orcapy, a cependant été quelquefois conférée à des Mirzas Chirines qui avaient épousé des Princesses du Sang Royal. Ces nobles qui dédaignent les premières places du ministère & n'acceptent que celles destinées aux Sultans, ont aussi été admis aux Gouvernemens extérieurs ; mais ces Gouvernemens des frontières sont communément occupées par les fils ou neveux du Prince régnant ; ils y sont les Généraux particuliers des troupes de leur province, & lorsqu'on rassemble celles du Boudjak, du Yédesan & du Couban, elles sont toujours commandées par leurs Sultans Séraskers, même après leur réunion sous les ordres du Kam, du Calga ou du Nouradin.
La horde du Dgamboilouk n'est gouvernée que par un Caïmakan [kaymakan] ou Lieutenant de Roi. Il y fait les fonctions de Sérasker & conduit ses troupes jusqu'à l'armée; mais alors il en remet toujours le commandement au Général en chef, pour retourner dans son gouvernement, & y veiller à la sûreté des plaines situées devant l'Isthme de la Crimée.
Outre ces grands emplois dont les revenus sont fondés sur certains droits perçus dans les provinces, il y a encore deux dignités féminines.
Celle d'Alabey que le Kam confère ordinairement à sa mere ou à une de ses femmes, & celle d'Ouloukani qu'il donne toujours à l'aînée de ses sœurs ou de ses filles. Plusieurs villages sont dans la dépendance de ces Princesses, elles y connaissent des différends qui s'élèvent entre leurs sujets & rendent la justice par le ministère de leurs Intendants qui siègent à cet effet à la porte du Sérail la plus voisine du Harem.
Je n'entrerai point dans les détails qui concernent le Mufti, le Visir & les autres Ministres, leurs charges sont analogues à celles qui y correspondent en Turquie, à cela près que les principes & les usages du gouvernement féodal y modèrent seulement l'exercice de leurs fonctions.
Les revenus du Kam montent à peine à 600,000 liv. pour l'entretien de sa maison ; cependant si ce modique revenu gène la libéralité du Prince, elle ne l'empêche pas d'être généreux. Nombre de M'irzas vivent à ses dépens, jusqu'à ce que le droit d'aubaine lui fournisse le moyen de s'en débarrasser en leur concédant quelques biens domaniaux.
La levée de ses troupes ne lui occasionne d'ailleurs aucune dépense. Toutes les terres sont tenues à redevance militaire. Le Souverain ne supporte non plus aucuns frais de justice, & la rend gratuitement dans toute l'étendue de ses Etats, comme les jurisdictions particulières la rendent gratuitement dans leur district ; on appelle de ces Tribunaux particuliers à celui du Suzerain.
L'éducation la plus soignée chez les Tartares se borne au talent de savoir lire & écrire; mais si l'instruction des Mirzas est négligée, ils sont distingués par une politesse aisée; elle est le produit de l'habitude où ils sont de vivre familièrement. avec leurs Princes, sans jamais manquer au respect qu'ils leur doivent.
Bactchéseray renferme cependant un Journal historique très-précieux, entrepris par les ancêtres d'une famille qui l'a toujours conservé & suivi avec soin. Ce manuscrit que son premier Auteur a commencé en recueillant d'abord les traditions les plus anciennes, contient tous les faits qui se sont succédés jusqu'à ce jour. L'événement de ma mission en Tartarie ayant engagé le Continuateur de ce Journal à prendre de moi quelques informations qui me l'ont fait découvrir, j'ai voulu inutilement en faire l'acquisition. Dix mille écus n'ont pu le tenter ; les circonstances ne m'ont pas laissé le tems d'en obtenir des extraits.
Les gazettes ont assez parlé des troubles qui de nos jours ont agité la Pologne, & des discussions de la Porte & de la Russie. Maksoud-Gueray se trouvait au foyer de cet incendie; obligé d'y jouer un rôle considérable, il en redoutait les suites pour lui-même, voyait son successeur dans Krim-Gueray [Krim Giray, mort en mars 1769, a régné de 1758 à 1764 et de 1768 à 1769], & ne se trompait dans aucune de ces conjectures. »
Cependant l'affaire de Balta décida le Grand-Seigneur à déployer l'étendart de Mahomet ; le Ministre de Russie fut conduit aux sept Tours, & Krim-Gueray, remis sur le trône des Tartares, fut appellé à Constantinople, pour y concerter avec sa Hautesse les premières opérations militaires. Ces nouvelles arrivèrent à Bactcheseray avec celle de la déposition de Maksoud. Le même courier apporta les ordres du nouveau Kam pour installer un Caïmakan [[Ce titre qui veut dire, tenant place, répond ici à celui de Régent]], & ceux qui fixaient le rendez-vous général à Kaouchan en Bessarabie. Je m'empressai de m'y rendre, & je me disposais à aller au-devant de Krim-Gueray jusqu'au Danube lorsque je reçus un courier de sa part qui me dispensait de cette formalité, bornait pour mon compte le cérémonial à l'accompagner à son entrée, m'assurait de sa bienveillance, & m'invitait à lui faire préparer à souper pour le jour de son arrivée.
Ce but me parut très-aimable; mais le souper m'eût embarrassé, sans les éclaircissemens que j'obtins facilement du courier. C'était l'homme de confiance. Notre maître aime le poisson, me dit-il, il sait que votre cuisinier l'accommode bien ; les siens ne mettent que de l'eau dans les sauces : il ne m'en fallut pas davantage pour connaître le goût du Prince, & je donnai des ordres pour que le meilleur poisson du Niéster fût noyé dans d'excellent vin.
Le Kam devait faire son entrée le lendemain. Je montai à cheval, & je le rencontrai à deux lieues de la ville. Une nombreuse cavalcade l'accompagnait, & la réception qu'il me fit répondit au témoignage de bonté qui l'avait précédé.
Krim-Gueray, âgé d'environ soixante ans, joignait à une taille avantageuse un maintien noble, des manières aisées, une figure majestueuse, un regard vif, & la faculté d'être à son choix d'une bonté douce ou d'une sévérité imposante. La circonstance de la guerre conduisait à sa suite un très-grand nombre de Sultans dont sept étaient ses enfans. On me fit sur-tout remarquer le second de ces Princes dont le jeune courage brûlait de se distinguer, & qui par l'habitude d'exercer ses forces, était parvenu à tendre facilement deux arcs à la fois. Il s'était occupé de cet exercice dès son enfance, & ce Prince avait à peine neuf ans que son pere voulant piquer son amour-propre, lui dit d'un air méprisant, qu'une quenouille conviendrait mieux à un poltron, comme lui ; poltron, répond l'enfant en pâlissant: je ne crains personne, pas même vous; en même-tems, il décoche une flèche, qui heureusement n'aboutit que dans un panneau de boiserie où le fer s'enfonça de deux doigts. Lorsqu'une grande douceur & les marques du plus grand respect filial précédent, & suivent un tel emportement, on ne peut sans doute attribuer cet attentat qu'à une excessive sensibilité sur le point d'honneur.
Tout ce qui devait servir à l'entrée du Kam & à son installation était préparé à la porte de la ville; il y mit pied à terre un moment pour faire sa toilette sous une tenté dressée à cet effet ; coëffé d'un bonnet chargé de deux aigrettes enrichies de diamants, l'arc & le carquois passé en sautoir, procédé de sa garde & de plusieurs chevaux de main dont les têtieres étaient ornées d'aigrettes, suivi de l'étendart du Prophète & accompagné de toute sa cour, ce Prince se rendit à son Palais, où il reçut, dans la salle du Divan, assis sur son trône, l'hommage de tous les Grands.
Cette cérémonie nous occupa jusqu'à l'heure du souper que j'avais fait préparer, & que mon cuisinier eut la liberté de servir. Ceux du Prince prévenus de cette concurrence avaient aussi travaillé à se distinguer; mais ils ne purent lutter contre les sauces au vin. Les entremets n'eurent pas moins de succès, & la supériorité de la cuisine française me valut l'avantage de fournir journellement au Prince douze plats à chacun de ses repas.
Krim-Gueray n'était pas uniquement sensible à la bonne chère, tous les plaisirs avaient des droits sur lui. Un nombreux orchestre, une troupe de Comédiens & des Baladines, qu'il avait également à sa solde, en variant ses amusemens, rempliraient toutes les soirées, & délassaient le Kam des affaires politiques & des préparatifs de guerre dont il était occupé pendant le jour.
L'activité de ce Prince qui suffisait à tout, le portait à en exiger beaucoup des autres, & j'oserai dire qu'il paraissait content de la mienne. J'avais part à sa confiance, j'étais admis à ses plaisirs, je m'amusais sur-tout du tableau piquant & varié que m'offrait sa Cour.
Kaouchan était devenu le centre de la Tartarie, tous les ordres en émanaient, on, s'y rendait de toutes parts, & la foule des Courtisans augmentait chaque jour. Les nouveaux Ministres que j'avais connu en Crimée, & qui s'étaient apperçus des bontés particulières dont le Kam m'honorait, me choisirent pour obtenir de leur maître une grace qu'ils n'auraient osé solliciter. L'expérience de son premier regne leur avait fait observer qu'il était important de le garantir d'un premier acte de cruauté qui répugnerait d'abord à son caractère; mais après lequel il était à craindre qu'il ne s'arrêtât plus. Un malheureux Tartare pris en contravention de quelques ordres trop sévères, venait d'être condamné à mort par le Kam. On se préparait à conduire ce malheureux au supplice au moment où j'arrivais au Palais. Plusieurs Sultans m'entourèrent aussitôt, m'expliquèrent le fait, m'engagèrent à préserver les Tartares des suites de cette exécution. J'entrai chez Krim-Gueray que je trouvai encore agité de l'effort qu'il avait fait sur lui-même pour l'ordonner ; je m'approchai de lui, & m'étant incliné pour lui baiser la main, ce qui n'arrivait jamais ; je la retins nonobstant le mouvement qu'il fit pour la retirer. Que voulez-vous, me dit-il avec une sorte de sévérité ? La grace du coupable, lui répondisse. Quel intérêt, me répliqua-t-il, pouvez-vous prendre à ce malheureux? Aucun, ajoutai-je; un homme qui vous a désobéi ne peut m'en inspirer : ce n'est aussi que de vous seul dont je m'occupe; vous seriez bientôt cruel, si vous étiez un moment trop sévère, & vous n'avez pas besoin de cesser d'être bon, pour être constamment craint & respecté. Il sourit, m'abandonna sa main, je la baisai, & je fus de sa part annoncer la grace qu'il m'accordait. La joie qu'elle répandit fut entretenue par une nouvelle Comédie Turque d'un genre assez burlesque. Krim Gueray me fit pendant la pièce beaucoup de questions sur le théâtre de Molière dont il avait entendu parler: ce que je lui dis des règles dramatiques & des bienséances qui s'observent sur nos théâtres, lui donna du dégoût pour les parades auxquelles les Turcs sont encore réduits. Il sentit de lui-même que le Tartuffe était préférable à Pourceaugnac ; mais il ne put concevoir que le sujet du Bourgeois-Gentilhomme existât dans une société où les loix ont fixé les différens états d'une manière invariable, & j'aimai mieux lui laitier croire que le Poète avait tort, que d'entreprendre de le justifier en lui présentant le tableau de nos désordres ; mais si personne, ajouta-t-il, ne peut tromper sur sa naissance, il est aisé d'en imposer sur son caractère. Tous les pays ont leurs Tartuffes, la Tartarie a les siens, & je désire que vous me fassiez traduire cette pièce [[M. Rufin, Secrétaire-Interprète du Roi à Versailles, était chargé de ce travail : son esprit eût jette les fondemens du bon goût chez les Tartares, si les circonstances lui avaient permis de se livrer à ce travail.]].
Tandis que notre imagination se livrait à des projets aussi pacifiques, un Envoyé des Confédérés de Pologne arrivait à Kaouchan pour combiner avec le Kam l'ouverture de la campagne. Ce Prince avait promis au Grand-Seigneur de débuter par une incursion dans la nouvelle Servie, l'Ukraine Polonaise pouvait s'en ressentir, & cette circonstance exigeait quelques négociations préliminaires auxquelles les pouvoirs de l'envoyé Polonais ne parurent pas suffisans. Cependant le temps pressait, & Krim-Gueray desira que je me rendîsse auprès de Kotchim, pour y traiter en son nom avec les chefs de la confédération, qui s'y étaient réfugiés ; mais quelque flatté que je fusse de la confiance de ce Prince, je ne crus pas devoir accepter cette commission sans un Collègue Tartare, qui, nommé sur le champ, fut, ainsi que moi, revêtu de pleins pouvoirs. Notre Ambassade exigeait plus de promptitude que de luxe, & nous fûmes le lendemain coucher sur les terres de Moldavie. Le tableau de la plus affreuse dévaluation y avait précédé la guerre, & l'effroi des habitans produit par les incursions de quelques troupes, avait seul occasionné ce désastre.
La désertion des villages & la cessation de toute culture, ne promettaient sans doute pas à l'armée Ottomane l'abondance des vivres qu'elle devait naturellement espérer de rassembler dans le voisinage du Danube; mais ces réflexions dont j'entretenais mon Collègue l'intéressaient infiniment moins que la disette actuelle qu'il nous fallut supporter jusqu'à notre arrivée à Dankowtza [[Village près de Kotchin où les Confédérés s'étaient retirés après la déclaration de la guerre.]]. Les Comtes Crazinski & Potoski nous y reçurent avec toute la considération due au Prince que nous représentions; mais ce qui plut davantage à l'Ambassadeur Tartare, ce fut le bon vin de Tockai dont on le régala. Je l'avais amené dans ma voiture; mais l'incommodité d'un siège élevé lui fit désirer pour son retour un chariot Turc dans lequel il put être couché tout à son aise. Je m'empressai de procurer cette satisfaction à un homme dont le grand âge & le caractère aimable étaient également intéressans. Un chariot de suite voiturait nos équipages & quelques domestiques. Nous nous acheminâmes ainsi par une route qu'on nous avait assuré meilleure, quoiqu'un peu plus longue. A des neiges abondantes venait de succéder un froid allez vif ; il fallait en profiter pour passer à Guéle-Prurh, avant la crue des eaux que le plus petit dégel eût occasionné. Conduits par un guide, nous arrivons au bord de cette rivière dont le courant chariait des glaces avec rapidité. J'ignorais la profondeur de ces eaux, j'en craignais l'effort ; mais le conducteur me rassura en précédant ma voiture qui ouvrit la marche. Elle était attelée de six bons chevaux & assez pesante pour résister au courant; elle arriva en effet très-heureusement sur le bord opposé; je m'empressai d'y mettre pieds à terre pour voir les deux autres chariots dont la légèreté m'inquiétait. Ils étaient à peine au tiers du partage, que l'eau commençait à les soulever. Je criai d'arrêter, mais loin de m'écouter, les postillons appuient leur chevaux, les deux voitures se renversent, & dans l'instant le fleuve entraîne pêle-mêle avec les glaçons tous les débris de ce naufrage. Je cours au portillon de ma voiture pour lui dire de dételer la volée & de conduire ses chevaux au secours de l'Envoyé Tartare & de mes gens: je le trouve a terre expirant de froid, je le traîne près d'un fossé voisin, où je le précipite pour le couvrir de neige. Mon cocher avait déja suiyi. le cours de la rivière jusqu'à un moulin, où par ses cris il avait excité l'attention des Meuniers. J'y arrive aussitôt, & je les trouve occupés à repêcher avec des crocs ceux qui avaient été submergés. Mais, je cherche en vain mon vieux Collègue, & j'étais agité du plus violent désespoir sur son. sort, lorsque j'entendis sa voix qui m'invitait à me calmer, tandis qu'au milieu des glaçons, la tête seulement hors de l'eau par la portière de sa voiture ; il n'était retenu que par un bas fonds, d'où le moindre effort pouvait l'entraîner. Je fus enfin assez heureux pour lui porter du secours & réunit tous mes naufragés, qu'il me fallait encore préserver, du risque de mourir de froid. En effet, la gelée avait tellement durci leurs vêtemens qu'on ne put les déshabiller qu'après que la chaleur d'un grand feu eût ramolli les étoffes. Quand je me fus assuré que le soin des Meuniers pouvait leur suffire, je courus avec mon cocher pour ramener mon, postillon : la neige l'avait guéri. Nous le vîmes en arrivant occupé à sortir du trou où je l'avais précipité. Le bon feu du moulin, acheva de le tirer d'affaire, & je fus agréablement surpris en y rentrant de voir tous mes équipages repéchés. Je pourvus de mon mieux à tous les nouveaux secours que la circonstance exigeait, & bientôt je n'eus plus qu'à m'attendrir sur l'extrême sensibilité de mon Collègue, qui après avoir couru lui-même le plus grand risque, ne parlait jamais que de mon inquiétude. Le tems qu'il fallut pour sécher les habits, pour rétablir les chariots & ravitailler la troupe ne nous permit de partir que le lendemain. jusques-là je n'avais pas à me louer de ma nouvelle route, & les mauvais chemins que nous rencontrâmes auraient achevé de m'en dégoûter sans l'espoir d'arriver bientôt à Botouchan. On m'avait annoncé cette ville, l'une des plus considérables de la Moldavie, comme une terre de promission où je pourrais m'approvisionner pour le reste de ma route ; il était encore jour quand nous y entrâmes; mais nous la trouvâmes totalement abandonnée, & les maisons ouvertes nous permirent d'entrer dans celle qui avait le plus d'apparence, & que mon conducteur me dit appartenir à un Boyard [[Gentilhomme Moldave.]]. Cette position nous offrait peu de ressources, j'obtins cependant de mon guide d'aller en demander de ma part au Supérieur d'un Couvent voisin : j'attendais son retour avec impatience, lorsque je vis paraître dans ma cour un carrosse à six chevaux, c'était le maître du logis : il me dît en entrant qu'informé par mon Emissaire du domicile que j'avais élu, & de mes besoins, il était venu lui-même pour ne laisser à personne la satisfaction d'y pourvoir. Un début aussi honnête ranima nos espérances, & l'arrivée des provisions ne nous fit pas languir. Quelqu'important que fut mon hôte, j'apperçus dans sa conversation qu'il n'était pas l'aigle du canton, & que, cédant par faiblesse de caractère à toutes les impulsions qu'on lui donnait, le dernier avait toujours raison auprès de lui. En conséquence il me devint facile de lui démontrer le danger où les Boyards s'exposaient, en ne s'opposant pas à l'abandon des maisons & même en l'autorisant par leur exemple. Il venait de m'apprendre que tous les habitans de la ville, au nombre de sept à huit mille, effrayés des mauvais traitemens & du maraudage de quelques Sipahis, s'étaient refugiés dans l'enceinte du Couvent où j'avais envoyé; que plusieurs Boyards aussi timides que la multitude, fomentaient ce désordre, sans en prévoir les suites : j'ai été du nombre, ajouta-t-il, vous m'avez converti, venez rendre le même service à mes compagnons.
Le plaisir de rapprocher tous ces malheureux de leurs foyers, qu'aucune vexation ne menaçait, m'étourdit sur le danger de tenter cette bonne œuvre, je retins mon bote à coucher, & comme ma route m'obligeait de passer devant la porte du Monastère, les. cris des femmes, des enfans, le tumulte d'une multitude entassée & le tableau de la misère qui l'environnait, achevèrent de me déterminer à suivre mon Boyard. Il m'aida à percer la foule, jusqu'à un perron au haut duquel ses compagnons me reçurent & m'introduisirent dans le sallon où ils tenaient leurs assises. J'avais fait un tel effet sur mon hôte, qu'encore: plein de mes argumens, il voulut essayer la conversion de ses camarades, mais il fut d'abord interrompu par les injures dont on l'accabla, & qui me confirmèrent dans l'opinion que cet homme n'était pas Chef de parti. Je crus devoir alors développer mon éloquence, & je vis bientôt qu'elle n'aurait pas grand succès ; mon auditoire était orageux, le tumulte laissait peu d'accès au calme que je voulais établir. J'eus recours alors à des moyens plus efficaces. Une terreur panique avait occasionné le désordre ; une terreur plus réelle pouvait seule y remédier. Je changeai de ton, je menaçai de porter plainte au Kam, & de lui faire faire une prompte justice. J'excusai le peuple qui se laisse toujours conduire : j'inculpai de rébellion ceux qui m'écoutaient, & je ne vis plus devant moi que des gens tremblans & soumis. Parlez donc vous-même à cette foule effrayée, me dit le plus turbulent des Boyards ; vous les persuaderez mieux que nous ne les persuaderions nous-mêmes, ils vous béniront, & loin de nous accuser, vous rendrez témoignage de notre bonne volonté; je me défendis long-temps, je n'aurais même jamais accepté le dangereux rôle qu'on me proposait, si en revenant sur le perron, pour m'en aller je n'avais apperçu l'impossibilité de percer la foule, que l'inquiétude agitait fortement depuis mon arrivée: parlez à ces malheureux, me répete encore le meme Boyard, en s'avançant sur le devant du perron, pour me servir sans doute de Collègue sur cette nouvelle tribune aux harangues. Trois Jénissaires armés jusqu'aux dents y siégeaient avec toute la morgue de l'islanisme. Leur air d'importance annonçait des protecteurs, & forcé de mettre à fin cette aventure, je crus qu'il était à propos de commencer par en imposer à ces braves pour étonner la multitude. Que faites-vous ici ? leur dis-je d'un ton ferme. Nous défendons ces infidèles, me répondit un d'eux. Vous les défendez, répliquai-je, & contre qui ? Où sont leurs ennemis ? Est-ce le Grand-Seigneur, ou le Kam des Tartares? Dans ce cas vous êtes des rébelles & les seuls moteurs du désordre qui regne ici. Comptez sur moi pour vous en faire punir. Je n'avais pas fini cette courte apostrophe, que l'orgueil de mes Turcs avait fait place à la crainte, ils s'étaient levés pour m'écouter, ils descendirent les escaliers en se disculpant. Ce premier avantage sur les troupes auxiliaires avait attiré l'attention de la foule, dont le silence me parut d'un bon augure. Je m'avança alors & élevant ma voix en Grec, j'allais obtenir tous les succès de Démosthène; quand un ivrogne perçant la foule, & s'érigeant en champion adverse, me tint insolemment ce discours : Que parlez-vous de soumission, de tranquillité ; de culture, tandis que nous mourons de faim? Apportez-nous du pain, s'écria ce furieux, voilà ce qu'il nous faut ; oui du pain, répéta le peuple en fureur : voyant alors tout mon édifice renversé, & nulle ressource pour sortir du pas où je m'étais engagé si imprudemment, je prends dans mes poches deux poignées d'argent que j'avais en différente monnaie ; tenez, m'écriai-je, en le jettant sur la foule, voilà du pain, mes enfans, rentrez dans vos habitations vous y trouverez l'abondance. La scène change aussitôt, tout se culbute pour ramasser les espèces, l'ivrogne disparaît sous le poids des assaillans, les bénédictions succédent aux injures, & mon empressement à me retirer fut égal au zèle indiscret qui m'avait amené. Ma retraite eut cependant tous les honneurs de la guerre, & je parvins à ma voiture au milieu des applaudissemens du peuple qui m'avait ouvert un passage, & qui le lendemain regagna ses foyers. Mon Collègue en attendant à la porte de ce couvent où j'avais été pérorer, n'était pas sans inquiétude sur les suites de mon imprudence. Nous eûmes l'un & l'autre grand plaisir à nous rejoindre, & nous continuâmes notre route, en ménageant journellement les provisions que le Boyard nous avait donné.


