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Lechevalier, Voyage de la Propontide et du Pont-Euxin, 1800-1802

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TROISIÈME PARTIE. 

MONUMENS ANCIENS DE CONSTANTINOPLE. 

CHAPITRE PREMIER. 
Des régions où quartiers de Constantinople, au tems des romains. 

LES romains avoient partagé Constantinople en quatorze régions ou quartiers. 

La première région s’étendoit sur la première colline, à l’endroit qu’avoit occupé Byzance. On y admiroit surtout le palais de Placidia, fille de Théodose, les thermes d’Arcadius et la colonne de Théodora. 

La seconde étoit comprise dans l’enceinte actuelle du sérail. Elle occupoit l’espace où se trouvent aujourd’hui les cuisines et les bains. On y voyoit un théâtre, un amphithéâtre, l’église de Sainte-Sophie, le phare de Byzance, l’arsenal, les thermes de Zeuxippe, le sénat, l’hospice de Samson et la colonne d’Eudoxie. 

La troisième contenoit le grand cirque ou l’hyppodrôme, le palais de Pulcherie, le port Apulien, et le portique nommé Sigma à cause de sa forme sémicirculaire ; elle s’étendoit sur le sommet de la seconde colline. 

La quatrième occupoit la première vallée et l’éminence voisine de Sainte-Sophie ; on y voyoit la belle colonne d’airain, élevée par Justinien, une des colonnes de Théodose, le stade, le portique de Phanion, la colonne milliaire d’or et le monument de la victoire navale. 

La cinquième s’étendoit en partie sur la pente septentrionale de la deuxième colline, en partie sur la plaine comprise entre le pied de cette même colline et la mer. Elle contenoit les thermes d’Honorius, la citerne de Théodose, un des forum de cet empereur, le Prytanée, les thermes d’Eudoxie, le strateghion, et le fameux obélisque apporté de Thèbes à Constantinople. 

La sixième occupoit le sommet de la seconde colline, où l’on voit aujourd’hui la colonne brûlée, les boutiques des teinturiers et la mosquée d’Ali Pacha. Elle se prolongeoit sur la seconde vallée et son côté droit ; elle comprenoit la colonne de Constantin, l’église de Sainte-Anastasie, et les thermes Carosiens. 

La septième étoit située sur le sommet de la troisième colline. Elle occupoit l’endroit où sont aujourd’hui les Bézestins qui ont, suivant toute apparence remplacé l’édifice appelé Lampterum, destiné au même usage qu’eux. On voyoit aussi dans la septième région le Tetrapilon, la haute pyramide ornée de bas-reliefs, qui servoit à indiquer les vents, et le principal forum de Theodose, où étoit sa colonne triomphale. 

La huitième étoit située derrière la troisième colline vers le midi. Elle ne touchoit à la mer d’aucun côté ; on y voyoit un vaste et long portique, qui s’étendoit depuis la colonne de porphyre (aujourd’hui la colonne brûlée) jusqu’à celle de Théodose. Elle renfermoit aussi la basilique de ce même empereur et le capitole. 

La neuvième embrassoit l’espace compris entre l’aqueduc, la solimanie [Suleymaniye] et les jardins qu’on appelle Vlanga-bostan. Elle renfermoit le port, les magasins de Théodose et encore un forum de son nom. 

La dixième occupoit le vallon que traverse l’aqueduc ; elle contenoit les thermes de Constantin, le grand Nymphée et l’aqueduc de Valens, qui porte encore les eaux de la troisième à la quatrième colline. 

La onzième occupoit le sommet de la quatrième colline, et son côté septentrional. Elle s’étendoit jusqu’au mur qui séparoit l’hebdomon ou la quatorzième région du reste de la ville. Elle renfermoit le palais Faccilien, la citerne d’Arcadius et celle de Modeste. On y admiroit aussi la magnifique église des Saints Apôtres, qui ne le cédoit en rien à Sainte-Sophie, et la colonne virginale sur laquelle étoit cette statue de Vénus qui avoit le don singulier de faire reconnoître et distinguer les filles sages de celles qui avoient cessé de l’être. 

La douzième occupoit la septième colline appelée Xérolophos, et séparée des six autres par une large vallée. Elle comprenoit la porte Dorée, les portiques de la Troade et la citerne d’Arçadius. 

La treizième n’étoit pas renfermée dans l’enceinte de la ville, elle s’élevoit sur la rive opposée, à l’endroit où sont aujourd’hui les faubourgs de Péra et de Galata. On y voyoit le forum d’Honorius, un théâtre et des naumachies. 

La quatorzième enfin occupoit la sixième colline, et étoit séparée du reste de la ville par une enceinte particulière. Elle contenoit un théâtre, des bains, et un palais remarquable, dont les ruines subsistent encore, et qu’on appelle Tekir-Serai, le palais du Rouget. 

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CHAPITRE II. 
Des Portes anciennes et modernes de Constantinople. 

CONSTANTINOPLE avoit anciennement treize portes qui s’ouvroient sur la Propontide, douze sur le port, et dix-huit du côté de la terre ; plusieurs de ces portes ont été détruites ou bouchées : celles qui restent ont conservé, pour la plupart, dans la langue turque, une dénomination équivalente à celle qu’elles avoient autrefois. 

Des Portes du côté du port. 

Cantacuzène (1) place la porte et la tour d’Eugène à l’endroit où est aujourd’hui Saraï-Bouroun (la pointe du sérail).

(1) Cantacuzène, 1. 4, ch. 21. Gillius, l. i, ch. 2. Nicéphore. Greg. 1. 7, p. 192. Codinus, p. 11. 

On ignore si cet Eugène qui lui donna son nom étoit le tyran défait par le grand Théodose, ou cet autre Eugène, l’un des douze sénateurs qui vint de Rome à Byzance avec Constantin. Cette porte n’existe plus. 

La suivante étoit appelée Neoria (porte navale). Les grecs modernes lui ont conservé le nom corrompu d’Oraïa, et les turcs l’appellent Tchifout-Kapou (la porte des vilains), épithète qu’ils donnent aux juifs qui en habitent les environs. Elle n’étoit pas éloignée de l’endroit où est aujourd’hui la douane : c’est à la porte Neoria qu’étoit attachée la chaîne qui fermoit le port de Constantinople, et qui, soutenue sans doute de distance en distance par des piles, s’étendoit jusqu’à Galata (1). Le géographe Meletias (2) prétend que la porte Neoria est la même que celle de Balouk-Bazar (la porte du marché au poisson par où l’on monte aux Bezestins.)

(1) Ducas, ch. 38

(2) Pag. 425. 

La quatrième étoit appelée la porte des Bateaux, porta Ton-karabion. Les turcs la reconnoissent sous le nom de Ghemi-Iskelé (le port aux fruits), et sous celui de Zindan-kapoussi. 

La cinquième étoit la porte aux farines, farinaria . Elle est aujourd’hui bouchée, et les turcs lui conservent un nom équivalent à l’ancien ; ils l’appellent oun-kapaneu-kapoussi (la porte bouchée des farines) . 

La sixième est la porte des vitriers, djubali-kapoussi. 

La huitième est encore aujourd’hui connue sous le nom d’aia-kapoussi, (porte sainte). On s’y embarquoit autrefois pour se rendre à l’église de Sainte-Théodose, qui étoit située de l’autre côté du port. 

La neuvième, que les turcs appellent petri-kapoussi, étoit dans le quartier désigné par Phranzez (1) sous le nom de Regio Petrii, où Notaras combattit si vaillamment contre les turcs dans le dernier siège de Constantinople. La onzième étoit la porte impériale, Basilikè-pulè (2) ; c’est sans doute celle que les turcs appellent aujourd’hui Balat, nom corrompu de Palatium ou Palatina. 

La douxième étoit la porte Cynegyon, ou de l’amphithéâtre : les turcs l’appellent haivan hissari kapou (la porte du château des bêtes féroces). 

(1) Phranzez, l. 3, ch. 2

(2) Ducas, ch. 38 et 39. 

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Des Portes du côté de la terre. 

Des dix-huit portes de Constantinople qui s’ouvroient du côté de la terre, il n’en reste plus que sept. 

La porte appelée Xiloporta ou Xilocircon, étoit à l’extrémité des murailles du côté du port, comme la porte Dorée du côté de la Propontide (1) : elle conserve encore son nom dans le quartier des Blakernes près de l’ancien, hôpital, à l’endroit où elle étoit sans doute avant que les murs de la ville n’aient été reculés. 

La porte de Travers, Egri-kapi, a pris la place et le nom de la porte Charsias (2). 

Celle d’Andrinople qui la suit, Edrené kapoussi y portoit autrefois le nom de Poliandrion, à cause de la multitude d’ouvriers qui s’y étoient trouvés à-la-fois réunis, lorsque la faction des Venetes et celle des Prasiens rebâtirent à l’envi l’une de l’autre, sous Théodose le jeune, les murailles qui avoient été renversées par un tremblement de terre. 

