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Jules Nicolas Théodore Cahu, dit Théo-Critt, (1854-1928), militaire et écrivain français, est l'auteur de très nombreux romans, militaires, humoristiques, d'anticipation etc Il fut candidat des boulangistes à la députation." Il voyagea en train de Paris à Istanbul et fit le récit de ce voyage.

Il fut décoré de l'ordre de l'Osmanié, du Medjidie… (Who's Who, 1910)

Il est l'auteur de très nombreux ouvrages et articles, dont trois qui concernent la Turquie. Sa connaissance du pays n'est pas très précise comme en témoignent ses préjugés ou parfois ses erreurs (sur Sainte-Sophie par exemple).  Il a des contacts dans l'administration, mais, pendant tout son séjour, il passe par l'intermédiaire d'un interprète. Ses descriptions, si l'on en oublie les jugements de valeur et le ton presque perpétuellement négatif, sont toutefois précises.
Il ne montre aucune empathie avec la population turque. Ajoutons un antisémitisme caricatural typique de la droite de cette époque.

Des Batignolles au Bosphore.
Paris, E. Dentu, 1890 
In-16, 376 pages, figures dans le texte, couverture illustrée

Nous reproduisons ci-dessous le texte consacré à Edirne et à Istanbul qui va des pages 180 à 343. Entre crochets, nous indiquons la pagination.

CHAPITRE X
DE SOPHIA A CONSTANTINOPLE

[…]

[Edirne]

Le train reprend sa marche. A quelques kilomètres de Moustafa-Pacha, première station turque, nous franchissons la frontière. Elle est simplement marquée par un petit cours d'eau qui, silencieusement, sans se douter de son importance, coule au bas d’un coteau, dernier contrefort des montagnes dont on se sépare définitivement. La neige a complètement disparu. Plus rien à noter jusqu'à Andrinople où j'arrive vers trois heures du soir. La ville est à huit kilomètres de la gare. De loin, elle paraît pittoresquement assise en amphithéâtre. Ses minarets, immenses cigarettes à bout pointu, s’élancent, gais et légers dans les airs, pendant que ses dômes reçoivent les rayons d’un soleil plus hospitalier qu’à Sophia. Je saute dans une voiture, croyant arriver en quelques minutes à la ville, mais ces dix kilomètres à parcourir me demandent près d'une heure. La route est affreusement défoncée, il y a de la boue jusqu'au poitrail des chevaux et pendant qu'une roue tombe dans une fondrière, l’autre grimpe sur un talus. On croirait qu'une armée entière n'a cessé de passer sur cette route depuis six mois. Jamais on ne la répare. Cependant il n'y a pas d'autre chemin pour aller de la gare à la ville. Les Turcs n'y regardent pas de si près. [181]

Enfin, ma voiture passe la Maritza sur un pont au milieu duquel se trouve une petite chapelle ; elle traverse les cimetières, et je descends sur une place d'Andrinople. Mal pavée, mal bâtie, horriblement boueuse, avec des rues étroites et tortueuses, la ville perd chez elle tout le charme qu’elle répand de loin. Elle ne se fait pardonner cette puanteur et cette désillusion que par la vie, le mouvement, l’animation qu'elle renferme. La variété des costumes surtout est bien faite pour séduire et faire oublier le décor où se meut une population à la fois sordide, étrange, toujours pittoresque. Ce sont des Bulgares avec leur grossier sayon et leur bonnet en fourrure, autour duquel est cumulé un turban en grosse laine noirâtre ; des Arnautes [Albanais] portant une veste brodée, garnie de boutons de cuivre et sans manches sur leur torse nu ; les juifs reconnaissables à leur longue robe doublée de fourrure, leur calotte noire et aux traits anguleux ; les Turcs de la réforme, en redingote noire et fez rouge ; les vieux Osmanlis, en turban évasé de couleurs éclatantes, la veste descendant à peine au-dessous des bras, ornée dans le dos d’un immense pot de fleurs, et le large pantalon bleu ; les Persans au grand bonnet d'agneau noir d’astrakan, aux moustaches hérissées comme celles d'un chat en colère ; les femmes turques drapées du yachmack blanc, du feredji de couleur claire, quelques-unes [182] même ayant remplacé, ô maudite civilisation ! leurs petites bottes en cuir jaune d'or, par d’affreuses bottines comme en portent les habitués de nos bals publics. A toute cette foule orientale, il faut mêler quelques Occidentaux, ayant des vêtements à coupe française et le chapeau mou sur la tête. Ils sont laids, mais ne déparent pas le tableau. Ils servent au contraire à mieux montrer les beautés artistiques de ces costumes, dont nous avons le grand tort de nous servir seulement à l’époque du Carnaval. Toutes les grandes artères sont bordées de boutiques ou plutôt d’alcôves à mi-hauteur, où se tiennent les marchands, accroupis ou couchés, fumant ou dormant, ou bien encore roulant sans cesse sous leurs doigts le « comboloio », espèce de chapelet turc, composé de cent grains, qui correspondent aux cent noms ou épithètes d’Allah. Avec la main, le marchand peut atteindre tous les angles de sa boutique. Les acheteurs se tiennent en dehors. 