 

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Les villages que nous traversions, compris dans la dévastation qui couvrait la Moldavie, nous offraient à peine le couvert pendant la nuit. La Valachie avait essuyé les mêmes ravages de la part de quelques troupes Turques destinées à joindre le Kam, & qui ne s'étaient en effet occupées qu'à détruire leur propre pays. Il n'est point d'horreur que ces Turcs n'aient commis, & semblables aux Soldats effrénés, qui dans le sac d'une ville, non contens de disposer de tout à leur gré, prétendent encore aux succès les moins désirables. Quelques Sipahis [[Cavaliers Turcs]] avaient porté leurs attentats jusques sur la personne du vieux Rabin de la Synagogue, & celle de l'Archevêque Grec.
Nous arrivâmes enfin à Kichenow après beaucoup de fatigues, & après avoir tristement vécu de régime; mais le Gouverneur nous fit tout oublier, en nous donnant bon souper & bon gîte. Il ne retrait plus que douze lieues à faire, & je me disposais à partir de grand matin, lorsqu'à mon réveil on m'en assura l'impossibilité. Au froid excessif de la veille venait de succéder des neiges si abondantes, que la route, par les montagnes qu'il nous fallait traverser, était devenue impraticable pour les voitures.
Je n'étais cependant nullement disposé à céder aux contrariétés qui semblaient se réunir pour retarder mon retour auprès du Kam ; mais mon vieux Tartare moins actif & plus fatigué resta pour garder les équipages. Je partis en traîneau. La célérité de cette voiture, m'eut bientôt transporté jusques dans les plaines de Kaouchan : de nouveaux obstacles m'y attendaient. Le défaut de neiges, joint au dégel le plus complet, allait encore m'arrêter, sans le secours d'une charrette que je rencontrai & qui était fort à ma bienséance ; mais il fallut user d'un peu de violence pour forcer l'homme à qui elle appartenait de me conduire. J'étais huché avec mon Secrétaire sur cette voiture, & nous nous applaudissions de ne pas arriver à pied, lorsqu'une des roues faisant chapelet f nous fûmes enfin contraints de prendre ce dernier parti, qui ramenait avec bien peu de dignité l'Ambassadeur des Tartares. Je n'attendis pas mon Collègue dont le retour tarda de quelques jours, pour voir le Kam. On lui avait déja rendu compte de mon entrée dans Kaouchan, & ce Prince débuta, dès qu'il m'apperçoit, par me railler sur la modestie de son Plénipotentiaire. Tout ce que je lui racontai de la Moldavie lui parut si important qu'en faisant part à la Porte de ce désastre, il expédia sur le champ des ordres pour y remédier. L'examen des motifs qui en étaient cause invita Krim-Gueray à me développer l'opinion qu'il avait conçue du Grand-Visir Emin Pacha. Ce Turc avait commencé par être courtaut de boutique ; parvenu ensuite à une charge d'Ecrivain de la Trésorerie, il s'était rapidement élevé aux premières charges par ses intrigues; son insolente préemption lui fit délirer le Visiriat lors de la déclaration de la guerre, & son ignorance donna bientôt lieu à son Maître de se repentir d'avoir fait un si mauvais choix : ces défauts du Grand Visir ne pouvaient échapper aux lumieres du Kam ; il s'en expliquait hautement & ne pensait qu'aux moyens de préserver l'Empire Ottoman des suites de l'inconduite & de l'ineptie de son premier Ministre.

 