Celle de Saint-Romain (3) où le dernier des Paléologues périt si glorieusement les armes à la main, est appelée aujourd’hui par les turcs Top-kapoussi (la porte du canon).

(1) Cananus, de bello Const. p. 89 et 94. 

(2) Anne Comnène, l. 3, p. 64. 

(3) Laonicus, l. 7. Phranzez, l. 3. ch. 8, 9, 16. Ducas, ch. 38. 

Celle qu’on appelle Mevlané-ieni, étoit l’ancienne porte Melandisia (1). 

Les deux suivantes Selivri-kapoussi et Kapaneu-kapoussi, ont remplacé très-probablement la porte de Quintus et celle d’Attale. 

Quant à la dernière qui étoit la porte Dorée (2), elle existe encore dans le château des sept tours, comme on le prouvera dans la suite. 

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Des Portes du côté de la Propontide. 

LA première porte qui suit le château des sept tours du côté de la Propontide, est appelée par les turcs la porte des grenades, Narleu kapou, parce que les bateaux chargés d’oranges et de grenades qui arrivent de l’Archipel, ont coutume d’y aborder.

(1) Meletias, ch. 424. 

(2) Pachymere, 1. ii, ch. 27. Ducas, c. 28. Procope, l.1 de œdificiis.

La seconde est la porte du Sable, Psamatia kapoussi (1), appelée ainsi du mot grec psamathos, arena, parce qu’elle est située dans un angle où les courants entassent une grande quantité de sable. 

La troisième est la porte de Daoud-Pacha, qui est peut-être l’ancienne porte Saint - Emilien, où venoient aboutir les murs de Constantin avant que la ville n’eût été agrandie par Théodose. 

La quatrième est la porte neuve, Ieni-kapoussi, près de laquelle se trouve le nouveau quartier des arméniens. 

La cinquième, ainsi que la seconde, est appelée la porte du Sable ; mais sa dénomination est prise dans la langue turque Koum-kapoussi. C’est l’ancienne porte Condoscalia. 

(1) Léo, grammaticus in Alexandro, p. 487. 

La sixième est appelée par les turcs Tchatladi-kapou (1). 

La septième est la porte des Ecuries, Akhour-kapoussi ; c’est par cette porte qu’on introduit tout ce qui est nécessaire aux écuries du grand-seigneur. C’est-là que commence le mur qui environne le sérail, et va se terminer à Iali-kiosk (2) du côté du port. 

Depuis la pointe du sérail jusqu’au château des sept tours, le pied des murs est fortifié par d’énormes blocs de pierre, qui jetés sans ordre les uns sur les autres, forment une digue destinée à rompre l’impétuosité des vagues. 

(1) Porte crevassée. 

(2) Kiosk de l’échelle. 

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CHAPITRE III. 
De la Porte Dorée. 

Après que Bajazet se fut rendu maître de la Bythynie, de la Phrygie et de la Bulgarie, il tourna ses vues sur Constantinople, et força Paléologue de lui livrer son fils Manuel, avec cent grecs des plus illustres maisons, pour le suivre à la guerre. 

L’univers romain ne consistoit plus alors que dans un coin de la Thrace, et Paléologue, spectateur indifférent de la ruine de son Empire, oublioit sa honte au sein de la débauche. Voyant néanmoins l’insolence avec laquelle Bajazet étendoit sa tyrannie, et n’ayant aucun secours à espérer de la part des souverains de l’Europe, il songea à réparer les fortifications de sa capitale, se flattant en vain d’y trouver un asile contre les entreprises du sultan. Il démolit pour cela les plus belles églises fondées par ses prédécesseurs, et bâtit de leurs débris les tours voisines de la porte Dorée, dont Manuel Chrysoloras exagère l’élégance et sa beauté, dans la comparaison qu’il fait de la Rome ancienne avec la Rome moderne. 

Ce sont ces deux tours qui m’ont fait découvrir la porte Dorée : son existence et sa position avoient été longtems l’objet des recherches du célèbre d’Anville (1), et regardées jusqu’alors comme un problême d’antiquité. 

Persuadé que cette porte célèbre devoit se trouver dans l’intérieur du château des sept tours, je ne négligeai rien pour tâcher d’y pénétrer. Osman Bey, seigneur turc très-instruit, qui étudioit la science des fortifications sous le colonel Lafitte, nous donna, à l’ingénieur Kauffer et à moi, des lettres pour le gouverneur de cette prison d’Etat.

(1) Mémoire sur l’étendue de Constantinople, comparée à celle de Paris. Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres, tom. 35, p. 747. 

Nous y fûmes accueillis avec toutes sortes d’égards, et nous eûmes toutes les facilités possibles d’observer ce qu’elle contient de remarquable. Le premier objet qui nous frappa fut le monument que nous cherchions. 

Entre deux grosses tours bâties en marbre, s’élève un arc de triomphe, orné de pilastres corinthiens d’un style assez médiocre. 

Ce monument fut élevé à l’occasion de la victoire de Théodose sur le rebelle Maxime, comme le prouve l’inscription suivante, citée par plusieurs auteurs, mais depuis long-tems détruite, quoi qu’en dise un voyageur anglais qui m’a suivi à Constantinople et sur la côte d’Asie (1). 

Haec loca Theodosius décorat post fata tyranni. 
Aurea saecla gerit qui portam construit auro. 

(1) Const. anc. et moderne du Dr Dallaway, trad. par Morellet, pag. 28. 

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On lui donna dans la suite le nom de porte Dorée, soit à cause de la richesse de sa décoration, soit plutôt parce que les empereurs avoient coutume de faire par là leur entrée triomphale dans Constantinople (1). La statue du grand Théodose qui y étoit placée, fut renversée par un tremblement de terre, sous l’empereur Léon l’Isaurien (2). Celle de la victoire éprouva le même accident sous Michel, fils de Théophile (3). Au temps de Pierre Gilles, on y admiroit encore les travaux d’Hercule, le supplice de Prométhée et beaucoup d’autres sujets fabuleux qui n’existent plus. 

(1) Chronic. Alex. Theophanes in Leone Armenio, p. 98. Nicephorus Gregoras, 1. 4. 

(2) Theophanes et Zonaras. 

(3) Scylitzès. 

Suivant l’ancienne description de Constantinople, la porte Dorée étoit la dernière des murs du côté de la Propontide, et l’on comptoit quatorze mille pas depuis cette porte jusqu’aux Blakernes, c’est-à-dire jusqu’à l’autre extrémité des murs du côté du port. Il suffit de jeter les yeux sur la carte, pour voir jusqu’à quel point ces positions et ces mesures sont exactes. 

On sait que Justinien avoit bâti une église à la Vierge, du côté des Blakernes, et une autre vis-à-vis de la porte Dorée. Ces deux temples, dit Procope, étoient placés devant les murs de la ville, comme pour leur, servir de défense (1). Ils sont détruits l’un et l’autre, mais on en distingua encore les ruines ; et la fontaine sacrée, appelée Baloukli, que l’on voit presqu’en face des sept tours, attire encore aujourd’hui la vénération des grecs, au lieu même où étoit l’ancienne église de la Vierge (2). 

(1) Procopius, de aedificiis, l. I, ch. 3. 

(2) Lettres sur 1a Grèce, par Guys. Lettre 11e, page 146. 

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CHAPITRE IV. 
Des Murailles et des Tours de Constantinople, 

LA plupart des écrivains anciens ont exagéré la hauteur et la force des murailles de Constantinople (1). « Comme ce ils virent (dit Ville-Hardouin (3) dans « son vieux langage) ces halz murs et ces riches tours dont elle est close tôt enter à la reonde ». 

Ils étoient dit Gunther (3), d’une hauteur si prodigieuse, qu’on étoit frappé d’éblouissement et d’admiration, quand du sommet des tours on jetoit les yeux sur l’immense profondeur du fossé qui les entouroit, 

(1) Baudoin, de expugn. Const. Evagr. I. 11, ch. 17. Theophanes. Manuel Chrysoloras, p. 117 

(2) N.° 46. 

(3) Hist. Constantinop. ch. 15

La partie de ces murailles qui s’étend entre le château des sept tours et le port, fut bâtie par Théodose. Elle est flanquée d’un double rang de tours, et défendue par un fossé de vingt-cinq pieds de largeur. Elles sont étonnamment bien conservées, malgré les tremblemens de terre et les nombreux sièges qu’elles ont essuyés. Celles qui dominent sur la Propontide et sur le port, ont été réparées par les turcs, et portent l’empreinte de leurs architectes. On y voit à chaque pas des débris de colonnes d’inscriptions, et des marbres les plus précieux confondus avec l’argile et la pierre la plus commune. 