Rien de moins luxueux que ces magasins formés d'un trou carré pratiqué dans une muraille. Là pourtant, sont entassés pêle-mêle et sans ordre, parfois de belles marchandises, des étoiles précieuses, des ornements en or et en argent, des fourrures de prix, etc., car le marchand turc ignore totalement l’étalage, ce grand art industriel, poussé à un si haut point par son confrère de Paris. [183] 

Au milieu de ces quartiers marchands, se trouve le grand bazar d’Ali-Pacha, dont l’aspect extérieur n'offre rien de monumental : ce sont de hautes murailles grisâtres, que surmontent de petits dômes de plomb mamelonnant le toit plat de l'édifice, et d’où tombe intérieurement un jour doux et vague, plus favorable au marchand qu'à l’acheteur. Que d'objets curieux et divers dans ces magasins, étranges surtout pour l'oeil d'un Européen. Ici, des flacons d'essence de rose dans leurs étuis de cristal, taillés à facettes dorées ; des chapelets de jade, d’ambre, de coco, d’ivoire ; des miroirs avec leur encadrement en argent repoussé ; des écharpes en soie rayée de Brousse ; les tapis et les châles de Perse, dont la broderie imite à s’y tromper les palmes du cachemire ; les tentures de Pirot aux tons éclatants ; les poteries des Dardanelles aux formes sveltes, toutes couvertes d'ornements dorés ; les tabourets incrustés de mare pour poser le café ; les vieux plus en cuivre, couverts d’inscriptions en caractères turcs, de villes et de passages fantastiques ; les microscopiques zarfs, ou coquetiers, supportant les tasses à café, en filigrane d'or ou d’argent, en cuivre émaillé ou guilloché ; les cloches de narguilé en acier ou en argent ciselé ; les tasses de Chine ou du Japon ; des pantoufles et des blagues à tabac en légère trame d’or et de soie.  [184]

Là, les fines chemises en soie crêpée aux raies opaques et transparentes ; des mouchoirs brodés de soies éclatantes et de paillettes dorées ; des pelisses doublées de martre ou de zibeline ; des vestes toutes garnies de soutaches ; des dolmans roidis d'or ; des brocarts ressemblant à l’étoffe d’antiques chasubles ; des babouches extravagantes à bouts retroussés et pointus, piquées, pailletées, passementées, relevées de houppes de soie, en un mot, tout le luxe fabuleux de ces pays du soleil, que nous entrevoyons comme les mirages d'un rêve, du fond de notre froide Europe.

[La mosquée Selimiye d'Edirne]

Andrinople ne possède pas seulement des costumes variés et un riche bazar. Elle a d’admirables mosquées. L'une d'elles, seule, suffit à motiver un séjour dans la ville. La mosquée de Sélim, située sur un des points les plus élevés de la ville, est dans le monde entier l'un des plus beaux monuments dédiés à l'islamisme. Les guides l’affirment, les notices le constatent, je suis incapable de contredire ou d’approuver. Les comparaisons à faire ne sont pas faciles et je préfère m'en rapporter aux livres. Cette mosquée est d’ailleurs une véritable merveille. Ses quatre minarets sont d'une grande hardiesse ; [185] ses nombreux dômes offrent un superbe coup d'oeil et l’aspect entier de cet édifice est imposant. Pour entrer, je quittai mes bottines, je les pris à la main et je pénétrais dans l’intérieur après avoir soulevé la lourde portière de cuir protégeant la porte. A l’intérieur, sur les murs de haut en bas, des faïences artistiques ou des versets du Coran. Sur le sol en tous lieux, des nattes et des tapis de prière ; des lustres et des girandoles de lampions en verre blanc sont suspendus d'un pilier à l’autre ainsi que sous chaque dôme. La mosquée est déserte. Ce n'est pas l'heure de la prière. Seul, dans un coin, un prêtre est accroupi devant un énorme Coran. Il lit à haute voix, avec une rapidité extrême, en psalmodiant. On dirait le bourdonnement continu de plusieurs ruches d’abeilles, et pendant sa lecture, sans s'arrêter, sans le moindre repos, il se balance d'avant en arrière, en frottant la paume de ses mains le plat sur le dessus de ses cuisses. Puis il change son mouvement et prend le tic de l'ours, toujours lisant à haute voix. J’avais le désir de rester plus longtemps pour examiner à loisir les détails intérieurs de cette mosquée ; mais le jour commençait à baisser, l'ombre augmentait rapidement, je me bornai à rester adossé contre un pilier pour examiner l’homme accroupi devant son Coran.
[186]