La guerre

L'incursion de la nouvelle Servie décidée à Constantinople, avait été consentie dans l'assemblée des Grands Vassaux de Tartarie, & les ordres furent expédiés dans toutes les provinces, pour y imposer la redevance du service militaire. On demanda trois cavaliers par huit familles ; on estima ce nombre suffisant aux trois armées qui devaient attaquer en même temps ; celle du Nouradin de 40,000 hommes avait ordre de se porter sur le petit Don, celle du Calga de 60,000 devait prolonger la rive gauche du Boristhène [Dniepr], jusqu'au delà de l'Oréle, & celle que le Kam commandait en personne & qui etait de 100,000 hommes était destinée à pénétrer dans la nouvelle Servie. Les troupes du Yédesan [Yedisan, province située dans la région d'Odessa] & du Boudjah [Boudjak, Bucak, région située près du delta du Danube, sur la Mer noire], furent particulièrement affectées à cette derniere armée dont le rendez-vous général fut fixé près de Tombachar.
En me faisant part de tous ces détails, Krim-Gueray me demanda si je comptais le suivre dans cette expédition : je lui répondis que l'honneur de résider auprès de lui de la part de l'Empereur de France, m'imposant le devoir de ne pas m'éloigner de sa personne, m'ôtait le mérite du choix. Ce titre qui vous a fixé près de moi, repliqua-t-il, m'invite à vous conserver. Nous allons effrayer de grands froids ; votre habit ne vous permettrait pas de les supporter, vêtissez-vous à la Tartare, le temps presse, nous partirons dans huit jours. Je me levai aussi-tôt pour aller mettre ordre à mon équipage de campagne, & je sortais de l'appartement du Prince, lorsque le Maître des Cérémonies, suivi de deux Pages de la Chambre, me revêtit d'une superbe pélisse de gorge de loup blanc de Laponie, doublée de petit-gris : je me retournai pour remercier le Kam de l'honneur qu'il me faisait. C'est une maison Tartare que je vous donne, me dit-il en riant ; j'en ai une pareille, & j'ai voulu que nous fussions en uniforme
Le Grand-Ecuyer m'envoya le même jour dix chevaux Circasses, en m'invitant de la part de son Maître de ne pas mener en campagne mes chevaux Arabes qui ne pourraient supporter ni le froid ni le défaut de nourriture : mais la maigreur de cette remonte n'excitait pas ma confiance, & je ne crus pas devoir suivre le conseil qui l'accompagnait.
Tandis qu'on travaillait à mes vêtemens Tartares, je me pourvus de trois dromadaires, & je fis préparer les tentes dont j'avais besoin. Leur méchanisme aussi simple que facile, mérite quelques détails ; habituellement campés, les Tartares ont dû sans doute perfectionner cet art. Toutes leurs idées se sont réunies sur un objet devenu pour eux le premier des besoins. Une nation qui n'a jamais connu le luxe de l'indolence, devait porter tous ses soins & toutes ses recherches vers celui qui concerne l'exercice du corps, les chasses & l'attirail de la guerre. Les Tartares ne goûtent que le repos dans leurs loisirs; ils font sédentaîres sans mollesse, & leurs camps ressemblent absolument à leurs habitations ordinaires.
Un treillage qui se plie & se developpe facilement forme un petit mur circulaire de quatre pieds & demi d'élévation; les deux extrémités de ce treillage, écartées d'environ deux pieds l'une de l'autre, déterminent l'entrée de la tente, après quoi une vingtaine de baguettes réunies par un des bouts, Se dont l'autre extrémité est garnie d'un petit anneau de cuir pour l'accrocher sur les croisées du treillage, forment la charpente du dôme & soutiennent la toiture: elle consiste en un coqueluchon de feutre dont le pourtour recouvre les murailles qui sont également garnies de la même étoffe; une sangle enveloppe ce recouvrement, & quelques pelletées de terre ou de neige rapprochées du pied des murs, empêchent l'air d'y pénétrer, & consolident parfaitement ces tentes sans mâts ni cordages. Une plus grande recherche en fait construire dont le cône tronqué par un cercle qui réunit les baguettes, sert de passage à la fumée, permet d'allumer du feu dans la tente, & la rend inaccessible aux intempéries du climat le plus rigoureux.
La tente du Kam était de ce genre, mais d'un si grand volume que plus de 60 personnes pouvaient s'y asseoir commodément autour d'un feu de bois de corde. Intérieurement décorée d'une étoffe cramoisie, elle était meublée d'un tapis circulaire & de quelques couffins. Douze petites tentes placées autour de celle du Prince, destinées à ses Officiers & à ses Pages, étaient comprises dans une enceinte de feutre de cinq pieds d'élévation.
Tout était préparé pour entrer en campagne ; les troupes de Bessarabie rassemblées à Kichela sous les ordres du Sultan Sérasker, n'attendaient que le signal du départ. Il fut fixé au 7 Janvier 1769 que Krim-Gueray partit lui-même de Kaouchan avec les troupes de sa garde, les Sultans admis à le suivre, ses Ministres, ses Grands Officiers & tous les Mirzas volontaires. Cette premiere journée ne fut cependant employée qu'à passer le Niester. On avait à cet effet préparé sur ce fleuve huit radeaux dont on s'était servi la veille pour transporter les équipages. Nous trouvâmes aussi à l'autre rive toutes les tentes dressées. Le premier soin du Kam fut de demander où les miennes étaient placées, & les trouvant trop éloignées, il ordonna qu'à l'avenir elles fussent rapprochées de son enceinte. Ce Prince avait également exigé que je ne fisse aucunes provisions, & s'était réservé le soin de me nourrir pendant la campagne. La journée du 8 ne fut employée qu'à passer les troupes de Bessarabie.
J'étais le soir dans la tente du Ram, avec quelques Sultans qui lui tenaient compagnie, lorsque son Visir vint lui annoncer l'arrivée d'un Prince Lesguis, frere du Souverain de ces Tartares Asiatiques. Il était revêtu du caractère d'Ambassadeur, afin de rendre hommage à Krim-Gueray & de lui offrir un recours de 30 mille hommes pour la présente guerre. J'eus le plaisir d'assister à sa présentation. Une courre harangue prononcée noblement expliquait l'objet de sa million, & la réponse du Kam en agréant l'hommage, sans accepter le secours, ménageait à la fois la dignité du Suzerain & l'amour-propre du Général. L'Ambassadeur sollicita alors & obtint la permission de faire la campagne. Le cérémonial terminé, Krim-Gueray voulant traiter ce Prince avec distinction, le fit manger avec lui.
Si l'on pouvait juger d'une nation par un Ambassadeur de ce rang & par les personnes qui l'accompagnaient, on devrait avoir des Lesguis l'opinion la plus avantageuse. Ceux-ci d'une grande taille, bien proportionnée, réunissaient à des figures nobles un maintien aisé, un air militaire. J'observerai que leurs armes à l'Européenne étaient parfaitement travaillées, & j'ajouterai sur, le témoignage de Krim-Gueray lui-même, que cet échantillon n'exagère point l'ensemble des troupes Lesguis. J'ai lieu de croire aussi qu'à portée de cette nation le Kam n'aurait pas refusé son offre, si le côté de la mer Caspienne que ces peuples habitent, avait pu sans danger, pour le Cabarta, être dégarni des moyens de le défendre.
Les froids qui, malgré l'abondance des neiges, n'avaient pas encore fait geler le Boristhène, devinrent bientôt assez vifs pour livrer passage sur la glace aux Tartares rassemblés à l'autre rive. Nous fûmes camper près de Tombachar, pour les y attendre. Je parlais mes soirées avec Krim-Gueray, dont les idées souvent neuves étaient toujours nobles & toujours rendues de la manière la plus piquante. Ce Prince avait essentiellement besoin de donner carrière à un esprit philosophique que ses courtisans ne pouvaient alimenter. Nos entretiens étaient aussi le seul remède capable de dissiper les affections hypocondriaques auxquelles il était sujet. Il se plaisait sur-tout dans l'examen des préjugés qui gouvernent les différentes nations, il s'égayait à remonter aux sources mêmes de ces préjugés, il leur attribuait les erreurs & même la plupart des crimes, & en plaignant l'humanité, il se faisait ainsi un amusement philosophique de la justifier. Je dois rendre témoignage aux talens & à l'esprit de ce Prince : le l'ai entendu plusieurs fois s'exprimer sur l'influence des climats, sur l'abus & les avantages de la liberté, sur les principes de l'honneur, sur les loix & sur les maximes du Gouvernement d'une manière qui aurait fait honneur à Montesquieu lui-même.
Une grande partie des troupes était déjà rassemblée, & l'effet des mesures prises pour approvisionner l'armée pendant le séjour qu'elle devait faire à Balta, détermina le Kam à s'y rendre. Cette ville située sur la lisiere de la Pologne, & dont le fauxbourg est en Tartarie, devenue célèbre par les premières hostilités, mais alors entièrement dénuée d'habitans, n'offrait plus que le tableau du plus affreux ravage. Les dix mille Sipahis, destinés par la Porte à se joindre aux Tartares, nous y avaient précédés ;ils avaient non seulement dévasté Balta, mais brûlé aussi tous les villages voisins. Krim-Gueray ne conduisait qu'à regret des troupes si mauvaises & si mal disciplinées ; il augurait mal de leur courage, & déférait seulement à la bonne opinion que le Grand-Seigneur en avait conçue. Cette cavalerie accoutumée aux douceurs & à l'inaction d'une longue paix, nullement faite à la fatigue, incapable de résister au froid, & d'ailleurs trop mal vêtue pour le pouvoir supporter, n'était effectivement d'aucune ressource. Leur bravoure n'était pas moins suspecte au Kam des Tartares que leurs principes de religion le sont en général.
On ne fait en effet auquel du Coran ou de l'Evangile les Arnaouts [[On comprend sous le nom d'Arnaouts les peuples de la Turquie Européenne qui avoisinent la Slavonie]] Timariots [[Timariots sont des possesseurs de fiefs domaniaux, à redevance militaire, & les Timars sont particulièrement affectées aux Sipahis qui composent la Cavalerie Turque.]] donnent la préférence. Vêtu à la Tartare, je revenais un soir de chez le Kam, & je traversais la place de Balta pour me rendre au logement qu'on m'y avait donné ; deux Sipahis qui gagnaient aussi leur gîte, me précédaient, causaient en Grec, maudissaient leur position, & juraient sur la sainte Croix de se révolter à la première occasion. Je cède aussi-tôt au désir de me faire expliquer cette contradiction, & doublant le pas, je les joins, en leur donnant le salut mahométan, qu'ils me rendent dévotement en Turc ; parlant Grec alors, je leur dis : Adieu, frères, nous ne sommes pas plus Turcs l'un que l'autre. Cet adieu n'était pas de nature à nous séparer sitôt. Enchantés de moi, ils étaient seulement étonnés qu'un Chrétien pût être Tartare ; mais ne voulant pas me faire connaître, je fabriquai une histoire. Ils m'avouèrent qu'ils n'étaient Mahométans que pour le Timar : c'était tout ce que je voulais savoir.
L'armée était rassemblée, & les froids devinrent si violens qu'ils donnaient aux Tartares un champ libre pour pénétrer dans la nouvelle Servie. On venait d'apprendre que l'armée du Calga s'élevait vers la Samara ; que celle du Nouradin était également en marche ; & Krim-Gueray après avoir rectifié son plan sur de nouvelles informations, partit de Balta pour aller camper près d'Olmar. Ce bourg dépendant de la Tartarie, avait été en partie brûlé par les Sipahis, qui achevèrent de le consumer sous les yeux même du Souverain. A cet excès ils joignirent l'insolence de venir en troupe lui demander de l'orge pour leurs chevaux, lorsque les siens ainsi que tous ceux de l'armée étaient réduits à brouter sous la neige. Peu s'en fallut que l'indignation du Kam ne se manifestât de la manière la plus cruelle; mais il s'en tint aux menaces, & se contenta de prévoir que ces insolens seraient bientôt réduits par le froid & la misère à la plus grande soumission.
Jusques-là j'avais été nourri par le Prince, nos provisions étaient toujours fraîches, & je n'avais pas été à portée de juger de celles qui nous étaient destinées pendant le cours de a campagne : mais la disette des vivres, au camp d'Olmar nous y prépara le premier souper vraiment militaire. Je l'attendais sans inquiétude, mais non sans appétit, lorsque les Officiers de la bouche vinrent disposer la table de campagne; elle consistait en un plateau rond de cuir de roussi, d'environ deux pieds de diamètre : deux sacs accompagnaient ce plateau; de ces sacs l'on tira d'excellent biscuit & des côtes de cheval fumées, sur le bon goût desquelles les éloges ne tarirent point. De la poutargue, du caviar [[La Poutargue & le Caviar sont des œufs de poisson salés, mais différemment préparés.]] & des raisins secs, en succédant à ce service, complétèrent le festin. Comment trouvez-vous la cuisine Tartare, me dit le Kam en riant ? Effrayante pour vos ennemis, lui dis-je. Un page auquel il venait de parler bas, me présenta un moment après, la même coupe d'or qui servait à son maître : goûtez aussi ma boisson, me dit Krim-Gueray. C'était d'excellent vin de Hongrie, dont il continua de me faire part pendant toute la campagne.
L'armée marcha les jours suivans en se rapprochant du Bog que nous traversâmes sur la glace pour établir notre premier camp dans les déserts Zaporoviens. Nonobstant le conseil qu'on m'avait donné j'avais au nombre de mes chevaux une bête Arabe, qui bientôt épuisée, cédant à la rigueur du climat, tomba mourante après le passage du fleuve. Cet animal respirait encore à peine, lorsque quelques Noguais vinrent me prier de leur en faire présent. Eh ! que ferez-vous, leur dis-je, d'un cheval mort ? Rien, me dit l'un d'eux ; mais il ne l'est pas encore, nous ferons à temps de le tuer & de nous en régaler, d'autant mieux que la chair de cheval blanc est la plus délicate. Je cédai sans difficulté à ce qui pouvait satisfaire leur appétit ; mais je ne garantirais pas qu'ils soient arrivés à temps pour satisfaire la loi Musulmane, avec le scrupule & l'exactitude requise.
Cependant le froid était devenu si violent, & les plaines que nous parcourions, précédemment brûlées, offraient si peu de pâturages, qu'après avoir traversé l'Eau-Morte [[Rivière de la nouvelle Servie.]] ; on se détermina à côtoyer cette rivière pour aller camper au milieu des roseaux qui venaient d'être découverts par nos patrouilles. Nous en avions besoin pour nous réchauffer & pour alimenter les chevaux; mais la cavalerie Turque qui s'était sans doute flattée de ne faire la guerre qu'aux villages Polonais, n'étant pourvue ni de tentes ni de vivres, éprouvait à la fois les rigueurs du froid & celles de la faim : à leur première imprudence, ils joignirent celle de s'approcher indiscretement du feu ; le plus grand nombre en fut estropié, & la pitié succéda bientôt à l'indignation que leur brigandage avait inspiré. Le Kam instruit que ces malheureux mandiaient leur subsistance à la porte de toutes les tentes, ordonna que sur chaque Mirza il se fit une perception de biscuit qu'on leur distribua.
Une petite bute que nous trouvâmes le lendemain sur notre route, pendant que l'armée développée dans la plaine marchait en bataille, inspira à Krim-Gueray le désir d'y monter pour voie toutes ses troupes d'un coup d'œil. Il ordonna de faire halte : je le suivis sur cette éminence, & la couleur sombre des vêtemens Tartares, jointe à la blancheur de la neige qui servait de fond à ce tableau, n'en laissait rien échapper. On y distinguait par les étendarts, les troupes des différentes provinces ; je remarquai que sans aucun ordre déterminé, cette armée était naturellement sur vingt files de profondeur & passablement alignée.
Chaque Sultan Sérasker avec une petite Cour formait un grouppe en avant de sa division. Le centre de la ligne occupe par le Souverain, présentait un corps avancé assez nombreux dont l'arrangement offrait un tableau également militaire & agréable. Quarante compagnies chacune de quarante cavaliers marchaient en avant sur quatre de front, en deux colonnes, & formaient une avenue bordée de chaque côté de vingt étendarts. Le Grand-Ecuyer suivi de douze chevaux de main & d'un traîneau couvert, marchait immédiatement après, & précédait le gros de cavaliers qui environnait le Kam. L'étendart du Prophète porté par un Emir, ainsi que les flammes vertes qui l'accompagnent, venaient ensuite & flottaient avec les étendarts des Inat-Cosaques, dont la troupe annexée à la Garde du Prince, fermait la marche.
Cette nation qui doit ses possessions & son nom aux circonstances qui l'ont fait émigrer de la Russie, est établie dans le Couban [Kouban, région du sud de la Russie, près de la Mer noire]. Un certain Ignace, plus jaloux sans doute de sa barbe que de sa liberté, se réfugia auprès du Kam avec une nombreuse suite pour se soustraire au rasoir de Pierre Premier. Les Tartares trouvèrent tant de rapport entre le mot d'Inat (entêté) & celui d'Ignace, que le premier leur est resté pour désigner le motif de leur émigration. Ils ne paraissent pas avoir pris le même soin de conserver la pureté du Christianisme; mais ils en ont fidèlement gardé le signe dans leurs drapeaux, & sont toujours scrupuleusement attachés au privilège de manger du pore. Chacun de nos Inats en avait un quartier en guise de porte-manteau. Les Turcs devaient trouver l'étendart du Prophète en mauvaise compagnie, & j'en ai souvent entendu plusieurs qui blâmaient entre leurs dents, comme une profanation sacrilège, ce que les Tartares avaient le bon eiprit de trouver tout simple & tout naturel.
Le reste de l'armée n'avait pas une prévoyance aussi apparente. Huit ou dix livres de farine de millet rôti, pilée & pressée dans un petit sac de cuir pendu à la selle de chaque Noguais assurait à l'armée cinquante jours de vivres. Les chevaux seuls pour leur subsistance étaient abandonnés à leur propre industrie; mais leur position différait peu de celle qui leur est habituelle. La possibilité d'en user sans assujettissement fait aussi que chaque Tartare mene avec lui deux ou trois chevaux, souvent davantage, & que notre armée en réunissait plus de 300,000.
Le Kam qui s'était plu à ce coup d'œil, demanda aux Sultans & à ses Ministres, si dans l'examen qu'ils venaient de faire, ils avaient démêlé le plus brave de l'armée. Le silence des courtisans indiquait assez leur réponse. Ce n'est ni vous ni moi, reprit Krim Gueray avec gaieté. Nous sommes tous armés, Tott est le seul qui sans armes ose venir à la guerre, il n'a pas même un couteau. Cette plaisanterie termina la revue, & l'armée reprit sa marche pour se rendre à la source de l'Eau-Morte. Nous n'y arrivâmes que très-tard, & nous y établîmes notre camp dans un espace immense bordé de roseaux.
Depuis plusieurs jours Krim-Gueray se plaignait d'une douleur au pouce : un abcès s'y était formé, il en avait la fièvre; aucun chirurgien ne nous accompagnait. J'offris mes services, & l'inspection d'un étui de lancettes que je portais sur moi pour en faire usage au besoin, détermina sa confiance. J'instrumentai aussitôt ; l'incision calma les douleurs, la fièvre disparut, & la plaie cicatrisée en peu de jours me fit grand honneur & surtout grand plaisir.
Depuis notre entrée dans les plaines Zaporoviennes, je ne quittais pas la tente du Kam, nous y causions tête à tête jusqu'à minuit. Enveloppé de sa pelisse, il s'appuyait alors sur un coussin pour réposer, & m'ordonnait d'en faire autant, tandis que deux pages entretenaient le feu dont nous avions grand besoin ; mais s'il s'occupait de mon repos, il n'était pas d'humeur à m'en laisser jouir longtemps. Ce Prince était accoutumé à ne dormir que trois heures, & j'en obtenais à peine cinq minutes de grace, pendant lesquelles le café se préparait. Réveillé alors, sans changer de place, je reprenais l'attitude de la veille.
On s'était bien apperçu que la tente du Kam était assise sur la glace, mais on ne découvrit qu'à la pointe du jour & au moment du départ que toute l'armée avait campé sur un lac, dont la surface, crible par une infinité de trous faits pour se procurer de l'eau, menaçait de tout engloutir. Il ne restait plus sur pied que que la tente du Kam, j'étais seul avec lui, lorsqu'un soldat Polonais attaché à ma suite entrant comme un furieux, se précipite auprès du feu, se déshabille : je cours à cet homme, je le crois ivre ou fou ; pour le faire sortir, je le menace de là. Colère du Kam ; rien ne l'émeut, & je n'obtiens qu'un signe de le laisser tranquille. Déja ses bottes sont ôtées, quand Krim-Gueray apperçoit au craquement de ses habits qu'il était tombé dans l'eau. Qu'exigez-vous de ce malheureux, me dit-il avec bonté ? L'homme qui se meurt n'est-il pas indépendant ? Il ne connaît que celui qui peut le secourir ; les Rois ne sont plus rien pour lui ; laissons lui le champ libre. Nous sortimes, & j'ordonnai à mes gens de pourvoir à ses besoins.
L'armée dirigeant toujours sa marche vers le nord, cherchait à se rapprocher du grand Ingul sur la position duquel on n'avait que des notions assez vagues. Ce fut aussi par une marche forcée de douze lieues que nous parvînmes à asseoir notre camp sur la rive de ce fleuve: quelques habitations abandonnées & des meules de foin qui les environnaient nous furent d'un grand secours.
Nous touchions à la nouvelle Servie, nous étions arrivés au point d'où l'incursion devait frapper sur ses malheureux habitans, & le conseil de guerre fut convoqué pour régler la quantité de troupes nécessaires à cette expédition.
Tandis qu'il se rassemblait un courier & quelques prisonniers faits par les patrouilles, déposèrent que fut notre droite les Cosaques Zaporoviens contenus par le Calga Sultan, ayant demandé & obtenu de ce Prince la neutralité, venaient de refuser tout secours au Gouverneur général de Sainte-Elisabeth. Les prisonniers ajoutaient que ce fort situé sur notre gauche contenait une forte garnison. Ces détails éclairèrent le Kam & les Généraux sur leur véritable position.