Bondelmonté, écrivain judicieux et observateur exact (1), a estimé l’enceinte de Constantinople à dix-huit milles ; depuis la pointe de S. Dimitri wi du sérail, il compte six milles de longueur et 110 tours ; depuis la même pointe jusqu’à la porte Dorée, sept milles et 188 tours ; enfin depuis la porte Dorée jusqu’à l’angle des Blakernes cinq milles et 180 tours. 

(1) Descript. Const.

Son évaluation n’est pas rigoureusement exacte ; mais on verra par l’échelle de la carte, qu’il s’est beaucoup moins éloigné de la vérité, que ces historiens enthousiastes, et ces voyageurs exagérés, qui ont porté l’enceinte de Constantinople jusqu’à trente milles. 

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CHAPITRE V. 
Des Citernes de Constantinople et de l’Aqueduc de Valens. (Bosdoghan Kemer). 

Quoiqu’il y eût, dit Procope (1), une grande abondance d’eau à Constantinople ; cependant, en été, les sources tarissoient quelquefois ; pour obvier à cet inconvénient, dont le peuple eut beaucoup à souffrir, on bâtit dans les différens quartiers de la ville de grandes et magnifiques citernes, semblables à celle qui sert de fondement à l’église de Sainte Sophie. 

Après d’innombrables recherches, je suis venu à bout de retrouver toutes celles qui avoient été découvertes par Pierre Gilles, et d’en découvrir quelques autres qui lui avoient échappé. 

(1) De aedificiis, ch. ii. 

La citerne impériale, cisterna Basilica (1), se voit encore au nord-est de Sainte-Sophie, auprès du lieu nommé léré-Batan ; au tems où Pierre Gilles l’observoit et s’y promenoit en bateau (2), on y comptoit 336 colonnes disposées sur douze rangs : suivant sa longueur, et à la distance de douze pieds l’un de l’autre, on ne découvre plus que son emplacement. 

La grande citerne, cisterna maximal est au sud-est, et à très-peu de distance de la colonne brûlée. Les ouvriers en soie y ont établi leur filature, comme dans toutes celles qui ne sont pas entièrement ruinées. 

(1) Codinus. Anonymus in collecta p. 103. 

(2) Gillius, liv. 2, ch. 20. 

La citerne Mocisia, ainsi appelée du voisinage de l’église de Saint Mocius, a été transformée en jardin ; son enceinte construite en belle pierre de taille, est de 970 pas; elle fut bâtie par Anastase Dicorus (1) ; les turcs l’appellent aujourd’hui Tchikour-Bostan (petit jardin) (2). On la voit à quelques pas au nord de la mosquée d’Exi-Marmara, dans le lieu le plus favorable pour la distribution des eaux sur toute l’étendue de la septième colline. La citerne Asparis, située près de la mosquée de Laleli, est soutenue par quatre-vingts colonnes de marbre de quatorze pouces de diamètre, ayant six pieds dix pouces d’entre-colonnement, et éloignées de neuf pieds l’une de l’autre. Un certain Asparis qui vivoit sous l’empereur Léon, la bâtit près des anciennes murailles (3). La première enceinte de Constantin qui aboutissoit d’une part vers la porte de Daoud-Pacha, et de l’autre sur le port, devoit passer près de la citerne Asparis. 

(1) Codinus, p. 50. Zonaras, p. 46.

(2) Gillius, ch. 18. 

(3) Codinus, p. 29 et 49.

La position de cette citerne, une fois connue, a déterminé celle du fameux monastère de Psareleos (1), changé en une mosquée appelée par les turcs la mosquée de la citerne, Boudroum-Dgiami, et brûlée quelque tems avant mon arrivée à Constantinople. 

Près de la mosquée de l’Ecuyer, Imrhor-Dgiami, on montre une citerne soutenue par vingt-quatre colonnes corinthiennes de granit, et de vingt pouces de diamètre. 

On trouve les ruines d’une autre près de Tchikour-Hamam, sur le penchant septentrional de la quatrième colline. 

Enfin près de la mosquée de Seirek, Seirek-Djiami y on en voit une très-vaste y qui fut autrefois soutenue par quatre rangs de colonnes corinthiennes dont il ne reste plus que deux. 

(1) Gillius, l. 3, ch, 8. 

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De l’Aqueduc de Valens, 

Avant la fondation de l’empire d’Orient par Constantin, l’empereur Adrien avoit bâti un aqueduc pour apporter les eaux dans Byzance, et lui avoit donné son nom (1). Il est probable que c’est ce même monument qui a porté depuis le nom de Valens et celui de Théodose. Procope se plaint de ce qu’on négligeoit de le réparer sous Justinien (2), et Zonaras ajoute que cet empereur avoit employé le plomb de ses grands canaux à la construction d’autres édifices (3). Les Avariens l’ayant encore détruit sous le règne d’Héraclius ; Constantin Iconomaque le rétablit : enfin Soliman-le-Magnifique, qui le trouva en ruine, le rebâtit de fond en comble. 

(1) Chronic. Vatic. 

(2) Hist. arc. p. 116

(3) Zonaras, pag. 52. Socrates, 1. 4, ch. 8. Nicephor. liv. II, ch. 4. 

Cet ouvrage est construit, comme les murailles de la ville, d’assises alternatives de pierre et de brique ; mais il n’a ni la hardiesse ni le caractère de ceux qu’on voit dans la plaine de Rome. Ce double rang d’arceaux gothiques atteste le mauvais goût de l’architecte. On est étonné de l’immensité du travail ; on est fatigué de son imperfection. 

Les turcs l’appellent aujourd’hui Bosdoghan-kemer. Celui de Bourgas, avec lequel il communique, est d’une construction plus solide et plus élégante. Il est bâti en pierres de taille parfaitement appareillées, et est également composé de deux rangs d’arcades. Les piles en sont percées au premier étage suivant leur épaisseur, de manière qu’on peut traverser l’aqueduc à cheval dans toute sa longueur, qui est de 120 toises. Les eaux du fleuve Hydralis arrivent de trois lieues sur ces deux aqueducs, dans les parties les plus élevées de Constantinople, d’où elles sont distribuées dans les bains et dans ces nombreuses fontaines où les turcs vont se désaltérer et satisfaire aux pratiques de leur religion. 

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CHAPITRE VI. 
De Sainte Sophie, 

CE temple fameux, que les grecs ont trop vanté, est situé sur la belle colline qui termine le promontoire anciennement appelé Acropolis ou terre de Saint- Dimitri. 

Constantin en jeta les fondemens quelque tems avant sa mort, et son fils Constans l’acheva sur un plan qui paroît avoir eu beaucoup d’analogie avec l’église de Saint Paul hors des murs de Rome. Il fut plusieurs fois la proie des flammes, entr’autres, lorsque les ennemis de Saint Jean-Chrysostôme y brûlèrent ceux qui n’avoient pas voulu souscrire à son bannissement. Justinien, pour le rebâtir, employa pendant dix-sept ans tous les revenus de l’Egypte ; il fit transporter les marbres les plus précieux des carrières de l’Asie mineure, des îles du continent de la Grèce, et jusques du fond de la Gaule. Huit colonnes de porphyre tirées du temple du Soleil bâti par Aurélien, furent consacrées par une dame romaine à la construction du nouveau temple : huit autres de verd antique furent envoyées à Justinien, par les magistrats d’Ephèse. 

De quelque côté qu’on approche de Sainte Sophie, on n’aperçoit que son large dôme de forme très-applatie, les nombreuses coupoles inférieures qui l’entourent, et les lourds contre-forts qui le soutiennent. 

La forme générale de cet édifice représente une croix grecque inscrite dans un rectangle ; sa longueur de l’est à l’ouest est de 270 pieds, et sa largeur du midi au nord de 240 (1). 

(l) Dimensions de S. Pierre de Rome. 
Longueur, 610 pieds. 
Largeur, 420. 
Diamètre du Dôme, 133. 
Hauteur sous clef, 369. 
Dimensions de S. Paul de Londres. 
Longueur, 474 pieds; 
Largeur, 207. 
Diamètre du Dôme, 100. 
Hauteur sous clef, 234. 

Il est précédé de deux vestibules, dont le premier est le narthex, où se tenoient les pénitens auxquels l’entrée du temple étoit interdite. 

On y entre par neuf portes de bronze ornées de bas-reliefs. 

Quarante colonnes de différentes matières plus ou moins précieuses, mais la plupart disproportionnées, en soutiennent soixante autres qui décorent le ginaitikion ou la galerie que les femmes occupoient anciennement. 

La coupole accompagnée de deux demi-dômes et de six petits, est le premier ouvrage de ce genre qui ait été fait en architecture ; elle est portée sur quatre énormes pilliers réunis entr’eux par de grandes arcades, et fortifiés par huit colonnes de granit, de quatre pieds de diamètre. Dans l’intervalle des vingt-quatre fenêtres étroites qui l’éclairent, sont placés des arceaux en mosaïque, qui vont en diminuant se terminer à son sommet. Elle a 105 pieds de diamètre, 18 pieds seulement de profondeur, et 165 d’élévation au-dessus du pavé du temple. 