La chute complète du jour ne le troubla en aucune façon. Il continua à se frotter les mains sur les cuisses, à se balancer d’avant en arrière ou de droite à gauche et à tourner les versets du Coran avec la même impassibilité, le même bourdonnement. Pour sortir, je soulevai la lourde portière de cuir qui cache la ponte comme il en existe à toutes les églises d’Italie. Dans le vestibule, je remis mes bottines. C’était encore trop tôt, je n'étais pas assez respectueux paraît-il, car deux Turcs, leurs chaussures à la main, [187] les pieds mal cachés par des soupçons de chaussettes, m’apostrophèrent vivement et je fus poursuivi par leurs malédictions jusque dans la cour de la mosquée. Le départ du train pour Constantinople ayant lieu le lendemain matin vers huit heures, je préfère retourner près de la gare, afin de passer la nuit dans un hôtel dont l’extérieur m'a semblé sinon confortable, au moins à peu près propre et qui se trouve à deux pas de la station. Avant de repartir, j’entre dans un café. Il regorge de monde. Le luxe est inconnu ; des tables et des bancs en bois, quelques tabourets en paille, défoncés, troués, boiteux. Dans un coin de la salle, une espèce de fourneau où, sur de la cendre cachant des charbons à moitié éteints, le maitre de l’établissement fait à la minute le café que demandent les consommateurs. Quelques lampes fumeuses jettent une lueur jaunâtre sur les visages. Peu de bruit, mais un nuage lourd, épais, étouffant. Tous les Turcs fument. Les uns immobiles, l'air béat, la physionomie morne, ont à la main le long tuyau du narguilé. Si, de temps à autre, ils ne le portaient à leurs lèvres, on pourrait se demander si ce ne sont pas des personnages en cire. Les autres grillent la cigarette en jouant aux cartes. Presque tous boivent du mastic en mangeant de la carotte confite dans un sirop abominablement mauvais. [188] Tel est l’un des beaux cafés de la ville d'Andrinople. Je m’enfuis bientôt à demi asphyxié, avec des nausées violentes, je monte dans une araba et je parviens à faire comprendre au cocher de me conduire à la gare. Alors je parcours de nouveau cette route, secoué par des cahors invraisemblables, le cheval enfonçant dans la boue qui, avec le froid du soir, recommence à se durcir. A chaque pas, le pauvre animal est obligé de faire de violents efforts pour retirer la voiture du marécage où elle s'enfonce. Nous avançons si lentement, que bientôt je préfère descendre et continuer la route à pied. Sans ce moyen héroïque, j’aurais sans doute manqué mon train le lendemain. 


CHAPITRE XI
D'Andrinople à Constantinople. - Les roueries d’un baron. - Au pas ! - Soldats en guenilles. - Les juifs de Tchardjoirí. - Village en marche. - J'y suis ! – Les Hammals. - Enthousiasme et déception. - Mon entrée dans la capitale de l’Orient.- Pas de lumière. – Les tentateurs. - Jeunes filles de bonne famille. - La rue de Péra. Une excursion au Vésuve - Rien à faire le soir. - La Concordia. - Les trucs de la roulette. - Chiens et policiers. - Je préfère Batignolles.