 

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Il fut décidé que le tiers de l'armée composé de volontaires rassemblés sous les ordres d'un Sultan & de plusieurs Mirzas, passerait le fleuve à minuit, se diviserait en plusieurs colonnes, se subdiviserait successivement, & couvrirait ainsi la surface de la nouvelle Servie, pour y brûler tous les villages, toutes les récoltes amoncelées, enlever tous les habitans & emmener tous les troupeaux. On décida encore que chaque soldat employe pour l'incursion aurait deux associés dans le reste de l'armée. - Par cet arrangement, tout le monde devait avoir part au butin, sans discussion sur les partages, & l'intérêt général concourait avec l'intérêt particulier pour bien choisir les soldats destinés à faire cette expédition. Le détachement fut egalement prévenu que le reste de l'armée, après avoir passé l'Ingul le lendemain, dirigerait sa marche à petites journées vers la frontière de Pologne, en serrant Sainte-Elisabeth, pour protéger les fourageurs & attendre leur retour. Les talens destructifs dont les Sipahis avaient fait preuve semblaient annoncer tant de zèle pour la dévastation, qu'on leur proposa d'y avoir part, mais le froid les avait si fort abbattus, qu'aucun d'eux ne voulut marcher. Il n'y eut que les Serdenguetchety [[Espèce de troupes Turques dont le nom désigne des enfants perdus, des volontaires déterminés à vaincre ou mourir ; mais il ne leur arrive jamais ni l'un ni l'autre.]], & quelques autres Turcs qui suivirent le Sulant. Le détachement sous ses ordres était parti, & le froid déja moins rigoureux que la veille, s'était tellement adouci pendant la nuit qu'on devait craindre le dégel. L'eau commentait même à recouvrir la glace du fleuve & ne laissait d'espoir pour le traverser. qu'en précipitant notre départ. L'armée fut bientôt prête. On la développa le long de l'Ingul; elle s'ébranle en même temps, & les Tartares accoutumés à de semblables expéditions en s'éloignant à une certaine distance les uns des autres traversent légèrement au petit trot; mais nombre de Sipahis que la crainte faisait marcher pesamment & que le fracas des glaces rompues intimidait au point de les faire arrêter, disparurent & furent engloutis à nos yeux. Nous avions fait alte de l'autre côté du fleuve pour donner aux troupes le temps de se reformer. Quelques Sipahis échappés au danger, de leur pusillanimité, vinrent déplorer le sort de leurs camarades, ils plaignent surtout un de ces malheureux qui vient d'être abîmé dans le fleuve, avec une somme assez considérable pour faire la fortune d'un fils qu'il laisse. Un des Inats-Cosaques propose aussitôt d'aller pour deux séquins repêcher la bourse. On accepte son offre, il se deshabille pendant qu'on lui indique le trou parmi les glaces, il y plonge aussitôt & reste assez longtemps sous l'eau pour inquiéter les spectateurs; mais au bout de quelques minutes, il reparait avec le trésor en main. Ce succès encourage les camarades du mort, ils regrettent encore des pistolets garnis en argent ; l'intrépide Cosaque entreprend un second voyage, les satisfait sans disputer sur une augmentation de salaire, reçoit les deux séquins reprend ses vétemens & court rejoindre ses drapeaux.
Pour suivre le plan arrêté, l'armée remonta jusqu'à ce qu'elle eut joint le chemin frayé dans la neige par les troupes de l'incursion. Nous traversâmes ce chemin près de l'endroit où se divisant en sept branches, il formait une patte d'oye, dont nous tînmes constamment la gauche, observant de ne jamais entamer aucune des subdivisions que nous rencontrâmes successivement, & dont les dernières n'étaient plus que des sentiers tracés par un ou deux cavaliers. Le temps devenu pluvieux força l'armée de s'arrêter sur le bord de l'Adjemka où elle passa la nuit. Mais au dégel qui nous avait d'abord inquiété, succéda rapidement un froid vif, qu'on eut peine à plier les tentes. Une petite grêle violemment poussée coupait le visage, faisait sortir le sang par les pores du nez, & la respiration se gelant aux moustaches, y formait des glaçons dont le poids était très-douloureux. Une grande partie des Sipahis estropiés des marches précédentes périt dans cette journée : les Tartares même en furent maltraités, mais personne n'osait s'en plaindre. Krim-Gueray qui depuis son incommodité faisait une partie de la route dans un traîneau couvert, s'égayait pendant ce temps à me faire des questions sur le Pape, comparait sa position à celle du Saint Pere, & regrettait de n'être pas à sa place. Je saisis ce moment pour lui représenter la désolation que le froid occasionnait dans son armée, & le danger d'une trop longue marche. Je ne puis adoucir le temps, me dit-il; mais je puis leur inspirer le courage d'en supporter la rigueur; aussitôt il demande un cheval, & se conformant à l'usage qui interdit aux Souverains Orientaux les Chales [[Les Chales sont une étoffe de laine fabriquée aux Indes, & de la plus grande finesse]] dont les particuliers s'enveloppent la tête & il brave les frimats, & force par son exemple, les Sultans, ses Ministres, & tout ce qui l'environne, à se découvrir. Cet acte de vigueur, en arrêtant les murmures, plaçait sous les yeux du prince le tableau des désastres qui les occasionnaient.
En effet chaque instant nous enlevait des hommes & des chevaux. Nous ne rencontrions que des troupeaux gelés dans la plaine, & vingt colonnes de fumée qui s'élevaient deja dans l'horison, complétaient l'horreur du tableau, en nous annonçant les feux qui dévaluaient la nouvelle Servie.
La rencontre de quelques broussailles & d'un peu de fourrage détermina enfin le Kam à s'arrêter. On établit sa tente près d'une meule de foin qu'il fit distribuer, & qui malgré son énormité disparut en un instant. Nous nous amusâmes de ce coup-d'œil, il présentait à la fois l'avidité du pillage & la sévérité du bon ordre; un courier du Sultan qui commandait, l'incursion, nous apporta le soir des nouvelles de ce Prince. Il mandait, que les habitans d'un gros village s'étant retirés au nombre de douze cents dans un monastère, l'avaient contraint par leur résistance, de faire attacher des mèches souffrées à quelques flèches, dans l'espérance de voir céder leur opiniâtreté à la crainte du feu; mais que l'incendie en enveloppant trop rapidemment ces malheureux les avait tous consumés. Le Sultan ajoutait au regret qu'il témoignait de cet événement quelques plaintes sur la cruauté des Turcs qui l'avaient accompagné; dont le seul courage, disait-il, était de se baigner dans le sang de leurs prisonniers.
[[Cette journée coûta à l'armée plus de 3000 hommes & 50000 chevaux qui périrent de froid.]]
Krim-Gueray ne fut pas moins sensible que le Sultan au triste effet de l'incendie ; la cruauté des Turcs l'indigna : l'aspect des têtes coupées le révoltait d'avance [[Les Turcs font dans l'usage d'apporter les têtes des ennemis tués au Général qui les commandent, les Tartares au contraire répugnent à cet usage.]]. Je ferais pendre, ajouta-t-il, un Tartare qui oserait se présenter devant moi, dans l'attitude d'un bourreau. Comment peut-il exister une nation assez féroce pour entretenir la barbarie en la payant, & pour se plaire à des objets aussi dégoûtans ?
L'arrivée successive des Tartares qui revenaient déja chargés de butin en apportant de nouveaux détails, nous avait fait veiller jusqu'à trois heures du matin. L'entrée de la tente du Kam ne pouvait être interdite dans cette circonstance, & j'obtins la liberté d'aller prendre quelques heures de repos dans la mienne. MM. Ruffin & Coustillier l'occupaient, étaient gelés, dormaient peu, mouraient de faim. Une neige ferme formait le lit que je venais partager avec eux & sur lequel enveloppé de ma pelisse, je pris place & m'endormis ; bientôt après un page du Kam entr'ouvre la porte, annonce Un présent que son Maître envoie, le place aux pieds de M. Ruffin, & se retire. M, Coustillier que la faim tenait plus éveillé, lie doute pas un moment que le présent ne foit mangeable; il fait aussi que je n'ai rien de caché pour son appétit: mais trop éloigné pour faire l'examen du paquet, il prie son camarade de le visiter : celui-ci que le grand froid retient, se défend long-temps, & forcé de céder 3 il avance son bras sans sortir sa tête de sa pelisse, saisit quelque chose de velu, le souleve à la lueur d'une lanterne suspendue au dôme de la tente, & se présente à l'œil avide de M. Coustillier qu'une figure humaine. Frappé de cet objet horrible, il s'écrie, mon ami, c'est une tête & l'éclair n'est pas plus prompt que M. Ruffin ne le fut à la jetter hors de la tente, en maudissant tous deux le froid, la faim, et les plaisanteries Tartares.
Le froid augmenta si fort le lendemain, qu'au moment du départ nonobstant des gants doublés de peau de lievre, mes mains en furent saisies dans le seul instant de me mettre en selle, & j'eus beaucoup de peine à y retablir la circulation. Les colonnes de fumée qui bordaient l'horison à droite, & le Fort Sainte-Elizabeth que nous appercevions à gauche ne biffaient plus d incertitude sur la route que nous devions tenir. Nous la dirigeâmes vers des espèces de jalons placés devant nous & que nous reconnûmes bientôt pour une préparation de feux de signaux. Des charpentes triangulaires à huit étages, remplies de paille & de fagots, n'étaient sans doute destinées qu'à répandre l'alarme à la première apparition des Tartares, elles ne servirent cependant que de guides à leur armée jusqu'à Adjemka ; ce bourg préservé des ravages de l'incursion par sa position dans le voisinage de Sainte-Elizabeth, ne nous présenta qu'un petit nombre d'habitans, & l'on soupçonna que la plus grande partie s'était réfugiée sous le canon de cette forteresse.
L'armée était en si mauvais état, qu'elle avait tout à craindre elle-même d'une sortie: en effet deux ou trois mille hommes, en l'attaquant dans la nuit n'auraient eu que la peine de nous tailler en pieces. Ce danger n'était pas moins prouvé que l'impossibilité de s'y soustraire en continuant une marche dont les troupes ne pouvaient plus supporter la fatigue. Dans cette extrémité Krim-Gueray ordonna aux Sultans & aux Mirzas de former un détachement de 300 cavaliers pour aller au coucher du soleil, insulter Sainte-Elizabeth, afin d'en tenir la garnison sur la défensive. Cette troupe d'élite, la seule dont le renfort moral pût encore surmonter l'abattement physique, en allant faire des prisonniers jusques dans le fauxbourg, assura tellement le succès de cette ruse militaire, que l'armée put séjourner & réparer ses fatigues au milieu de la plus grande abondance. Le bourg d'Adjemka, de huit à neuf cent feux, situé sur une petite rivière du même nom, annonçait par l'abondance des récoltes en tout genre, la fertilité du sol. On défendit cependant aux troupes d'occuper les maisons dans la crainte d'une incendie prématurée. Il fut seulement permis d'enlever le bois & les vivres qu'on pourrait consommer. Le Kam lui-même donna l'exemple en logeant sous la tente.
Le repos du lendemain, en réparant les forces & en donnant à une partie des troupes de l'incursion le temps de rejoindre avec une infinité d'esclaves & de troupeaux, acheva de répandre la gaieté dans l'armée.
J'observai que les Tartares de chaque horde & de chaque troupe avaient un mot de ralliement auquel leurs camarades répondaient pour les diriger. Celui d'Aksèrai (le Palais blanc) était affecté à la maison du Kam ; mais s'il est aisé de concevoir l'utilité de cet expédient, ce que l'on comprendrait à peine en le voyant, ce sont les soins, la patience & l'extrême agilité que les Tartares mettent à conserver ce qu'ils ont pris. Cinq ou six esclaves de tout âge, soixante moutons & vingt bœufs, la capture d'un seul homme ne l'embarrassent pas. Les enfans la tête hors d'un sac suspendu au pommeau de la selle, une jeune fille assise sur le devant soutenue par le bras gauche, la mere en croupe, le pere sur un des chevaux de main, le fils sur un autre, moutons & bœufs en avant, tout marche & rien ne s'égare sous l'œil vigilant du berger de ce troupeau. Le rassembler, le conduire, pourvoir à sa subsistance, aller à pied lui-même pour soulager ses esclaves, rien ne lui coûte; & ce tableau serait vraiment intéressant si l'avarice & l'injustice la plus cruelle n'en était pas le sujet. J'étais sorti avec le Kara pour jouir de ce spectacle ; un Officier de la garde qui formait autour de sa tente une ligne de circonvallation, vint l'avertir qu'un Noguais demandait à lui porter plainte. Krim Gueray y consentit, & suivi, du même Officier, le Noguais s'avance vers nous ; mais incertain par la conformité de nos pelisses, ne sachant auquel des deux s'adresser, il semble me destiner la préférence. Cependant j'allais me reculer pour terminer son embarras, lorsque le Kam qui s'en était apperçu faisant signe à l'Officier de le biffer dans l'erreur se recula lui-même & m'ordonna d'écouter. Il s'agissait d'un cheval perdu & d'un autre qu'il avait volé en échange, sans pouvoir justifier le droit de représailles qu'il s'était attribué. Que dois-je répondre, dis-je au Kam ? Jugez comme vous pourrez, me répondit-il en riant. Je prononçai alors la restitution du vol, & j'allais mettre les parties hors de Cour, lorsque Krim-Gueray qui s'amusait de cette plaisanterie me dit à l'oreille de ne pas oublier la bastonade. J'ajoutai aussitôt : je te fais grace des coups de bâton que tu as mérité. Un signe à l'Officier d'exécuter ma sentence me prouva que le Kam ne me savait pas mauvais gré d'avoir adouci la sienne.