S’il est vrai, comme les turcs l’assurent, qu’elle soit bâtie de pierres-ponces, il ne faut plus être surpris de sa hardiesse et de sa légèreté. J’ai fait plusieurs tentatives pour m’en assurer ; mais rien ne sauroit vaincre à cet égard le préjugé des bons musulmans, qui sont intimement convaincus qu’elle s’écroulera le jour où elle sera souillée du poids d’un incirconcis. 

Lorsque le temple de Sainte-Sophie étoit consacré au culte des chrétiens, il étoit desservi par neuf cents prêtres, auxquels Justinien avoit accordé un revenu annuel d’un million d’écus ; on voyoit alors au-delà des deux pilliers qui sont à l’est, une balustrade terminée d’un côté par le trône de l’empereur, et de l’autre par le siège du patriarche ; cette balustrade séparoit la nef du chœur. Le clergé et les chantres occupoient l’espace intermédiaire qui se trouvoit au-delà, jusqu’aux marches de l’autel placé dans le demi-dôme qu’on voit au fond de l’église. Le sanctuaire communiquoit par plusieurs portes à la sacristie, au vestiaire, au baptistaire et au bâtiment contigu qui servoit à la pompe du culte ou à l’usage particulier de ses ministres. 

Après la prise de Constantinople, Maliomet entra à cheval dans Sainte Sophie : il monta sur l’autel ; et après avoir fait sa prière, il dédia ce temple à son prophète. Alors le sanctuaire fut renversé, l’Alcoran fut placé dans le Maharab (1) [mirhab], la tribune du sultan remplaça celle de l’empereur, et le siège du mufti succéda à celui du patriarche. Ainsi la religion chrétienne, qui, quatorze siècles auparavant, avoit renversé les temples du paganisme, fut à son tour forcée de céder les siens à une religion nouvelle ; mais les turcs respectèrent le Dieu des vaincus ; ils n’eurent pas l’imprudence de briser la seule digue qui protège les Empires contre l’aveuglement de la multitude et contre le caprice des tyrans ; ils traitèrent avec le patriarche Gennadius comme avec une puissance ; ils l’admirent dans leur conseil, et en lui rendant sa dignité ils s’assurèrent de l’obéissance du peuple entier qu’ils venoient de conquérir. 

(1) Espèce de niche qu’on voit dans toutes les mosquées, et où l’on place le livre de coran. Le Maharab est toujours tourné du côté du Kéblé [qibla] ou de la ville de la Mecque, où est le tombeau de Mahomet. 

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CHAPITRE VII. 
De l’Église des Saints-Apôtres, et de celle de S. Jean Studius. 

L’église des Saints Apôtres fut bâtie par Constantin, et embellie par Justinien (1) ; les historiens assurent qu’elle ne cédoit en rien à SainteSophie (2). Eusèbe en fait une description applicable en tout point aux mosquées impériales des turcs. « Elle étoit précédée, dit-il, d’une vaste cour entourée de portiques, autour de laquelle on avoit pratiqué des écoles publiques, des bains et des habitations pour les prêtres. Constantin y fut enterré, son corps fut déposé dans un cercueil d’or, et renfermé dans un très beau sarcophage de porphyre, dont on montre encore les débris exposés près de la mosquée de Seirek, aux injures des saisons et à celles du peuple de Constantinople (1). »

(1) Theophanes, p. 21. Procop. de œdificiis, liv. I, ch. 4. 

(2) Evagrius, 1. 4, ch. 30. Zonaras, p. 53. 

Pierre Gilles prétend que l’église des Saints-Apôtres occupoit l’espace où se trouve aujourd’hui la mosquée de Mahomet : je croirois plutôt qu’elle étoit située vers l’endroit où est le sarcophage de Constantin, et qu’elle a été remplacée par la mosquée de Seirek. Les constructions antiques qui soutiennent cette mosquée sur le penchant de la quatrième colline, viennent à l’appui de mon opinion. 

Studius, patricien romain, d’une piété exemplaire, bâtit un monastère dans les faubourgs de Constantinople (2) ; parmi les moines qui honorèrent cet établissement, on remarque Théodore surnommé le Studite, dont il nous reste des sermons et d’autres ouvrages qui ne sont pas sans mérite.

(1) Ce sarcophage a dix pieds de long sur six de large, et huit de profondeur. 

(2) Anonym, pars prima, Ant. Const. liv. 2. Baud. pag. 21. 

Cet homme courageux et ferme dans ses principes, resta sept ans en exil pour n’avoir pas voulu souscrire à la doctrine des iconoclastes, et il eut la hardiesse d’attaquer publiquement la conduite de l’empereur Constantin, fils de Léon IV, qui avoit répudié sa femme pour en épouser une autre. 

L’église de Studius existe encore : c’est la mosquée de l’Ecuyer, Imrhor Dgiamiy qu’on trouve entre la porte Psamathia et le château des sept tours. Le vestibule de cette mosquée est orné de quatre colonnes de marbre, sur lesquelles repose une architrave d’un assez beau travail. 

(1) De Top. Const. ch. 9. 

Au tems de Pierre Gilles (1) les deux côtés de la nef étoient formés par un double rang de colonnes corinthiennes élevées l’une sur l’autre, et séparées par un entablement. 

Un de ces côtés a été consumé par les flammes, peu de tems avant mon arrivée à Constantinople. Les quatorze colonnes qui restent sont du plus beau verd antique, et ont vingt-six pouces de diamètre. 

[122] 

CHAPITRE VIII. 
Du Phare de Byzance et de l’Arsenal appelé Mangana. 

AMMIEN Marcellin parle d’un phare élevé sur le promontoire de Byzance ; sans doute il n’étoit pas éloigné de Sainte-Sophie : où le placer en effet plus convenablement pour éclairer les vaisseaux qui venoient de la Propontide, et ceux qui descendoient du Bosphore ? Les turcs l’ont transporté sur les murailles de la ville, entre Thatlady et Akour-kapoussi ; ils en ont aussi établi un autre sur les rivages de l’Asie, au sud de l’ancienne Chalcédoine. 

Il y avoit dans le voisinage du phare un arsenal appelé Mangana (1) : on sait que les machines de guerre suspendues aux murailles de l’église Sainte-Irène, qu’on voit dans la première cour du sérail, furent transportées de l’arsenal Mangana lors de la prise de Constantinople par Mahomet II.

(1) Glycas et Codinus, p. 33. 

On sait même qu’il y avoit dans leur nombre une catapulte. Des militaires instruits et des amateurs de l’antiquité m’avoient chargé, avant mon départ pour Constantinople, de faire des recherches sur cette machine aujourd’hui tout-à-fait oubliée. D’après la description de Vitruve et les notions qui m’avoient été fournies, je cherchai à la démêler à travers les différent débris qui couvrent les murailles de Sainte-Irène, mais je les trouvai tellement désunis et décomposés par les injures du tems, qu’il me fut impossible d’y reconnoître aucun ensemble. Le baron de Tott (1), dit l’avoir vue, mais il n’en donne point la description. 

(1) Mémoires du baron de Tott, tome I, page 146. 

[124] 

CHAPITRE IX. 
De l’Hyppodrôme. 

L’Hyppodrôme que les turcs désignent encore aujourd’hui par l’expression équivalente d’At-meïdan (1), fut commencé par Sévère et fini par Constantin, sur le modèle du grand cirque de Rome. Deux rangs de colonnes élevées l’une sur l’autre et appuyées sur un large soubassement, en formoient l’enceinte. Il étoit décoré d’un nombre infini de statues de marbre et de bronze, d’hommes et d’animaux, d’empereurs et d’athlètes ; on y admiroit sur-tout ces quatre chevaux de bronze, transportés de Rome à Constantinople, de Constantinople à Venise, et que la main toujours victorieuse d’un guerrier vient enfin de fixer dans nos murs. 

(1) Place aux chevaux.

Ce fut au milieu de l’Hyppodrôme que le vainqueur des africains et des vandales, le grand Belizaire, surnommé la gloire des romains, reçut les honneurs du triomphe (1), et que peu de tems après, s’il faut en croire certaines traditions, on le vit demander l’aumône au pied de ces mêmes monumens que son bras avoit tant de fois sauvés. Seroit-il possible que Justinien ait jamais flétri son caractère par une ingratitude aussi monstrueuse. Croyons plutôt avec la plupart des historiens, que Belizaire perdit un moment les bonnes grâces de son maître, et qu’il les regagna bientôt par l’intercession de sa femme Antonine. 

(1) Hist. univ. de Hardouin. Lettres sur la Grèce, de Guys, p. 335. 