Le trajet d’Andrinople à Constantinople est mortellement long, monotone et ennuyeux. Le chemin de fer décrit des courbes continuelles, énormes, sans autre but que d’augmenter la distance. Il y a bien 50 kilomètres de voie ferrée absolument inutile, car ces sinuosités répétées n’évitent ni un cours d’eau ni une montagne ; le pays est plat, sans rivière, sans un obstacle quelconque. Elles n’ont profité qu’au baron Hirsch, le constructeur de la [190] ligne. Le Gouvernement turc lui ayant accordé deux cent cinquante mille francs par kilomètre, il ne s’est occupé qu’à en augmenter le nombre. Grâce à quelques baschichs, libéralement donnés aux délégués chargés d’approuver le tracé de la voie, il a pu donner libre cours aux plus étonnantes fantaisies, et empocher des millions bien mal gagnés. Aujourd’hui, le pauvre voyageur en subit les conséquences. On marche avec une lenteur désespérante. Le train ne roule pas ; il chemins. Grâce aux courbes et au mauvais état de la voie, dont les traverses sont pourries au point de ressembler à de l’amadou, c'est à peine si l'on parcourt 20 kilomètres à l’heure. Aussi, tout se passe en famille. On part quand tout le monde est prêt. On arrive quand on peut. A Baba-Esqui, la quatrième station après Andrinople, nous étions déjà en marche, la locomotive avait sifflé et, par hasard, prenait une bonne allure, quand des cris se font entendre. Le train s’arrête, je mets la tête à la portière, croyant à un accident. C'était tout simplement l'employé de la gare. Il avait oublié de remettre une lettre au conducteur et, sans se presser, après avoir crié de l’attendre, il venait la lui apporter..... Il fit même un petit bout de causette. A toutes les stations, les soldats de service font peine à voir ; les pauvres diables arrondissent le dos et grelottent sous leur uniforme usé. Leur [191] capote grise, ornée de quelque reste de pattes jadis rouges, est trouée, déchirée, rapiécée partout. La culotte ou le pantalon, de nuance indéfinissable, a des solutions de continuité par où la chemise s'émancipe. Des guêtres terreuses recouvrent des chaussures de toutes les formes et de tous les âges. Seules, les armes sont en parfait état. Une immense cartouchière, contenant au moins trente à quarante cartouches, est placée en écharpe sur la poitrine, et donne un air menaçant à ces excellents soldats, dont l’aspect ne serait pas sans inspirer certaines appréhensions aux âmes timorées dans une rencontre, le soir, au coin d’un bois. A Kouleli-Bourgas, je ne puis vraiment m'empêcher de rire. Un colonel monte dans le train ; une garde, composée de huit hommes, lui a sans doute servi d'escorte pour venir jusqu’à la station. Elle reste là sur un rang, alignée pour lui faire honneur jusqu’à son départ. Pas un de ces soldats n’est habillé de même ; il y a des capotes, des tuniques et des vestes, des culottes et des pantalons, des bottes et des souliers, des savates et des sabots. Seul, le fez est inimitable. Quel tableau de genre un artiste aurait pu faire en crayonnant le pittoresque uniforme de ces braves gens ! Et toute la journée on marche, on marche sans avancer. Les rares villages aperçus le long de la route ont un misérable aspect. Les huttes, en terre [192] ou en branchages, sont recouvertes de fumier maintenu par de grosses pierres pour que cette toiture singulière puisse résister aux coups de vent. Les habitants qui sont de braves gens, ressemblent à des bandits. A Tchardjoui, il y a un peu moins de misère. Tout le monde a dû se donner rendez-vous pour voir passer le train. Ce sont des juifs espagnols : le menton est glabre, le nez crochu, les pommettes saillantes. 