Quelque soin qu'on eut mis en arrivant à la recherche des habitans d'Adjemka, ce ne fut que le sur-lendemain, au moment du départ, lorsqu'on mit le feu à toutes les meules de bled & de fourrage qui récelaient ces malheureux, qu'ils vinrent se jetter dans les bras de leurs ennemis pour échapper aux flammes qui dévoraient leurs récoltes & leurs foyers. L'ordre de brûler Adjemka fut exécuté si précipitamment, & le feu prit à toutes ces maisons couvertes de chaume avec une telle violence & une telle rapidité, que nous ne pûmes en sortir nous-mêmes qu'à travers les flammes. L'atmosphère chargé de cendres & de la vapeur des neiges fondues, après avoir obscurci le soleil pendant quelque temps, forma de la réunion de ces matières une neige grisâtre qui craquait sous la dent. Cent cinquante villages également incendiés en produisant le même effet, étendirent ce nuage cendré jusqu'à vingt lieues en Pologne, où notre arrivée put seule donner l'explication de ce phénomène. L'armée marcha long-temps dans cette obscurité, & ce ne fut qu'au bout de quelques heures qu'on découvrit la désertion d'un grande partie des Noguais du Yédesan, dont les fourrageurs nous avaient déja rejoint, & qui dans l'espérance de soustraire leurs prises au droit de dix pour cent dû au Souverain s'en retournaient à tout risque par le désert.
La route dirigée vers la frontière de l'Ukraine Polonaise conduisit l'armée à Crasnikow. Ce village situé derrière un ravin marécageux contenait une espèce de redoute dans laquelle les habitans réunis â une centaine de Soldats opposèrent d'abord quelque résistance; mais la crainte des flammes les força bientôt de fuir dans un bois voisin d'où ils pouvaient fusiller jusques dans le village. Pour les en déloger Krim-Gueray qui s'était porté à la tête du bois, ordonna de rassembler le reste des Sipahis qu'il voulait faire attaquer. Mais ces braves que le séjour d'Adjemka & la cessation du grand froid rendait déja insolens, s'étaient dissipés au premier coup de fusil. Les Ignats-Cosaques rangés derrière nous, animés par la présence du Souverain, demandèrent & obtinrent la permission d'attaquer. Pied à terre aussitôt, ils pénètrent dans les bois, enveloppent le grouppe qui s'y défend, en tuent une quarantaine & ramènent prisonniers ceux qui n'ont pu échapper par la fuite. Pendant cette expédition qui ne coûta aux Cosaques que huit ou dix des leurs & quelques légères blessures aux Tartares qui environnaient le Kam : ce Prince indigné de la lâcheté des Turcs m'en entretenait & présageait l'humiliation qu'elle préparait à l'Empire Ottoman. Occupé de cette idée, il était encore à cheval à l'entrée du village, lorsqu'il apperçut un Turc de la race des Emirs, qui venait à pied, du bois, en tenant une tête à la main. Voyez-vous, me dit-il, ce coquin ? il vient m'empêcher de souper: mais remarquez-le bien, à peine ose-t-il toucher la tête qu'il a coupée. L'Emir arrive, jette son trophée aux pieds du cheval du Prince & prononce avec emphase les vœux qu'il fait pour que tous les ennemis de l'Empereur des Tartares éprouvent le même fort que celui qu'il vient d'exterminer. Cependant Krim-Gueray avait déja reconnu dans cette tête coupée la figure d'un de ses propres Cosaques. Malheureux, dit-il à l'Emir, comment l'aurais-tu tué ? mort, il te fait peur ; vivant, il t'aurait mangé; c'est un de mes Inats tué à l'attaque du bois : quelqu'autre pour t'aider à me tromper, aura séparé sa tête, tu n'aurais pas même eu ce courage.
Le Turc déconcerté cherche à se défendre, il insiste, il ose assurer qu'il a tué cet homme lui-même, & que c'était un ennemi. Visitez ses armes, dit alors le Prince: couteau, sabres, pistolets, tout fut visité sur le champ, & rien n'annonçait le meurtre. Assommez ce faux brave, s'écria Krim-Gueray. aussitôt un Officier de sa garde le frappant légèrement avec son fouet, veut, en satisfaisant la colère de son maître, préserver ce malheureux ; mais celui-ci, fier de sa qualité d'Emir, dont le seul privilège en Turquie n'est toutefois que d'ôter respectueusement la coëffure de celui qu'on veut rosser, reclame insolemment contre l'attentat commis en sa personne. La fureur du Kam éclate alors : coupez le turban verd à coups de fouet fut la tête de ce coquin. Cet ordre prononcé d'un ton ferme qui n'admettait plus de ménagement fut exécuté avec une rigueur plus cruelle que la mort. Cette exécution en imposa aussi aux Sipahis, qui après avoir refusé de partager avec les Tartares la fatigue de l'incursion, guettaient leur retour, leur enlevaient, le pistolet sur la gorge, les esclaves qu'ils amenaient, traînaient ces malheureux pendant quelque temps, & fatigués de ce foin, les coupaient en pièces pour s'en débarrasser.
Le Kam s'était proposé de faire attaquer le lendemain matin la petite ville de Sibiloff, située derriere le bois, à une lieue & demie de nous ; mais sur le rapport des prisonniers, la garnison lui paraissant trop forte, pour esperer de l'enlever sans artillerie, il permit seulement à quelques volontaires d'y aller, tandis qu'à la tête de son armée il se porta sur Bourky en Pologne. Le canon de Sibiloff dont nous entendîmes le bruit pendant notre route, ne put empêcher le détachement Tartare qui s'y était porté de brûler les fauxbourgs & d'y faire un grand nombre d'esclaves. Tous les villages qui étaient sur notre direction éprouvèrent le même fort; & les Tartares plus disposés à s'approprier la personne des habitans, qu'à s'étudier à distinguer les limites de la Pologne, continuèrent leurs brigandages bien au-delà des bornes qui leur étaient prescrites : mais si la sévérité des ordres du Kam ne put d'abord empêcher les ruses de l'avidité Tartare qui ne s'occupait qu'à confondre les habitans de la nouvelle Servie avec ceux de l'Ukraine Polonaise, les mesures que ce Prince avait prises, eurent à la fin le succès qu'il désirait, & d'ailleurs la punition suivit toujours le délit de très-près.
Pour garder plus sûrement les ménagemens dûs à la République de Pologne, le gros de l'armée campait toujours dans les environs des villages, se nourrissant de ses propres vivres, & les Turcs qu'on ne pouvait se dispenser de loger, ayant osé mettre le feu â quelques maisons, furent rigoureusement punis. Un premier apperçu portait à vingt mille le nombre des esclaves que l'armée conduisait ; les troupeaux étaient innombrables. Nous ne pouvions plus aller qu'à petites journées, & la nécessité de surveiller la conduite des Tartares détermina Krim-Gueray à marcher sur sept colonnes. Dans chaque village où nous nous arrêtions, nos logemens marqués â la craie, laissaient aux Sipahis la jouissance des maisons que la suite du Kam n'occupait pas. Ce Prince avait ordonné que la mienne fût toujours à portée de lui. Je jouissais tranquilement de cet avantage depuis plusieurs jours, lorsqu'un Alay-Bey [[Colonel des Arnaouts Sipahis.]] qui n'avait pas trouvé sans doute dans le village une habitation digne de lui, entre gravement chez moi, suivi de deux Sipahis qui portaient son équipage. Je lui demande ce qu'il veut : ne vous dérangez pas, me dit-il froidement. En même-temps il s'établit sur une espèce d'estrade entre deux coussins qui ne le quittaient pas, & demande sa pipe. En vain lui fais-je observer que ce logement m'est destiné, que nous ne pouvions l'occuper ensemble, que je ne puis m'éloigner du Souverain, ni lui de sa troupe. Aucun argument ne le persuade ; son établissement est fait, il est inébranlable. Je prends alors le parti de faire prier le Sélictar de me débarrasser de cet hôte incommode. Le Sélictar vient aussitôt sous le prétexte de me visiter, & demande en entrant au Colonel, depuis quand il me connaît ? Celui-ci, sans se déconcerter, repond qu'il est venu pour faire connaissance en logeant avec moi. C'est à l'attaque du bois, lui répond avec ironie le Capitaine des gardes, qu'il fallait chercher à nous connaître, nous vous aurions tous bien reçus alors ; mais il faut aujourd'hui vous retirer & ne pas attendre sur-tout que le Kam informé de votre démarche ne saisisse ce prétexte pour faire éclater son mécontentement. Je connais, répond l'officier, tout son pouvoir ; pour disposer de ma tête, un mot lui suffit ; il peut le prononcer; mais vivant, je ne sortirai d'ici que lorsque l'armée partira. C'était son dernier mot ; rien ne put l'émouvoir. Furieux contre ce fou, le Sélictar me quitta pour aller informer Krim-Gueray de ce qui se passait. Je reçus bientôt l'invitation de me rendre chez lui. Ce Prince était occupé à donner des ordres dont la sévérité me fit trembler. Animé depuis long-temps contre l'indiscipline & la lâcheté des Turcs, l'insolence de mon Alay-Bey venait de le pousser à bout. On ne m'appellait en effet que pour laisser le champ libre au coup qu'on allait lui porter. Le Kam voulait étendre sa rigueur sur tous les Sipahis, & ne pouvait être retenu que par la crainte du soupçon de partialité. S'il hésitait à cet égard, j'étais bien décidé à mettre tout en usage pour laisser en paix le Colonel, dont la devise n'était pas vaincre ou mourir, mais dormir ou mourir.
Je prétendis que ma plainte pouvait avoir été mal rendue, que c'était moi qu'il fallait entendre ; & parvenu à égayer le Kam sur le ridicule entêtement des Arnaoutes, je fis disparaître le mien dans la foule. L'ordre fut révoqué sous la clause obligeante que je ne quitterais plus sa tente.
L'armée chargée des dépouilles de la nouvelle Servie, réglant sa marche sur celle des troupeaux, s'approchait lentement de la frontière, & les Tartares toujours insatiables n'étaient occupés qu'à tromper la surveillance du Kam, pour ajouter à leur butin, par une maraude prohibée sous les peines les plus sévères ; mais la couleur brune des vêtemens Tartares s'apperçevait de trop loin sur la neige pour favoriser les ruses des pillards. Quelques Noguais s'étaient cependant détachés pour tourner un village Polonais derrière lequel ils étaient prêts à se cacher, lorsque le Kam qui prolongeait la lisière d'un bois sur un plateau d'où l'on dominait la plaine, apperçut ces maraudeurs : il ordonna aussitôt de faire halte, & chargea son Sélictar d'aller en personne avec quatre Seimens nettoyer le village, & lui amener celui des Noguais, qu'il trouverait en flagrant délit. L'air sombre dont Krim-Gueray donna cet ordre, annonçait un exemple. Déja le Sélictar qui s'était transporté à toutes jambes pour l'exécuter, reparait & ramene un Noguais avec une pièce de toile & deux pelotons de laine qu'il avait pris. Interrogé par son Souverain, ce maraudeur avoue sa faute, convient qu'il est instruit de la rigueur des défenses, n'objecte rien en sa faveur, ne sollicite aucune grace, ne cherche à intéresser personne, & attend froidement son arrêt, sans montrer ni orgueil ni faiblesse. Qu'il mette pied à terre, qu'on l'attache à la queue d'un cheval, qu'on le traîne jusqu'à ce qu'il expire, & qu'un crieur, en l'accompagnant, instruise l'armée du motif de la punition. A cette sentence prononcée par le Kam, le Noguais ne répond qu'en descendant de cheval, & en s'approchant des Seimiens qui doivent le lier; mais on ne trouve ni corde ni courroie. Tandis qu'on se dispose à en chercher, j'essaie un mot en sa faveur ; & pour toute réponse, l'impatience de Krim-Gueray prescrit d'en finir, en se servant de la corde d'un arc : on objecte qu'elle est trop courte.