De tous les monumens qui décoroient anciennement l’Hyppodrôme, il ne reste plus qu’un obélisque de granit, une pyramide à moitié ruinée, qui fut autrefois revêtue de bronze par Constantin Porphyrogènete, et cette colonne formée par trois serpens entrelacés, dont la tête soutenoit le trépied d’or, que les grecs consacrèrent à Apollon dans le temple de Delphes après la défaite de Xerxès. 

Ce monument est un des plus singuliers et en même tems des plus authentiques de l’antiquité. Zozime, Eusèbe, Socrate et Sozomène (i) le désignent expressément parmi les dépouilles sacrées du temple de Delphes, qui furent transportées par Constantin, dans sa capitale. Lorsque Mahomet II devenu maître de Constantinople, exerçoit sa fureur contre les monumens des infidèles, il frappa celui-ci arec sa hache de bataille et coupa la tête d’un des serpens (2). 

L’obélisque de granit fut apporté de Rome, suivant les uns ; suivant d’autres, on le transporta d’Egypte, et il fut élevé sous le règne de Théodose.

(1) Baudouri, Aed. antiq. Constant. p. 668. Gillius, l. II, ch. 13. 

(2) Thevenot, 1. i, ch. 17. 

Les hyérogliphes qui couvrent ses quatre faces, sont d’un très-beau dessin, mais il est mal proportionné. 

Il n’est pas aisé de donner une explication satisfaisante des bas-reliefs qui ornent son piédestal : on peut seulement conjecturer avec Pierre Gilles, que dans la face tournée vers l’est, l’artiste a représenté l’empereur tenant sa couronne à la main et se délassant des fatigues du gouvernement à la vue d’une troupe de danseurs et de musiciens ; que dans celles de l’ouest et du nord, l’empereur reçoit des couronnes et des offrandes ; et qu’enfin dans celle du sud, il instruit ses deux fils Arcadius et Honorius dans l’art de gouverner. 

Si quelque chose pouvoit consoler le voyageur qui se trouve au milieu de ces fragmens mutilés, et échappés comme par miracle aux révolutions et aux incendies, c’est la magnifique mosquée du sultan Achmet, qui en occupe aujourd’hui toute la longueur, et qui est sans contredit le plus beau temple que les turcs aient jamais bâti. Mais combien ce tableau est inférieur à celui dont jouissoient les spectateurs de l’Hyppodrôme, lorsqu’après avoir rassasié leurs yeux des chefs-d’œuvres de l’art et de la variété d’un spectacle intéressant, ils les proraenoient au loin sur l’immense étendue de la Propontide, et jusques sur les hauts sommets de l’Olympe de Bythynie. 

L’Hyppodrôme, dans son état actuel, est réduit à deux cent cinquante pas de long sur cent cinquante de large ; il sert encore aujourd’hui d’arène aux jeux des turcs et à leur exercice militaire. Dans les cérémonies et les réj ouissances publiques, la marche du sultan se porte à l’At-meidan, de même que celle des anciens empereurs se portoit à l’Hyppodrôme. 

Le jour de la naissance de Mahomet, j’ai vu le sultan Abdul-Hamid se rendre avec son cortège à la mosquée d’Achmet. Il étoit précédé par le visir, le capitan-pacha et tous les grands de la Porte, montés sur des chevaux magnifiques ; le mufti seul étoit dans un araba ou carrosse à la turque, avec deux tchoadars aux portières. 

Parmi les officiers du grand-seigneur, on distinguoit les eunuques noirs et blancs, les nains, et le beau corps des Tchorbadji dont les casques et les faisceaux rappellent si parfaitement ceux des soldats romains. 

La place de l’At-meidan étoit remplie de spectateurs de tous les rangs ; les dames turques étoient dans leurs carrosses, et les femmes du peuple étoient placées sur des estrades particulières, et séparées des hommes. 

Lorsque le sultan a paru, chacun s’est incliné et s’est couvert la figure avec les mains ; personne, excepté les étrangers, n’osoit envisager Sa Hautesse. « II faut de la terreur dans un gouvernement despotique ; la vertu n’y est point nécessaire, et l’honneur y seroit dangereux » (i). 

(1) Esprit des Lois, 1. 3, ch. 9. 

[131] 

CHAPITRE X. 
Du Forum Augusteum ; d’une des colonnes de Théodose, de celle de Justinien y du Palais impérial, et du Sénat. 

Le Forum Augusteum ëtoit à l’angle occidental de Sainte-Sophie ; il étoit de forme ronde, et environné d’un, double rang de portiques ornés de statues, parmi lesquelles on distinguoit celle de Rhéa, que les compagnons de Jason avoient laissée sur le mont Dyndime, près de Cyzique. 

Constantin porta le scrupule jusqu’à faire briser les deux lions qui lui servoient d’attribut, à changer l’attitude de ses mains, et à donner la posture suppliante d’une chrétienne en prières, à la mère des dieux du paganisme. 

Justinien fit élever au milieu de ce Forum, une magnifique colonne de bronze, sur laquelle on plaça sa statue équestre, tenant un globe dans la main gauche et étendant la droite vers l’orient, comme pour défendre aux perses l’entrée de son Empire. Arcadius avoit auparavant élevé, presqu’au même endroit, une colonne et une statue colossale d’argent, à Théodose son père. Ce fut des précieux débris de cette statue, que Justinien se servit pour élever la sienne. Les turcs ont vengé l’injure faite à Théodose et à son fils ; ils ont à leur tour renversé la colonne de Justinien, et les fragmens de sa statue brisée ont été jetés avec mépris dans un coin du sérail, au tems de Pierre Gilles, qui les vit transporter à la fonderie, et qui vit bâtir une fontaine publique sur les ruines de la colonne de Justinien. 

Le Sénat étoit à l’orient du Forum Augusteum ; il avoit, comme celui de Rome, un aspect imposant et majestueux. De belles colonnes de marbre d’une proportion mâle, en décoroient l’entrée. 

Le Palais impérial s’étendoit entre le Sénat et l’Hyppodrôme. Les auteurs grecs, toujours exagérés dans l’éloge qu’ils font de leurs monumens, prétendent que le Palais impérial de Constantinople ne le cédoit en rien à la maison DoréedeRome(i).Procope, àprès avoir vanté sa magnificence, paroît se complaire dans la description d’un fameux tableau en mosaïque, qu’on y voyoit au tems de Justinien, et qui représentoit Bélizaire à la tête de son armée victorieuse, apportant aux pieds de l’empereur les dépouilles des nations vaincues. 

Il y avoit près du Palais un édifice octogone, où douze jeunes gens étoient élevés par un vieillard qu’on appeloit économe. 

(1) Zozimus. l. 2. Niceph. Call. 1. 7 ; c. 48. Luithprandus ; I. 5, c. 9. 

Une bibliothèque immense leur offroit tous les moyens possibles d’instruction. On a prétendu qu’ils entroient de droit dans le conseil du souverain, et que le peuple lui auroit même imputé à crime de ne pas adopter en matière de Gouvernement, les plans qu’ils proposoient. Zonaras dit avec plus de vraisemblance, que les empereurs les appeloient quelquefois dans leur conseil pour les consulter sur l’administration ; ce qui suppose, cependant, qu’ils y avoient une certaine influence, c’est que l’empereur Léon n’ayant pu les entraîner dans son opinion contre les images, les fit brûler dans leur bibliothèque. 

[135] 

CHAPITRE XL 
Des Thermes d’Arcadius ; de la statue et de la colonne de Théodora; du Palais de Constantin (Tekir-Seraï). 

LORSQUE Sévère eut détruit Byzance, et que Constantin l’eut rebâtie, on vit s’élever sur les ruines de l’ancienne ville, les monumens de la première région de la nouvelle. On y admiroit surtout les Thermes d’Arcadius, enrichis de bronze et de marbre, qui occupoient l’espace où se trouve aujourd’hui le Kiosk des perles (Indgiouli-Kiosk). 

Près de ces Thermes étoit la colonne de Théodora, femme de Justinien, qui surpassoit en libertinage et en beauté, toutes les femmes de son tems. Plusieurs voyageurs ont cru que cette colonne étoit celle dont on aperçoit aujourd’hui le sommet à travers les arbres, du sérail ; mais il suffit d’ouvrir Procope, pour se convaincre de la fausseté de cette opinion. 

La colonne de Théodora, dit Procope, étoit de porphyre. Or, on s’est assuré que celle du sérail est de marbre blanc; elle est d’ailleurs à une grande distance de la mer, et celle de Théodora, suivant Procope, en étoit si voisine, que ceux qui se promenoient dans le vestibule des Thermes où elle étoit située, pouvoient converser avec les matelots qui entroient dans le port ou en sortoient. 

Sur la sixième colline, et près la porte de Travers, Egri-kapoussi, on aperçoit des constructions antiques, qui dominent le port et s’élèvent audessus des murailles de la ville. Pierre Gilles a cru que c’étoient les restes du palais de Constantin (1) ; d’autres disent du palais de Bélizaire. 

(1) Topog. Consul. 4, ch. 4. 

Ce qui prouveroit que cet édifice n’est pas d’une antiquité si reculée, c’est que l’on y remarque encore quatre étages très-distincts, et que les fenêtres ont conservé leurs embrasures en marbre. Un jeune enfant sous Mahomet II, trouva dans ses ruines un diamant que l’on conserve dans le trésor du sultan, et que les turcs vantent comme le plus beau qu’il y ait au monde. 

[138] 

CHAPITRE XII. 
Description particulière du port de Constantinople ; des fleuves Cydaris et Barhyssès ou des Eaux douces. 

LES anciens appeloient le port de Byzance Chryzocéras (la Corne d’or). Ce nom, suivant les uns, tlroit son origine de Keroessa, mère de Byzas (1). Suivant d’autres, on l’avoit emprunté de la corne d’Amalthée, à cause de l’excessive abondance qui régnoit dans ce port, et des richesses immenses qui y arrivoient de toutes parts (2). Strabon enfin prétend que cette dénomination provenoit de la configuration du golfe, qui par ses enfoncemens et ses saillies, représentoit parfaitement une corne de cerf (3). 

(1) Procop. de œdif. l. i, ch. 5. 

(2) Hezichius. Pline. 

(3) Strab. Cas. 1. 7, p. 492, 

Trois promontoires en formoient l’entrée; l’Acropolis au midi (1), le Metopos au nord (2), et le Damalis sur la côte d’Asie (3). 

Sa largeur entre le Métopos et l’Acropolis étoit d’environ cinq stades ; vers le port Sica (4) elle n’étoit que de trois. 

Sa longueur depuis l’Acropolis jusqu’à l’embouchure des fleuves Cydaris et Barbyssès, étoit de soixante stades (5). Le golfe de Chryzocéras étoit le rendez-vous commun des poissons des deux mers. Les palamydes (6), sur-tout à l’entrée de l’hiver, fuyant les froides retraites des Palus Méotides, accouroient par bandes à travers le Pont-Euxin, pour chercher un abri dans le Bosphore.

(1) La pointe du sérail. 

(2) La porte Egri à Galata, Egri-kapoussi ou Sali-Bazari. 

(3) Le promontoire de Scutari.

(4) Le milieu de Galata. 

(5) Strabon, 1. 7. 

(6) Arist. 1. de piscibus. 

Arrivées au promontoire Damalis, elles se précipitoient en foule dans le port, attirées sans doute par la pâture qu’elles y trouvoient, et non pas effrayées, comme l’a dit un grand naturaliste (1), par la blancheur des rochers qu’elles apercevoient au fond de l’eau sur les rivages d’Asie. 

Les byzantins tirèrent de grands profits de cette pêche abondante, à laquelle les chalcédoniens, quoique très-voisins, ne participoient point, parce que les palamydes n’arrivoient jamais jusqu’à eux (2). 

(1) Pline. Voyez aussi Taciti Annalium, l. 12, 63. 

(2) Strab. liv. 7. Antiphanes, Com. apud Athaeneum, l. 3. Oppianus, l. 4. Dion Chrys.. Orat. 33. 

Le tems n’a point altéré le tableau que les anciens nous tracent ici du golfe Chryzocéras ; il conserve de nos jours les mêmes dimensions et les mêmes avantages : il est encore, comme il l’étoit alors, le rendez-vous des poissons des deux mers ; et les palamydes y sont en si grande abondance, qu’on en remplit des bateaux entiers d’un seul coup de filet (1). 

La nymphe Io, en proie à la vengeance de Junon, fut poursuivie par un taon jusqu’à l’embouchure des fleuves Cydaris et Barbyssès. Elle y accoucha d’une fille nommée Keroessa, qui fut allaitée par Sémistra, et qui portoit sur le front les signes de la métamorphose de sa mère. 

Peu s’en fallut que Byzas, fils de Keroessa, et fondateur de Byzance, ne bâtît sa ville à l’endroit nommé Sémistra, du nom de sa nourrice, où les deux fleuves se réunissoient pour se jeter dans le golfe. On raconte qu’il en avoit déjà posé les premiers fondemens, lorsqu’un corbeau vint enlever au milieu des flammes, la victime qu’il sacrifioit pour invoquer la protection des dieux, et la transporta sur le promontoire du Bosphore. 

(1) Gilllus, în Praef. ad urb. descript. 

Le nom de Barbyssès est entièrement inconnu aux habitans actuels de Constantinople ; les turcs l’appellent Kiat-Hana, et les grecs Kartaricos, noms qui, dans les deux langues, rappellent les moulins à papier qui se trouvent à son embouchure. 

Le Barbyssès a environ 15 milles de cours. Pendant près de six milles, il serpente au milieu d’une prairie qui sert d’herbage aux chevaux du grand-seigneur. 

Un peu au-dessous de sa source, il reçoit un petit fleuve que les anciens appeloient Hydrolis, et que les habitans appellent aujourd’hui Kamar ou Kemar, à cause des aqueducs que l’empereur Andronic avoit fait bâtir pour le transporter à Constantinople. 

Le fleuve Cydaris est appelé par les turcs Machlena. Il a un cours plus étendu que le Barbyssès, mais il est moins large que lui. 

Le fond du golfe qui avoisine l’embouchure des fleuves Cydaris et Barbyssès, étoit connu chez les anciens sous le nom de Sapra-Talassa (mer pourrie), à cause de la fange que ces fleuves y apportoient, et des marais qu’ils y formoient. 

[144] 

CHAPITRE XIII. 
De l’ancien port de Théodose (Vlanga Bostan), du port de Julien (Cadhirga Limani), et du quartier appelé Condoscalé. 

Les jardins qu’on voit près de la porte de Daoud-Paclia, sur le port de la Propontide, et qu’on appelle Vlanga-Bostan, occupent l’espace où étoit autrefois le port de Théodose ou d’Eleuthère (1). On aperçoit encore des débris considérables de son enceinte, qui sont d’une solidité à toute épreuve ; et d’après les mesures que j’en ai prises, elle devoit avoir quatre-vingts toises de long et soixante de large. 

(l) Ducange, Constant. Chron. liv. I, p. 61, Topog. Const. l. 4. 

Le palais qu’habitoit Andronic Comnène, avant son avènement à l’Empire, portoit le nom de Blanga ou Vlanga. Il est probable que les jardins qui occupent aujourd’hui l’emplacement du port de Théodose, ont pris leur dénomination de cet ancien palais (1). 

J’ai remarqué dans ces jardins un reste de muraille antique, avec un double rang d’arcades. Comme la première enceinte de Constantinople, bâtie par Constantin, devoit aboutir dans ces environs du côté de la Propontide, il paroît vraisemblable que ce sont là ses débris. 

Belizaire, général des armées de Justinien, après avoir défait les perses, marcha contre Gélimer, l’usurpateur du trône des vandales : le bassin d’où son armée navale partit pour cette expédition, étoit situé sur la Propontide ; il avoit été construit par Julien, et portoit le nom de cet empereur (2). 

(1) Nicetas, l. 4, n°. 11. 

(2) Codinus, pag. 44. 

On en reconnoît encore l’enceinte près de la Porte-Neuve, Ieni-Kapou, et les turcs l’appellent Cadhirga-Limani (le port des galères (1). Elle consiste en une place triangulaire assez vaste, où j’ai remarqué trois belles colonnes de granit renversées, et un édifice considérable appelé Beilik-Seraï ou Beilik Chedrivan (jet d’eau royal). 

D’un des côtés de cette place, se trouve le palais d’Esma-Sultané, sœur de l’empereur Abdul-Hamid ; et de l’autre, un emplacement destiné à l’équitation, et appelé Dgindi-Meidan (la place des cavalcades). 

Suivant plusieurs écrivains (2), il y avait à Constantinople un bassin ou port, appelé Condoscalium. Les uns le placent près du port de Julien (Cadhirga-Limani), les autres dans le voisinage de celui de Théodose (Vlanga Bostan).

(1) Leunclauius, in Pand. Turc. N. CC. Topogr. Const. l. 2, ch. l5. 

(2) Jean Cantacuzène, 1-4, c. II. Phranzès, l. 3, c. 11. 

Pachymères (1) dit qu’il fut construit par Michel Paléologue, et qu’on en augmenta la profondeur, en jetant du vif-argent dans l’eau de la mer qui y étoit enfermée. C’est aux physiciens à juger quelle confiance mérite ce fait extraordinaire, qui n’a d’ailleurs été cité par aucun autre auteur que lui, 

A force de recherches, j’ai découvert dans les environs de Cadhirga-Limani, une rue étroite, que les turcs appellent encore Condoscalé, et j’ai lu ensuite dans Codinus (2) que Condoscalium n’étoit pas un port, mais un carrefour de la ville, par où l’on descendoit à la Propontide, et qui avoit pris son nom du grec vulgaire, kontos ou kondos, qui signifie court, petit ou étroit. 