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Eh bien, dit-il, qu'il passe sa tête dans l'arc tendu: le Noguais obéit, suit le cavalier qui Périr çraîne; mais ne pouvant suffire au trot du cheval, il tombe & échappe ainsi au joug qui le retenait. Cependant un nouvel ordre du Prince remédie encore à cet incident. Qu'il tienne l'arc avec ses mains, ajouta-t-il. Le coupable parle aussitôt ses bras en croix, & l'exécution de cet arrêt qui condamnait le coupable à être son propre bourreau est sans doute l'exemple de la soumission la plus extraordinaire, elle surpasse ce qu'on a raconté de plus étrange sur l'aveugle dévouement aux ordres du vieux de la Montagne [[M. Ruffin qui m'accompagnait, & qui est aujourd'hui Professeur au Collège Royal, a été ainsi que moi témoin d'un fait aussi incroyable.]]
Les soins de Krim-Gueray pour le maintien du bon ordre en Pologne s'étendirent jusqu'au culte religieux des habitans, & quelques Noguais convaincus d'avoir mutilé un tableau représentant le Christ, reçurent cent coups de bâton à la porte de l'église : il faut, disait-il, apprendre aux Tartares à respecter les beaux arts & les prophètes.
Savran [[Ville de Pologne dans le Palatinat de Bruklaw.]] était le point désiré, celui où l'on devait faire les partages, congédier les différentes hordes, ne réserver que les troupes de Bessarabie & nous débarrasser de la cohue qui nous environnait. Il fut décidé qu'on y séjournerait, & l'on procéda le lendemain de notre arrivée aux partages ; mais l'exactitude des enquêtes n'empêcha pas quelques fripons de soustraire une partie de leur butin au droit de 10 pour ° qui se prélevait pour le Souverain. Cependant, malgré la fraude, ce Prince eut encore pour sa part près de deux mille esclaves qu'il distribuait à tous venans. J'assistais nécessairement à ces détails ; & témoin des libéralités du Kam, dans ce genre, je lui représentai que s'il continuait i! en tarirait bientôt la source.
KRIM-GUERAY.
Il m'en restera toujours assez, mon ami, l'âge de la soif est passe; mais je ne vous ai pas oublié : éloigné de votre Harem, courant les déserts, bravant les frimats avec nous, il est juste que vous ayiez votre part ; je vous destine six jeunes garçons d'une jolis, figure, & tels enfin que je les choisirais pour moi.
LE BARON.
Je suis comblé de vos bontés ; mais est-on digne d'une faveur, si l'on n'en sent pas tout le prix; je craindrais, Seigneur, de ne pas attacher à ce présent celui que vous paraissez y mettre.
KRIM-GUERAY.
Je ne prétends pas non plus marchander votre reconnaissance. Je vous donne des esclaves ; ils vous plairont: c'est tout ce qu'il me faut.
LE BARON.
Mais votre Sérénité n'observe donc pas que ma position est un obstacle invincible. Vos esclaves font tous Russes : comment pourrais-je accepter à ce titre les sujets d'une Puissance amie de l'Empereur mon maître ?
KRIM-GUERAY.
Cette raison ne pouvait manquer de m'échapper, je n'en conçois pas même encore le principe, L'hostilité fait les esclaves, l'amitié les donne & les reçoit ; voilà ce qui vous concerne : au reste, je ne veux pas discuter vos devoirs, c'est à vous de les remplir; & pour nous accorder, je substituerai six jeunes Géorgiens aux six Russes : tout s'arrange.
LE BARON.
Pas aussi aisément que vous le croyez, Seigneur; j'ai encore un retranchement difficile à attaquer.
KRIM-GUERAY.
Lequel ?
LE BARON.
Ma religion.
KRIM-GUERAY.
Pour celui-ci je me garderai bien d'y toucher : c'est sans doute bien fait de s'y conformer; mais convenez au moins que cela est pénible.
LE BARON.
Je ferai plus, j'avouerai que la faiblesse humaine s'en écarte assez souvent; par exemple, il est possible aujourd'hui que je ne me montre si scrupuleux & si attaché à mes devoirs, que parce que votre offre ne me tente nullement d'y manquer, peut-être que six jolies filles m'auraient fait oublier tous mes principes, & si l'on recherchait bien, on verrait souvent que les plus sublimes efforts de vertu ne tiennent guères qu'au genre de la tentation.
KRIM-GUERAY.
J'entends cela parfaitement, & ce moyen de séduction ne m'aurait pas échappé si j'avais pu l'employer : mais mon ami, j'ai ma religion aussi, elle me permet de donner aux Chrétiens des esclaves mâles, & me prescrit de garder les femelles, afin d'en faire des prosélites.
LE BARON.
Les hommes vous paraissent-ils donc moins précieux à convertir que les femmes?
KRIM-GUERAY.
Non sans doute, la sagesse de notre grand Prophète a tout prévu. Cette distinction en est la preuve.
LE BARON.
J'avoue, Seigneur, que je n'en pénètre pas le motif, & vous me permettrez de croire simplement que les jolies filles vous plaisent davantage.
KRIM-GUERAY.
Point du tout, je vous jure, mais j'obéis à la loi la plus raisonnable. En effet, l'homme étant par sa nature indépendant, dans l'esclavage même, il conserve un ressort que la crainte contient à peine. Il a le sentiment de ses forces, le moral le domine, Dieu seul peut agir sur ce moral. Chez vous, chez moi il peut être également éclairé: la conversion d'un homme est toujours un miracle; celle des femmes au contraire est la chose du monde la plus naturelle & la plus simple : elles sont toujours de la religion de leurs amants : oui, mon ami, l'amour est le grand missionnaire, lorsqu il parait, jamais elles ne disputent.
Je ne disputai pas non plus sur cette étrange assertion qui, sans doute, n'est applicable qu'aux femmes dans l'esclavage.
Après avoir distribué la plus grande partie des esclaves qui lui étaient échus en partage, & congédié les Noguais, le Kam dirigea sa marche sur Bender ; mais si la diminution de l'armée lui promettait plus de légèreté dans sa marche, la générosité du Prince venait de mettre un nouvel obstacle au désir qu'il avait de presser son retour. En effet, les Sultans & les Ministres réduits jusques-là au seul équipage de campagne, tenaient de leur Maître un superflu qui ne leur permettait plus de marcher avec autant de célerité. Le Cadi-Lesker le plus insatiable comme le plus habile à succéder était aussi le mieux partagé. Curieux de l'examiner au milieu de son abondance, je fus le voir un soir.
Ce grand Juge, vénérable par son âge & sa barbe blanche, nonchalamment couché sur le tapis destiné aux cinq prières, l'œil avide & avec un sourire malin, n'y contemplait alors qu'une quarantaine d'esclaves de tout âge, qui rassemblés auprès d'un poêle formaient un grouppe de figures des deux sexes dont tous les regards étaient également fixés sur lui. Je vous fais mon compliment, lui dis-je, en entrant, sur le succès d'une guerre dont il me paraît que vous avez tiré bon parti.
LE CADI-LESKER.
Vous voyez en effet que le Kam m'a très-bien traité ; mais vous savez aussi qu'il faut employer ses richesses pour en jouir, & cela m'est difficile.
LE BARON.
Si j'en crois cependant les principes du Kam sur la conversion des femmes, il a compté sur vous, pour des prosélites.
LE CADl-LESKER.
Je cherchais quand vous êtes venu, laquelle de ces figures est la plus agréable. Examinez de votre côté, & voyons si nous ferons le même choix.
LE BARON.
Je suis déja décidé: cette jolie fille élevée sur ce banc, dont la taille est swelte, je maintient modeste, le regard doux, emporte mon suffrage.
LE CADl-LESKER.
Moi je donne le mien à ce visage rond & bien coloré, & je réponds que ce petit drôle vêtu en page sera charmant. Je vous avouerai même que cette taille swelte qui vous a séduit ne me paraît à moi qu'un défaut d'embonpoint.
LE BARON.
En ce cas je cesse de vous plaindre, car elle est la seule à qui l'on puisse reprocher ce défaut; mais j'en vois-là de bien jeunes : pourriez-vous me dire à quel âge on s'occupe de leur conversion, & si les Noguais, dont je connais la diligence à enlever les filles, n'ont pas trop de promptitude à les épouser.
LE CADI-LESKER.
Non, les Tartares sont au contraire très scrupuleux à cet égard.
LE BARON.
Mais, Monsieur, scrupuleux tant que vous voudrez, ils ne peuvent interroger leurs esclaves sur leur âge, & cette connaissance même ne suffirait pas.
LE CADI-LESKER.
Ils ont aussi un meilleur moyen pour tranquilliser leur conscience. Le voici, la force d'une jolie fille leur paraît-elle douteuse, ils ont l'air de se ficher, l'effraient, l'obligent à se sauver & c'est lorsqu'elle se met en course, qu'ils lui lancent un de leurs bonnets, dont le choc, sans être dangereux, suffit cependant pour la faire tomber, si elle est faible. Dans ce cas ils respectent sa grande jeunesse, la consolent de sa chute, & attendent patiemment qu'elle soit assez forte pour résister à cette épreuve.
LE BARON.
Je ne sais si elle suffit, mais dans ce cas même, répondriez-vous de la bonne foi de ceux qui l'emploient. On peut toujours garantir, me répondit le Cadi-lesker & que les usages sont plus fidèlement observés chez une nation simple que les loix les plus séveres ne le sont parmi les nations policées.
Une sorte de mal-être que éprouvais dans ce moment, & que j'attribuai à la chaleur étouffante de la chambre au Cadi-Lesker me détermina à le quitter pour me rendre chez moi; mais le passage subit d'une pareille atmosphère au froid le plus vif me fit une telle révolution, que je tombai sans connaissance sur la neige. J'y étais depuis quelque temps, lorsqu'un des gens du Juge s'en apperçut & en avertit son maître. Cependant les secours qu'il s'empressa de me donner auraient eu peu de succès, si Krim-Gueray instruit de mon accident n'avait envoyé par un de ses Pages de l'eau de luce qu'il me fit respirer. Nonobstant ce secours, j'étais trop faible pour pouvoir gagner mon logement; quatre Tartares m'y transportèrent, & l'effroi qu'en eurent MM. Ruffin & Constellier, en excitant ma sensibilité, acheva de ranimer mes esprits.

 