Kontos est aussi un mot grec littéral, et signifie un de ces petits bateaux que l’on conduit avec une perche. 

(1) Pachymères, L 5, ch. 10. 

(2) Codinus, p. 54. 

[148]

CHAPITRE XIV. 
Du faubourg appelé Sika, aujourd’hui Galata ; et de l’Hebdomon (Eioup) [Eyüp]. 

J’ai déjà dit que la treizième région étoit située sur le rivage opposé à la ville, et occupoit l’espace où sont aujourd’hui les faubourgs de Fera et de Galata. Procope dit, en parlant des édifices de Justinien, que cet empereur fit construire un pont entre le faubourg de Sika et la ville (1), et qu’il donna à ce faubourg le droit de cité avec le nom de Justinianopolis. 

La chaîne qui fermoit le port pendant le siège de Constantinople, s’étendoit depuis le port de Sika jusqu’au rivage opposé du promontoire, et Pierre Gilles dit (2) qu’il y avoit encore à Galata une porte qu’on appeloit la porte de la Chaîne, porta Catena ; mais les habitans n’en ont plus aucune connoissance. 

(1) De œdificiis, 1. 2. 

(2) Top. Const. liv. 4, ch. 10. 

On donnoit à ce faubourg le nom de Sika, à cause des figues qu’on y recueilloit en grande abondance. 

Honorius avoit bâti dans la treizième région un Forum et un Théâtre, dont il ne reste plus aucune trace, non plus que du temple d’Amphiaraus, ni de celui de Diane -Lucifère. Au tems de Pierre Gilles, cependant, on trouvoit à Galata une petite église dédiée à Sainte Photine, Agia Photina, dont le nom avoit beaucoup de rapport avec celui de Diane ; mais cette église a été détruite, et les habitans ont oublié jusqu’à son nom. 

Le seul monument antique qui reste dans cette région, est une grande citerne dépouillée de ses colonnes, qui sert aujourd’hui de jardin au couvent des Lazaristes près de l’église de Saint Benoît. 

On sait que l’Hebdomon étoit un lieu où les empereurs recevoient les marques de leur dignité, et se préparaient à faire leur entrée dans Constantinople. 

Idatius (1) raconte que Valens fut couronné dans l’Hebdomon, par son frère Valentinien, et qu’il orna ce lieu des plus belles statues. Arcadius y fut aussi couronné par son père Théodose. 

Rufin, préfet du prétoire, y fut mis à mort, et Phocas y fit exposer les têtes de ses fils avec celle de Maurice. 

On a beaucoup disputé sur la véritable position de l’Hebdomon ; plusieurs antiquaires l’ont placé à une grande distance de la ville : mais Pierre Gilles (2), d’accord avec l’auteur de l’ancienne description de Constantinople, le place au fond du port : ce qui semble confirmer son opinion, c’est que les sultans qui ont imité la plupart des usages qu’ils ont trouvé établis dans l’Empire grec, vont également recevoir les marques de la royauté dans la mosquée d’Eioup, située en face de l’ancien quartier des Blakernes, et sans doute très-peu éloignée du lieu qu’occupoit l’Hebdomon. 

(1) Ducange, p. 140. 

(2) Topog. Const. L 4, ch, 4, 

[152]

CHAPITRE XV. 
De la Colonne Virginale ; de la Colonne de porphyre ; des Colonnes triomphales de Théodose et d’Arcadius ; de la Colonne de Marcian. 

Il y avoit anciennement sur la colonne Virginale une statue de Vénus qui avoit le don de faire distinguer les filles sages de celles qui avoient cessé de l’être. Les premières s’approchoient impunément de la colonne et fixoient hardiment la statue ; les secondes au contraire devenoient à l’instant furieuses, couroient dans les rues en déchirant leurs vêtemens et exposant leur nudité comme des bacchantes. Pierre Gilles (1), pendant son séjour à Constantinople, vit transporter cette colonne, haute d’environ soixante pieds, dans la mosquée de Soliman. Les turcs lui avoient conservé le nom de Kic-tach [Kıztaş] (la pierre de la fille). 

(1) Topog. Const. liv. 4, ch. i. 

Constantin n’avoit pas pour le fils deLatone la même antipathie que pour les autres dieux du paganisme. Il l’excepta plusieurs fois de la proscription générale qu’il avoit prononcée contre eux, et il consentit même à recevoir sous la figure de ce dieu, les hommages du peuple qu’il gouvernoit (1). 

La colonne de porphyre sur laquelle étoit placée la belle statue d’Apollon, qu’on révéroit comme celle de Constantin, fut apportée de Rome à Constantinople : elle existe encore sur la deuxième colline. Des liens de fer en soutiennent les débris calcinés par les incendies qui ont ravagé si souvent la partie de la ville où elle est située. 

(1) Hesychius. Milesius. Cedrenus. Zonaras. Manuel Chryzoloras, page 122. 

Elle est d’ordre dorique : son piédestal de forme carrée, a dix-huit pieds de hauteur. Une restauration moderne, ouvrage des turcs, couvre entièrement le plinthe et le tore que l’on voyoit encore au tems de Pierre Gilles. Le fût qui n’est point creux, comme beaucoup d’historiens et de voyageurs l’ont cru, a trente-trois pieds de circonférence, et est formé de plusieurs blocs de porphyre dont la réunion est cachée par la guirlande qui l’entoure : ce qui peut-être a fait croire que la colonne étoit d’une seule pièce. 

Chacun des blocs qui la composent a dix pieds d’élévation : on y en comptoit autrefois huit ; mais sous le règne d’Alexis Comnène, la foudre renversa la statue qui y étoit placée et les trois premiers blocs du sommet. On les remplaça par plusieurs assises de pierre sur lesquelles on n’oublia pas d’inscrire en gros caractères le nom du souverain qui laissoit à la postérité ce monument de son mauvais goût et de celui de son siècle. 

Il est certain qu’il n’y avoit à Constantinople que deux colonnes triomphales ; l’une étoit sur la troisième colline, et l’autre sur la septième. Les bas-reliefs dont elles étoient décorées l’une et l’autre, rappeloient des combats et des victoires. Gentil-Bellin, peintre vénitien, appelé à Constantinople par Mahomet II, dessina l’une de ces colonnes, mais on n’en a point trouvé le nom dans ses dessins. Pierre Gilles, de son côté, a donné la description et les mesures de l’autre, mais il ne l’a point dessinée. Busbek enfin a dessiné celle-ci, mais ses dessins n’ont point été publiés. 

Tous ces voyageurs ont ainsi laissé les érudits dans la plus complète incertitude sur la colonne qu’ils ont prétendu faire connoître. «Plût à Dieu, dit Bandouri (1), que Busbek eût publié ses dessins, afin de nous apprendre laquelle des colonnes de ce Théodose ou d’Arcadius avoit été dessinée par Gentil-Bellin ! »

(1) Tome 2, page 507. 

Je n’ai rien négligé pendant mon séjour à Constantinople pour résoudre cet intéressant problème d’antiquité, et je crois y avoir réussi. La colonne triomphale de Théodose étoit dans le Forum que cet empereur bâtit la quinzième année de son règne sur la troisième colline : elle étoit creuse, et l’on montoit sur le sommet par un escalier pratiqué dans l’intérieur. Les sculptures qui en ornoient le fût, représentoient les victoires de cet empereur sur les Scythes et les autres barbares (1). Quarante ans avant l’arrivée de Pierre Gilles à Constantinople, on la voyoit encore près de Taouk- Bazar sur la troisième colline. Bajazet la renversa pour bâtir ses bains. 

(1) Théophanes. Cedrénus, p. 323. 

La colonne d’Arcadius étoit sur la septième colline. Nicéphore, Cedrénus et Théophanes assurent qu’elle étoit en tout semblable à celle de Théodose (1). Pierre Gilles qui la mesura avec le plus grand soin, dit qu’elle avoit cent vingt pieds de hauteur, et que le fût étoit orné de sculptures comme celui de la colonne Trajanne. Il remarqua des aigles aux quatre angles de la corniche du piédestal, et sur chacune des faces du plinthe sept figures de génie, soutenant des guirlandes de laurier (2). 

Ce piédestal est la seule partie qui reste de la colonne d’Arcadius ; je l’ai retrouvé dans le quartier d’Avret-Bazar (le marché aux femmes) ; et quoiqu’il soit très-mutilé, j’y ai cependant reconnu distinctement les quatre aigles et les sept figures décrites par Pierre Gilles. J’ai de plus observé un char attelé de quatre chevaux, sur la première assise du fût qui subsiste encore, et qui a douze pieds de diamètre. 

(1) Cedrenus, ibid. page 323 - Scriptor chron, Alex. 

(2) Top. Const, ch. 7. 

Il n’est pas difficile maintenant de savoir laquelle de ces deux colonnes a été dessinée par Gentil-Bellin. Si l’on examine les dessins de celle qui a été publiée par Bandouri, on verra que son piédestal n’a rien de commun avec celui qui vient d’être décrit, qu’on n’y trouve ni aigles, ni génie, ni guirlandes ; ce n’est donc pas la colonne d’Arcadius qui a été dessinée par le peintre vénitien. 

Il resteroit à examiner si celle qu’il a donnée pour la colonne de Théodose a été fidèlement copiée sur ce monument ; c’est aux altistes à décider si les arts du quatrième siècle avoient conservé cette pureté de style. Quant à moi, j’ai trouvé une telle différence entre les figures de la colonne d’Arcadius et celles de la colonne de Théodose, qu’il me paroît impossible que les arts aient éprouvé une pareille décadence dans le court intervalle qui sépara le règne de ces deux empereurs. 

Sur le côté méridional de la quatrième colline et près de la mosquée d’Ibrahim-Pacha, on trouve une colonne de granit, de quinze pieds de hauteur, que les turcs appellent Kistach (la Pierre de la fille (1)). Son chapiteau composite est surmonté d’un cube de marbre blanc où a été placée la statue de Marcian, comme l’atteste l’inscription suivante, publiée par Whéler, et dont on lit encore avec assez de peine quelques caractères au-dessous de la corniche du piédestal. 

Principis hanc statuam Marciani 
Cerne torumque. 
Ter ejus vovit quod Tatianus opus. 

(1) Les turcs paroissent affectionner cette dénomination. Ils la donnoient à la colonne Virginale ; ils la donnent à celle de Marcian, et ils appellent aussi la Tour de Léandre, la Tour de la fille (Kis-koulessi) [Kız kulesi]. 

Marcian étoit né dans la Thrace, de parens obscurs : il commença sa carrière militaire par le grade de simple soldat, et parvint par son mérite à la première dignité de l’Empire. Aussitôt l’Orient changea de face : il fit des lois rigoureuses contre les perturbateurs, il rappela les exilés ; les impôts onéreux furent abolis ; le tribut humiliant qu’Attila avoit coutume d’exiger, fut refusé ; et Marcian lui répondit à la manière d’un romain : «  J’ai de l’or pour mes amis ; pour mes ennemis je n’ai que du fer ». Ce grand homme se préparoit à marcher contre l’usurpateur de l’Afrique, lorsque la mort l’enleva à l’estime et à l’affection de l’Empire. 

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CHAPITRE XVI. 
Siège de Constantinople par les turcs, sous Mahomet II. 

Les deux côtés du triangle que forme la ville de Constantinople, étant défendus par la mer, sont inaccessibles à l’ennemi. Mahomet forma sa principale attaque du côté de la terre. Quatorze batteries rangées sur l’éminence de Maltépé, foudroyèrent eil même-tems la ville ; l’artillerie moderne y étoit mêlée avec l’ancienne. A côté des bouches à feu qui vomissoient des boulets d’un énorme calibre, on voyoit la catapulte lançant des pierres et des dards ; des tours mobiles chargées de munitions et de soldats, s’approchoient et s’éloignoient à volonté du rempart. 

Les antiques murailles ne résistèrent pas long-tems à ces machines formidables ; la tour voisine de la porte de Saint-Romain (1) s’écroula : mais les assiégés la réparèrent pendant la nuit, et se montrant sur les murs aux premiers rayons de l’aurore, sembloient braver avec plus d’audace que jamais l’impatient et furieux Mahomet. Ce fut alors que cinq grands vaisseaux arrivèrent des îles au secours de la capitale (2). L’escadre turc, composée de trois cents vaisseaux, étoit placée à l’embouchure du Bosphore, et s’étendoit d’un rivage à l’autre. 

Le lecteur qui a maintenant sous les yeux le tableau géograghique de Constantinople, concevra sans doute la grandeur et la majesté de ce spectacle. 

(1) Top Kapoussi [Topkapı]. 

(2) Ducas, Chalcondyle, et Léonard. Chion. 

Les remparts de Constantinople, le camp des turcs, les rivages d’Europe et d’Asie étoient couverts de spectateurs attires par le grand intérêt du combat qui alloit se livrer. Les cinq vaisseaux auxiliaires s’avancent majestueusement de la Propontide au milieu des acclamations d’un peuple immense, contre l’escadre ennemie qui les attendoit à l’embouchure du Bosphore. 

Les apparences du succès n’étoient pas pour les chrétiens. Les ottomans avoient une supériorité effrayante, mais leur marine inparfaite n’avoit pas été créée à loisir et par degré : elle étoit en quelque sorte le fruit instantané de la volonté du sultan. L’escadre turque étoit composée de bateaux mal construits, sans canons et encombrés de soldats. Les vaisseaux chrétiens, au contraire, étoient conduits par des pilotes habiles, et manœuvres par des matelots familiarisés avec les travaux et les dangers de la navigation. Aussi la victoire ne fut pas long-tems indécise ; les turcs battus s’enfuirent en désordre, et les chrétiens triomphans mouillèrent à l’entrée du port. 

Mahomet, indigné de l’échec qu’il venoit d’éprouver, se disposoit, dit-on, à lever le siège, lorsqu’on lui suggéra un nouveau plan d’attaque aussi audacieux qu’extraordinaire. 

Comme il n’y avoit aucun moyen de forcer la grosse chaîne qui fermoit le port et s’étendoit entre la porte de Balouk-Bazar et Galata, il fut résolu de transporter une flotte par terre, des rives du Bosphore dans l’intérieur du port, et d’attaquer ainsi la ville du côté du fanal. La colonie des génois qui occupoit Galata, ne troubla point le sultan dans cette singulière entreprise : sans doute ces marchands avides çt lâches achetèrent la faveur d’être dévorés les derniers. 

Mahomet, dans une nuit, fit couvrir l’espace d’une demi-lieue de planches de sapin enduites de suif et de graisse, A force de machines et de bras, quatre-vingts galères de trente et cinquante rames furent conduites de Bechik Tach à Cassim-Pacha [Kasımpaşa](1). Deux pilotes étoient au gouvernail et à la proue de chaque vaisseau ; les voiles flottoient au gré du vent, et les travailleurs s’égayoient entr’eux par des acclamations et des chants. 

Dès que Mahomet eut des troupes et des vaisseaux dans l’intérieur du port, avec des tonneaux réunis par des solives et revêtus d’un plancher solide il construisit une batterie flottante sur laquelle il établit une de ses plus grandes couleuvrines, tandis que les galères et les troupes avec leurs échelles approchoient de la porte du fanal. 

Le siège avait déjà duré quarante jours, rien ne pouvoit plus différer la prise de Constantinople ; la garnison étoit trop peu nombreuse et trop épuisée pour résister à une double attaque. Les murs du côté de la terre, foudroyés par l’artillerie des turcs, n’offroient plus qu’un amas de ruines, et les quatre tours qui avoisinoient la porte de Saint-Romain étoient abattues.

(1) Cantemir, Hist. Ottom. 1.3, p. 113. 

L’infortuné Constantin recourut alors aux trésors des églises pour la défense de ses sujets, et ses sujets l’accusèrent de sacrilège : les auxiliaires génois et vénitiens l’abandonnèrent, et désertèrent à l’ennemi : il ne lui resta plus qu’à chercher une mort glorieuse au milieu des ennemis; il s’y précipita. On l’aperçut longtems dans la mêlée, faisant à-la-fois les fonctions de général et de soldat : enfin il succomba ; et comme il avoit quitté son habit de pourpre, son cadavre fut confondu avec celui des braves qui périrent avec lui. 

Pendant que la colonne victorieuse entroit en triomphe par la porte de Saint-Romain, celle qui avoit forcé la porte du fanal pénétroit de son côté dans la ville, et se réunissoit à elle. Les grecs, trop confians dans leurs prophéties, étoient persuadés que les turcs, dans la conquête de Constantinople, seroient arrêtés par un ange à la colonne de porphyre (1), et chassés par lui jusqu’aux frontières de Perse. Ils cherchèrent un asyle dans Sainte-Sophie ; l’ange n’arriva point. Les turcs enfoncèrent les portes de l’église ; et comme ils étoient las de carnages, ils commencèrent à faire des esclaves. Tous les rangs furent confondus, et tous les liens de la nature brisés. 

(1) La colonne Brûlée. 

Les temples, les palais, les monastères et les habitations particulières retentissoient des cris et des gémissemens des captifs ; soixante mille personnes furent vendues et dispersées dans les différentes provinces de la Turquie. Ainsi finit l’Empire romain, 1470 ans après son établissement par Auguste, et 1123 ans après sa translation par Constantin (1), 

(1) Chalcondylès croit fermement que les turcs n’ont détruit l’Empire des grecs, que pour venger la prise de Troye ; et il y a des grammairiens du quinzième siècle qui prétendent que le nom de turcs vient du mot classique Teucri. 

FIN DU TOME PREMIER