Mort de Qırım Giray

Nous arrivâmes le lendemain à Bender. Nous en étions encore à quelque distance, lorsque nous apperçûmes le Gouverneur de cette ville qui venait au-devant de nous. A l'approche du Kam, ce Visir suivi d'un grand cortège, met pied à terre avec sa troupe, s'avance vers le Prince, le salue profondément & se retourne pour marcher â pied devant lui; mais après ce témoignage de respect, il en reçut la permission de remonter à cheval & accompagna Krim-Gueray [Qırım Giray] jusqu'au Niéster qui nous séparait de la forteresse. Nous apperçumes alors un pont de bateaux que le Pacha avait fait construire avec d'autant plus de difficulté, qu'il avait fallu rompre les glaces qui couvraient encore le fleuve; mais ces soins qu'il avait pris pour faire sa cour au Souverain des Tartares, eurent peu de succès, & toutes les instances du Visir ne déterminèrent point ce Prince à vouloir en profiter. Je passe les fleuves, dit-il, d'une manière plus économique. Aussi-tôt il pousse son cheval au petit trot, & force le Pacha, que cette gaieté fit frémir, à suivre son exemple. Le fracas des glaces qui se fendaient sous nous, devait en effet lui faire regretter ses pontons, & ce ne fut qu'à l'autre rive qu'il put réellement se convaincre de leur inutilité. Pendant ce trajet, le canon de la place avait commencé son salut ; Krim-Gueray entra dans Bender, au bruit de toute son artillerie. Logé chez le Gouverneur, il y séjourna pour congédier ses troupes, tandis que sa maison fut à Caouchan se préparer à le recevoir, & nous y arrivâmes tous également satisfaits de pouvoir nous reposer des fatigues de la campagne.
Cependant les nouvelles que l'on recevait de Constantinople, d'où l'armée Ottomane se diposait à partir pour s'approcher du Danube, ne promettaient pas aux Tartares une longue inaction. Au milieu des plaisirs dans lesquels Krim-Gueray aimait à se délasser, sa prévoyance avait déja donné ordre de rassembler de nouvelles troupes; il croyait nécessaire de se porter lui-même vers Kotchim, afin d'en éloigner le Grand Visir. L'ignorance qui conduisait ce premier Ministre avait en effet besoin d'être contrariée par un homme aussi puissant, aussi éclairé que le Kam, & l'on a déja vu que ses dispositions n'étaient pas favorables à Emin Pacha. Celui-ci plus circonspect dans son mécontentement, & forcé de cacher les moyens de le manifester, n'en était qu'un ennemi plus dangereux.
Au milieu de ces occupations, Krim-Gueray éprouvait plus fréquemment les affections hypocondriaques auxquelles il était sujet. Seul avec lui pendant une de ces attaques qu'il supportait avec impatience y je cherchais à l'éloigner de tout remède empyrique, lorsque le nommé Siropolo, qui lui en avait déja proposé, entra dans l'appartement. Cet homme né à Corfou, Grec de Religion, grand Chymiste, Médecin du Prince de Valachie, & son Agent en Tartarie, avait à ce titre ses entrées; il ne manqua pas cette occasion d'offrir les secours de son art, en assurant qu'une seule potion, nullement désagréable au goût, suffirait pour le guérir radicalement. A cette condition j'y consens, répondit le Prince, & le Médecin sortit pour la remplir. Je frémis d'une manière si marquée, que Krim-Gueray s'en appercevant, me dit en souriant : quoi, mon ami, vous avez peur ? sans doute, lui répliquai-je vivement, examinez la position de cet homme, examinez la vôtre, & jugez si j'ai tort. Quelle folie, dit-il, à quoi bon cet examen ? Un coup-d'œil suffit, regardez-le, regardez-moi, & voyez si cet infidèle oserait.
J'employai vainement les instances les plus vives, jusqu'à l'arrivée du remède, & la promptitude avec laquelle il dissipa l'indisposition du Kam, ne fit qu'ajouter à mes craintes. La journée du lendemain accrut aussi mes soupçons. A peine sa faiblesse lui permit-elle de paraître en public ; mais l'adresse du Médecin, en annonçant une crise salutaire, en faisait agréer le symptôme & garantissait la guérison. Cependant Krim-Gueray ne sortait plus du Harem, & justement effrayé de son état & de la sécurité de ses Ministres, en leur faisant partager ma terreur, je les déterminai à faire comparaître Siropolo pour lui signifier que sa vie dépendait de celle de leur Maître. Mais ce Chymiste connaissait assez le moral de ses Juges pour croire que leur ambition s'occuperait moins du mort que du successeur. Aucunes menaces ne purent le troubler. Nous étions sans espérance, & je ne comptais plus revoir le Kam, lorsqu'il me fit dire de venir lui parler. Introduit dans son Harem, j'y trouvai plusieurs de ses femmes à qui leur douleur & la consternation générale avaient fait oublier de se retirer. J'entrai dans l'appartement où Krim-Gueray était couché. Il venait de terminer différentes expéditions avec son Divan-Effendi [[Secrétaire du Conseil.]]. En me montrant les papiers qui l'environnaient, voilà, dit-il, mon dernier travail, & je vous ai destiné mon dernier moment. Mais s'appercevant bientôt que les plus grands efforts ne pouvaient vaincre la douleur qui m'accablait ; séparons-nous, ajouta-t-il, votre sensibilité m'attendrirait, & je veux tâcher de m'endormir plus gaiement : il fait signe alors à six Musiciens rangés au fond de la chambre de commencer leur concert, & j'appris une heure après que ce malheureux Prince venait d'expirer au son des instrumens. Je n'ai pas besoin de dire combien sa perte causa de regrets, & à quel point elfe m'affligea moi. même. La désolation fut générale, & l'effroi même s'empara tellement des esprits, que ceux qui la veille dormaient dans une parfaite sécurité, croyaient déja l'ennemi à leur porte.
Tandis que le Divan assemblé expédiait des couriers, décernait l'autorité de l'interregne à un Sultan, & se disposait à faire inhumer Krim-Gueray, Siropolo obtint sans nulle difficulté le passeport & le billet de poste dont il avait besoin pour se rendre tranquillement en Valachie. Cependant les symptômes du poison se manifestèrent sensiblement lorsqu'on embauma le corps ; mais l'intérêt présent de cette Cour étouffa toute idée de vengeance & de punition du coupable. Le corps du Prince fut transporté en Crimée dans un carrosse drapé y attelé de six chevaux caparaçonnés de drap noir. Cinquante cavaliers, nombre de Mirzas, & un Sultan qui commandait l'escorte, étaient également en deuil, & l'on remarquera que dans tout l'Orient cet usage n'est connu que des Tartares.
La grande fatigue que j'avais supportée si long-temps, jointe à l'incertitude que cet événement jettait sur ma position, me fit céder facilement au désir de me rendre à Constantinople pour y attendre les ordres qu'on jugerait à propos de m'y adresser. Une partie de ma maison était encore à Bactchéseray, je laissai l'autre à Caoucham où M. Ruffin restait chargé des affaires, & je partis avec mon Secrétaire, un Chirurgien, un Laquais, & le Bachetchoadar du Kam, chargé de me conduire & muni des ordres nécessaires. Nous étions vêtus à la Tartare, & notre équipage y était analogue ; il chargeait à peine un cheval que le postillon conduirait en main, & que nous suivions à franc étrier; mais nonobstant le grand trot de la poste Tartare, la distance des relais réduisit à quinze lieues notre première journée; il était encore jour lorsque nous arrivâmes au village de Bessarabie, que mon conducteur avoit élu pour notre domicile : il me fit arrêter au milieu d'une place enceinte de maisons. J'y remarquai que chaque habitant se tenait sur sa porte, le regard fixé sur nous, tandis que le Tchoadar, faisant des yeux sa ronde, les examinait l'un après l'autre. Eh bien, lui dis-je, où logeons-nous ? Je ne vois personne s'en occuper : au contraire, me répondit-il, tout le monde attend & désire la préférence : en choisissant la maison qui vous plaira le plus, vous serez un heureux. J'observai pendant ce discours un Vieillard seul devant sa porte. Son air vénérable m'intéressait, je me décidai pour lui, & ce choix ne fut pas plutôt manifesté, que tous les habitans rentrèrent chez eux. L'empressement de mon nouvel hôte exprimait sa satisfaction. A peine m'eut-il introduit dans une chambre basse assez proprement rangée, qu'il amena sa femme & sa fille, toutes deux à visage découvert ; la première portait un bassin & une aiguière, la seconde une serviette qu'elle étendit sur mes mains après que je les eus lavées, prévenu par mon conducteur, je me sournis sans difficulté à tout ce que l'hospitalité dictait à ces bonnes gens.
[[On voit que la loi de Namckrem dont j'ai parlé dans le discours Préliminaire, n'est pas observée scrupuleusement par les femmes Tartares. On a dû remarquer aussi chez ce peuple un grand nombre d'usages qui semblent indiquer l'origine de ceux des nôtres qui leur sont analogues; ne pourroit-on pas aussi retrouver le motif de la couronne nuptiale & des dragées qui sont usitées aux mariages des peuples Européens, dans la manière dont les Tartares dotaient leurs filles. Ils les couvraient de millet. Dans l'origine des premières sociétés,les semailles ont dû être le signe représentatif de toutes les richesse. On plaçait à cet effet un plateau d'environ un pied de diamètre sur la tête de la mariée, on y étendait un voile qui lui recouvrait la figure & descendait jusqu'aux épaules ; après quoi on versait sur le plateau du millet qui, en se répandant autour d'elle, formait un cône dont la base se proportionnait à la taille de la nouvelle épouse. Sa dot n'était complettée que lorsque la pyramide de millet arrivait jusqu'au plateau dont le voile ménageait la respiration. Cet usage n'était pas favorable aux petites tailles, & l'on se contente aujourd'hui d'estimer la quantité de mesures de millet que vaut une fille ; mais les Turcs & les Arméniens qui font leurs calculs en argent, en conservant l'usage du plateau & du voile, jettent des pièces de monnoies sur la mariée, ce qu'ils appellent répandre le millet. La couronne & les dragées n'auraient-ils pas la même origine ?]]
Après s'être occupé du souper & avoir laissé aux femmes le soin de le préparer, le Vieillard, qui jusques-là m'avait cru Mirza, détrompé par le Tchoadar, vint aussitôt me prier d'excuser son peu de moyens pour me recevoir convenablement: ma réponse le tranquillisa ; & comme je voulais le questionner sur les objets qui m'environnaient, je l'obligeai de s'asseoir, de fumer, & de prendre avec moi le café que mon Laquais m'apporta. Cette petite honnêteté qu'un Mirza n'aurait sûrement pas faite à mon hôte, acheva de le disposer à la conversation. Je le priai alors de me dire pourquoi dans la seule vue d'exercer l'hospitalité, ils s'étaient assujettis à un usage dont il éprouvait en ce moment l'inconvénient, & qui serait capable de ruiner le particulier le plus riche, si le choix des voyageurs tombait fréquemment sur lui par l'effet du hasard.
Le Vieillard.
La préférence que vous m'avez donnée, ne m'a fait sentir que le plaisir de l'obtenir. Nous ne considérons l'hospitalité que comme un bénéfice; celui d'entre nous qui jouirait constamment de cet avantage ne seroit que des jaloux, mais nous ne nous permettons aucune démarche capable de déterminer te choix des voyageurs : notre empressement à nous rendre sur la porte de nos maisons, n'a pour objet que de prouver qu'elles sont habitées; leur uniformité maintient la balance, & ma bonne étoile a pu seule me procurer le bonheur de vous posséder.
Le Baron.
Dites-moi, je vous prie, traitez-vous le premier venu avec la même humanité?
Le Vieillard.
La seule différence que nous y mettons est d'aller au-devant du malheureux que la misere rend toujours timide. Dans ce cas, le plaisir de le secourir appartient de droit à celui qui peut le premier s'en emparer.
Le Baron.
On ne peut remplir avec plus d'exactitude la loi de Mahomet; mais les Turcs ne sont pas si fidèles observateurs du Coran.
Le Vieillard.
Nous ne croyons pas non plus en exerçant l'hospitalité obéir à ce iivre divin. On est homme avant d'être Musulman, l'humanité a dicté nos usages, ils sont plus anciens que la loi.
Le Baron.
Je remarque cependant que vous en avez d'assez modernes. Par exemple, ce lit à quatre colonnes, l'impériale, le coucher, cette table, ces chaises, sont-ce des meubles Tartares, ou bien ne les trouve-t-on que chez vous?
[[La forme des lits Tartares que je viens de citer, ainsi que celle du trône du Grand-Seigneur qui présente également un lit à quatre colonnes, invitent à un rapprochement qui peut paraître intéressant. Si l'on considère que les premiers Gouvernemens ont dû être paternels, & que les Tartares offrent dans ce genre, comme dans beaucoup d'autres, les annales les plus anciennes, on ne sera pas étonné que la forme du lit sur lequel leurs vieillards devaient naturellement rendre les jugemens, ait été adoptée pour servir de modèle aux trônes de l'Orient, & si l'on ajoute à cette remarque l'envahissement de jtoute l'Europe par des peuples originairement Tartares, on aura l'explication du- terme, Lit de justice, toujours employé lorsque la Majestc Souveraine se déploie.]]
Le Vieillard.
Nous n'en connaissons point d'autres.
Le Baron.
J'en suis d'autant plus étonné, que les Moldaves & les Turcs n'en ont point de semblables, & j'ai peine à concevoir par quelle route cet usage Européen a pu vous parvenir; comment n'avez-vous pas adopté, ainsi que vos frères de Crimée, les meubles Turcs?
Le Vieillard.
Vous voyez aussi quelques couffins que nos pères ne connaissaient pas: mais la corruption a dû faire ici moins de progrès qu'en Crimée où nos Sultans donnent l'exemple de la mollesse Turque, dans laquelle ils sont élevés en Romélie.
Le Baron. Je sens parfaitement cette distinction; mais elle ne m'éclaire pas sur l'origine des meubles Européens que je retrouve ici.


 

 

[Page 190]

Le Vieillard.
Rien ne marque cependant mieux cette origine que vous désirez connaître; ces meubles de famille ne peuvent être Européens: nous sommes la tige aînée; ce sont vos meubles qui sont Tartares.
Cette réponse ne pouvait qu'exciter ma curiosité, je multipliai mes questions, j'eus le plaisir d'entendre répéter à mon hôte tout ce que javais déja conjecturé moi-même à ce sujet. Il m'apprit aussi que les Tartares de la mer Caspienne, & ceux qui sont au-delà de cette mer, conservaient les mêmes usages.
Le désir d'aller coucher sur le bord du Danube nous forçait à partir de très - bonne heure. Au moment du départ, mon hôte se montra fidèle à ses principes, il me fut impossible de le déterminer à recevoir le présent dont je voulais reconnaître le bon accueil qu'il m'avait fait. Nous arrivâmes à Ismahël [[Ville de Bessarabie sur la rive gauche du Danube, près son embouchure.]], & je ne pus jetter les yeux sur l'autre rive du Danube sans songer à la morgue insolente des Turcs, avec lesquels je devais avoir à traiter le lendemain. J'appercevais déja l'influence de leur voisinage, & l'entrepôt du commerce entre les Tartares & les Turcs n'offrait déja plus cette bonhommie, & cette franche {implicite qui caractérise les premiers. Loin d'y retrouver des hôtes obligeans & secourables, on n'y est livré pour toute ressource, qu'à l'avide activité des Juifs toujours appellés par l'appas du gain où l'on veut les souffrir.
A l'avantage que la ville d'Ismahël a de servir d'entrepôt pour la traite des grains par le Danube, se joint une industrie qui lui est particulière, la fabrication des peaux de chagrins que nous nommons chagrins de Turquie. On voit autour de la ville de grands espaces destinés à la préparation de ces peaux: travaillées d'abord comme le parchemin, e]les sont soutenues en l'air par quatres bâtons qui les tendent horisontalement, & les disposent à recevoir l'impression d'une petit graine fort astringente dont on les couvre. Au bout d'un certain temps les chagrins se trouvent faits & parfaitement préparés.
Nous avions deux bras du fleuve à passer pour arriver à l'autre rive; le jour paraissait à peine lorsque le bac nous transporta dans l'île intermédiaire. Nous la traversâmes sur une diagonale de 4 lieues pour joindre le second bras vis-à-vis Tultcha, forteresse Turque située un peu au-dessus du confluent; après y avoir pris le relais nous continuâmes notre route à travers une forêt dans laquelle le portillon nous prévint d'être sur nos gardes; mais il me semblait que cinq Tartares ne pouvaient exciter l'avidité du fils du Gouverneur & de quelques Seigneurs de son âge, qui, au dire de notre guide,s'amusaient à détrousser les passans. Nous nous croyions à l'abri de ces espiégleries, lorsqu'au sortir du bois nous rencontrâmes un Cavalier proprement vêtu, bien monté & suivi d'un coupe-jarret, tous deux armés avec une profusion vraiment ridicule ; deux carabines, trois paires de pistolets, deux sabres & trois ou quatre grands couteaux persuadaient à chacun de ces hommes qu'ils étaient redoutables. A cet étrange attirail de guerre, se joignait un ton d'insolence destiné sans doute à en imposer aux gens timides, & faire juger si l'on devait attaquer ou non. Nous leur donnames civilement le salut lorsqu'ils furent à portée de nous, & leur premiere hostilité fut de n'y pas répondre. Jugeant alors par notre douceur à recevoir cette espèce d'insulte que quelques bravades nous rendraient tout à fait traitables, celui de ces coquins qui paraissait être le maître, prend un pistolet dans son arsenal, anime son cheval, caracole à côté de nous ; mais enfin fatigué de voir que ce drôle voulait nous en imposer, & refléchissant d'ailleurs que l'opinion de notre timidité pouvait le conduire à quelques démarches qui nous auraient forcé nous-mêmes à le tuer, je crus qu'il était plus prudent de s'en débarrasser en réformant ses idées. Je me détachai alors de notre troupe, & le pistolet à la main, j'entre en lice avec le caracoleur : étonné de cette sortie, il rallentit ses évolutions. Votre cheval me paraît bien dressé, lui-dis-je en riant; mais s'il est de bonne race, il ne doit pas craindre le feu ; voyons : aussitôt je tire près de ses oreilles; l'animal se cabre, le cavalier jette son arme pour se tenir aux crins, son bonnet tombe, & je l'abandonne dans ce petit désordre qui le corrige suffisamment pour nous laisser continuer notre route.
Après avoir traversé les plaines du Dobrodgan [[Province de la Turquie Européenne entre le Danube & les montagnes de Thrace, elle est célèbre par une petite race de chevaux, dont les Turcs font surtout grand cas à cause qu'ils font tous ambleurs.]], j'observai que le sol qui s'élevait insensiblement vers le pied des montagnes qui nous séparaient de la Thrace offrait partout des couches de marbres qui semblent servir de base au Balkan [[C'est le nom que les Turcs donnent aux montagne de Thrace, & en général aux chaînes de montagnes les plus élevées.]]. Nous pénétrâmes dans ces montagnes par une gorge d'où fort le Kamtchiksouy (la riviere du Fouet). Ce torrent constamment alimenté par des sources d'eau vive, renvoyé dans son cours d'un rocher à l'autre, serpente de manière qu'il faut le traverser dix-sept fois pour arriver au fond de la gorge, où nous commençâmes à nous élever sur les montagnes par des chemins très-difficiles. Nous nous arrêtâmes pour passer la nuit dans un village situé vers la moyenne région, & nous commencions à y prendre quelque repos, lorsque le bruit d'une nombreuse cavalcade vint l'interrompre.
C'était le nouveau Calga Sultan, frère de Dewlet-Gueray [Devlet Giray], que la Porte venait de nommer pour succéder à Krim-Gueray sur le trône des Tartares. Ce Prince qui me croyait encore à Caouchan, n'eut pas plutôt appris que j'étais dans le même village, qu'il me fit prier de l'aller voir. Il me dit que l'armée Ottomane était en marche, & après m'avoir témoigné quelques regrets sur la différence de nos routes, il finit par m'engager à me détourner un peu de la mienne pour aller à Seray [[Seray, ville de la Romélie, dans l'appanage des Sultans Tartares.]] voir le nouveau Kam son frère. Il se prépare à en partir, ajouta t-il, & j'espère qu'en vous déterminant à revenir avec nous, il vous fera oublier une perte que vous avez cru irréparable. Je ne croyais pas en effet que Krim-Gueray fut aise à remplacer : mais je me déterminai sans peine à parcourir les appanages des Sultans Tartares, afin d'achever, par le tableau de la manière dont ils existent dans la Romélie, l'examen de tout ce qui concerne cette nation.
Nous avions encore à traverser la plus haute chaîne des montagnes du Balkan, l'aspect de leurs différentes couches & la variété des roches que la nature semble n'avoir rompu avec effort que pour laisser échapper les indices des trésors qu'elles renferment, présentent à chaque pas ces grands caractères qui en étendant nos idées sur l'origine de la nature, nous ramènent à contempler son ouvrage avec plus d'ardeur & plus d'intérêt. Je vis dans cet endroit des montagnes, des ruines d'anciens châteaux, j'y observai de nombreuses excavations semblables à celles que j'avais remarqué en Crimée, & qui sans doute ne font aussi dans le Balkan qu'autant de monumens de la tyrannie.
Parvenus jusqu'à la haute région de ces montagnes, nous y trouvâmes des violettes en abondance, dont la tige & les feuilles cachées sous la neige formaient un tapis aussi étonnant qu'agréable. En continuant notre route, nous joignîmes celle qu'on venait de tracer pour l'armée Ottomane. Elle était dirigée sur Yssakché. Cette route seulement indiquée par quelques abbatis d'arbres dont les troncs étaient coupés à deux pieds de terre pour la commodité des travailleurs, promettait peu de facilité à l'artillerie qui devait y passer. Deux monticules de terre, élevées à droite & à gauche du chemin, répétées de distance en distance & toujours en vue les unes des autres, etaient dans les plaines les seuls jallons de cette route. Je la quittai à Kirk-Kilissé (les quarante Eglises) [Kirklareli, en Turquie]. Pendant qu'on s'occupait à me chercher des chevaux dont la poste manquait, le Turc chargé de la direction de cette poste voulut me consoler de ce retard ; il m'invita poliment à monter chez lui & après avoir ordonné de faire un café lourd [[Expression dont les Turcs se servent pour avertir qu'on n'épargne pas le café. C'est un préjugé très faux, que celui de croire que les Turcs aiment le café faible, & s'ils en ont fait prendre à quelques Européens, cela prouve seulement qu'on ne s'était pas occupé de les bien traiter.]], il me fit donner une pipe en attendant, & pour comble de régal, il y plaça galamment un petit morceau de bois d'aloës : cela fait, mon hôte rejettant sur le Gouvernement le défaut de service dont je pouvais me plaindre, se mit à politiquer : mais fatigué de son bavardage, je l'invitai à fumer avec moi, dans l'espérance que cette occupation rallentirait ses discours. Il regarde aussitôt sa montre, compte avec ses doigts, & me dit, je ferai à vous tout-à-l'heure.
Une tête panchée sur un col allongé, l'ensemble de sa personne un tant soit peu excentrique m'avait déja fait soupçonner qu'il était amateur d'opium. Effectivement il tira de sa poche une petite boîte avec un grand air de mystère ; il frappe alors des mains pour appeller un de ses gens, lui montre la boëte, & ce signe fit arriver tout de fuite & le café pour nous & la pipe du maître, que précédait un grand verre d'eau fraîche. L'amateur sourit à ce tableau, ouvre sa boëte, en tire trois pillules d'un volume égal à de greffes olives, les roule dans sa maint l'une après l'autre, m'en offre autant, & sur mon refus avale avec une gravité merveilleuse la dose de bonheur qu'il s'était préparée, & cette dose aurait sans doute suffi parmi nous pour tuer vingt personnes. Le temps qu'il fallut pour avoir les relais, me donna celui d'examiner le jeu des muscles & les écarts d'imagination qui préludèrent à l'ivresse dans laquelle je laissai ce bienheureux Thériaki [[On appelle ainsi les amateurs d'opium.]].
Nous étions rentrés en Romélie, & nous n'eûmes pas plutôt pénétré dans l'appanage des Princes Ginguisiens, que je fus frappé d'un aspect aussi riche qu'étranger au reste de l'Empire Ottoman. Des productions variées, abondantes & soignées, des maisons de campagne, des jardins agréablement situés, nombre de villages à chacun desquels on distinguait le château du Seigneur, & ses plantations tapissaient le sol, s'élevaient jusques sur les collines, & formaient un ensemble dans le goût Européen, dont les détails redoublaient mon étonnement. La ville de Seray se présentait devant nous ainsi que le palais du Kam. Nous y arrivâmes par une grande avenue qui prolongeait la façade des bâtimens, & conduisait de-là sur l'esplanade qui sépare la ville du château. Plusieurs rues aboutissantes dans la direction des rayons d'un cercle étaient prolongées dans la plaine par des plantations & formaient une étoile dont la première cour occupait le centre. Nous la traversâmes pour arriver à la seconde où nous mîmes pied à terre. Je fus d'abord introduit chez le Sélictar dans un des bâtimens latéraux. Cet Officier après m'avoir laisse quelques momens de repos que le café accompagne toujours, fut avertir son maître de mon arrivée & revint un instant après pour me conduire à son audience. Une Cour d'honneur précédait le corps-de-logis isolé que Dewlet-Gueray habitait. Environné d'un grand nombre de Courtisans, il paraissait plus occupé d'une barbe naissante que son élévation au trône l'obligeait de laisser croître, que de la tâche difficile qu'il avait à remplir. J'ai été à portée de me convaincre dans un long entretien avec ce Prince, que trop jeune encore, & peut-être même d'un caractère trop faible, pour oser suivre les traces de Krim-Gueray son oncle, il n'avait eu pour toute ambition que celle de se dévouer au Grand Visir.
Il était trop tard lorsque je quittai le nouveau Kam pour que je cherchasse à continuer ma route. J'acceptai l'offre qui me fut faite de passer la nuit dans le Palais, & cela d'autant plus volontiers, que le Sélictar chargé de m'héberger m'avait paru aimable, & assez instruit pour répondre aux questions que j'avais à lui faire sur tout ce que je venais d'observer. Il m'apprit que cette province donnée en appanage à la famille de Gengiskam, divisée en territoires particuliers assurait à chacun de ses membres des possessions héréditaires, indépendantes de la Porte, & dans lesquelles le droit d'asyle est inviolable.
Ce objet accessoire est devenu le principal, il n'y a point de coquin dans l'Empire Ottoman qui ne trouve l'impunité, s'il a de quoi payer le Sultan qui la lui procure. A ces aubaines qui font fréquentes, & dont le casuel se perçoit comptant, se joignent les dîmes en nature, la capitation, & les autres droits domaniaux. La fortune de ces Princes s'accroît encore par le produit des emplois qu'ils exercent successivement en Crimée; mais cet avantage dont la Porte faisait jouir les seuls descendans de Sélim Gueray les distinguait par leur opulence, des autres branches dont les Sultans réduits à leurs seuls appanages ont végété jusqu'à ce jour dans une grande médiocrité.
[[Sérim-Gueray qui régnait à sa fin du dernier siècle & au commencement de celui-ci, après avoir par son courage sauvé l'armée Turque prête à succomber sous les forces réunies des Allemans, des Polonais & des Moscovites, refusa le trône Ottoman, sur lequel l'enthousiasme des milices voulait l'élever, & le Grand-Seigneur pour récompenser la valeur & le désintéressement de son libérateur, assura à ses descendans le trône des Tartares au préjudice des autres Princes Gingusiens : Sélim-Gueray obtint aussi la liberté de faire le pèlerinage de la Mecque, qu'aucun Prince de cette maison n'avait encore obtenu. La Porte pouvait craindre en effet que dans l'éloignement ils ne cherchassent & ne parvinssent à soulever les peuples en leur faveur. Mais Sélim ne pouvait inspirer de méfiance, il fit ce pieux voyage, & ses descendans ont substitué le surnom de Hadgi (Pèlerin) à celui de Tchoban (berger)commun à toute la famille, & que les autres branches ont conservé.
On sera curieux de connaître aussi l'origine du surnom de Gueray que portent les Princes régnans en Tartarie. La tradition porte qu'un des grands Vassaux dont le nom ne s'est pas plus conservé que l'époque de son crime, après avoir formé le projet d'usurper le trône de ses maîtres, & en avoir préparé les moyens, ordonna le massacre des Princes Ginguisiens ; mais qu'un sujet fidèle profitant du tumulte eut l'adresse de soustraire à la connaissance des assassins, un de ces Princes encore au berceau, & qu'il confia ce trésor & son secret à un berger nommé Gueray, dont la probité était universellement reconnue. Le jeune Cinguis, élevé sous le nom de Gueray, voyait sans le connaître son héritage en proie à la tyrannie, tandis qu'occupé de la vie champêtre son prétendu père attendait le moment où la haine publique ferait parvenue au point de soulever les Tartares contre l'usurpateur. Le Prince avait atteint l'âge de 20 ans, lorsque cet événement arriva. Le vieux Berger, toujours plus considéré, vit naître la conjuration, anima les conjurés, présenta son Souverain, & le rétablit sur le trône de ses pères après la mort du tyran.
Jusques-là le nouveau Kam n'avait aux yeux de son peuple d'autre titre pour le gouverner, que le témoignage d'un vieillard respectable à la vérité, mais qui pouvait toujours être soupçonné d'avoir agi par des vues d'ambition. Son désintéressement dissipa bientôt les soupçons. Appellé au pied du trône pour recevoir le prix du service le plus signalé, il refuse tous les honneurs qui lui sont offerts, & ne veut recevoir d'autre grâce que celle d'immortaliser son zèle en immortalisant son nom. Dès ce moment il retourna garder ses troupeaux; le Kam gouverna sous le nom de Tchoban-Gueray, & le surnom de Gueray s'est conservé jusqu'à ce jour dans toute la succession des Souverains Tartares, ainsi que celui de berger Tchoban. Les Historiens Turcs diffèrent sur ce point, & leurs compilations répandraient du doute sur la tradition Tartare, si le faux qui s'apperçoit dans les histoires Ottomanes les plus récentes ne forçait à rejetter l'opinion des Annalistes Turcs. Ils prétendent que le nom de Gueray fut porté par une des branches cadettes de Gengis-Kam : mais c'est moins l'origine d'un nom propre que celle de l'épithète Berger qu'il faut chercher. Or on ne la trouve que dans la tradition que je viens de rapporter.]]
Je partis de Seray, & le détour que j'avais fait pour m'y rendre, ayant donné le temps à l'armée Turque de dépasser Pazardgik [Pazardjik, actuellement en Bulgarie], je n'en rencontrai plus que les traîneurs, lorsque j'eus rejoint la route de Constantinople; mais les cadavres dont elle était jonchée, le saccagement des villages, & la désolation de tout le pays annonçait d'ailleurs le désordre horrible qui l'accompagnait dans sa marche. Des pelotons de cavalerie & d'infanterie rejoignaient cette armée à la file les uns des autres sans Officiers & sans apparence de discipline. Les petites troupes que nous rencontrions, ne paraissaient réunies que pour se chamailler entr'elles, tirer à tort & à travers, s'amuser des accidens qui en résultaient, assassiner quelques malheureux Chrétiens, croire déja leurs ennemis exterminés, & chemin faisant, glaner pour ainsi dire après la récolte; mais elle était si bien faite par le gros de l'armée, que les débris de cette horrible moisson touchaient les murs même de Constantinople ; le feu avait tout ravagé. Nous changions nos relais sur les cendres des maisons de poste, & nous ne pûmes trouver aucun asyle sur cette route jusqu'aux Sept-Tours, où je mis pied à terre pour me rendre par mer au fauxbourg de Péra.
Tandis qu'on me cherchait un bateau, & que l'on préparait l'embarquement de notre petit équipage, un Turc, le nouvelliste du quartier, m'observe, demande à mon conducteur qui je suis : c'est un Mirza, répond-il ; aussi-tôt le curieux m'aborde, me salue & m'invite à me rafraîchir : j'accepte, nous entrons, dans un café voisin dont il était le coryphée. Sur un signe de sa part, la place d'honneur m'est cédée, la compagnie se lève, je passe gravement par-dessus vingt tuyaux de pipes prolongées, je m'asseois, & constamment fêté & questionné jusqu'au moment de mon départ, je payai mon écot avec quelques monosyllabes dont les politiques tirèrent grand parti, & dont la compagnie fut très-satisfaite : je ne le fus pas moins de me séparer d'eux pour me rendre à Péra, où je ne tardai pas à quitter l'accoutrement Tartare.


Fin de la seconde partie