Hommes et femmes sont vêtus de longues chemises en indienne à grands ramages et de cette affreuse houppelande, sans un bouton, sans poche, flottante de partout, descendant jusqu’à terre, le dessus en drap, le dessous garni d'un poil jaunâtre que l'on retrouve sur le dos de tous les juifs. A quelque distance de ce village, nous dépassons une caravane qui émigre. En tête, les hommes, montés sur des chevaux, maigres et si petits que les jambes des cavaliers touchent presque terre. Les femmes suivent å pied, pêle-mêle, tirant les mulets chargés des tentes et des vivres ou portant sur le dos les plus petits enfants ; d'autres sont à la queue de la colonne dans de mauvais chariots trainés par des buffles. Je les suis longtemps du regard å travers la plaine. Il y a un serrement de coeur à voir cette file de gens et de bêtes boueuses, étiques, misérables, s'en allant pour chercher ailleurs un coin [193] plus hospitalier où ils pourront seulement ne pas mourir de faim. Cette dernière pensée me poursuit d'autant plus que mon estomac se creuse. Croyant trouver quelque buffet dans une gare. Je n'ai pas pris de provisions au départ d’Andrinople. Depuis le matin, impossible de trouver même une croûte de pain à se mettre sous la dent. Il est bientôt 5 heures du soir et je suis à jeun. Heureusement, nous touchons au terme du voyage. Voici enfin les premières teintes bleues de la mer de Marmara, sur laquelle des nuées de macreuses voltigent et s'ébattent. Le chemin de fer s'approche et la côtoie. La nuit vient, des lumières apparaissent. Voici San-Stephano, d'où les Russes ont pu contempler Constantinople, et où ils ont marqué leur dernier point d'arrêt. Puis nous entrons dans les faubourgs éloignés. Le train passe au milieu des maisons qui bordent la voie sur un long parcours. Enfin, il s’arrête en gare. Cette fois j'y suis : c'est Constantinople. Je foule du pied le sol de cette capitale de l'Orient, où le rêve des Occidentaux mêle les plus éblouissantes visions de femmes aux merveilleuses couleurs de ces riches étoffes qui semblent garder en elles quelques-uns des rayons du soleil de ce beau pays ; ou l’imagination entrevoir des formes indécises, mais adorables, et croit aux mystérieuses sultanes drapées dans les soies légères, enveloppées de parfum, [194] gracieusement étendues sur de riches tapis et mollement bercées, dans leur demi-sommeil, par les harmonieux accents d'une musique céleste ; où l’on se figure le Bosphore comme un fleuve d’argent bordé de palais enchantés, dans lesquels se réalisent tous les contes des Mille et une nuits, aux heures voluptueuses où la clarté sereine d’une lune énorme rend ce ciel d'Asie toujours aussi transparent qu'il peut l'être quelquefois en nos froids pays durant les beaux jours d'été.
Je suis à Constantinople ! Mot magique pour le voyageur impatient de plonger son regard avide dans toute la féérie orientale des merveilles créées par un Dieu prodigue, sans doute plus puissant que le nôtre, puisque, si on en croit les récits enthousiastes, il n’a rien épargné pour donner à cette contrée privilégiée toute la magie des cieux, décrits par l'esprit des hommes.
Pendant que je mêle ainsi le rêve à la réalité que je vais saisir, une nuée de véritables brigands s'empare de mes valises, de ma couverture, de mon manteau ; je reste ébahi, ne pouvant me faire comprendre, n'ayant plus rien dans les mains, regardant tous mes bagages qui s’éparpillent, pendant [195] que ceux qui les ont crient comme des énergumènes. Ces hommes au visage et au costume de bandit, sont tout simplement des Hammals, les porteurs de fardeaux. Ils n'ont pas l’intention de me dépouiller ; ils veulent gagner quelques piastres. Mais, s'ils n'ont pas l'emploi de brigand, ils en ont bien le physique. Je parviens à réunir mes bagages entre les mains d'un seul. Le douanier me laisse passer sans arrêt, grâce à un serrement de main métallique, et je monte dans une voiture, pendant qu'un employé de la gare, parlant français, veut bien donner au cocher l'adresse du Grand-Hôtel du Luxembourg, le meilleur de Péra, m'a-t-on affirmé. Moi qui me plaignais de la route conduisant de la gare d'Andrinople à la ville! Que faut-il dire des rues de Constantinople ? Je suis dans une mauvaise guimbarde, assez semblable aux voitures de nos maraudeurs de nuit. Les rues où nous passons, pavées de cailloux pointus, sont tortueuses et sombres ; par instant, elles se changent en grimpettes. Tout me semble sale et noir ; c’est Stamboul. Au pont, il me faut payer un franc pour passer. La voiture roule avec un grand bruit sur ce pont, que deux ou trois lanternes fumeuses éclairent sur toute sa longueur. Par instant, un véritable fracas ; on sauts ; ce sont les roues qui passent par-dessus les plaques de fer recouvrant le tablier mobile. Puis on escalade de [196] nouveau d’autres rues noires et sales, pour parvenir enfin à le grande rue de Péra où se trouve l’hôtel du Luxembourg. Cette course m'a coûté sept francs, sans compter de nombreuses illusions déjà perdues. Je sais bien que l'on vante surtout l’incomparable panorama du Bosphore, dans les eaux duquel les rosiers, les myrtes et les glycines aux fleurs presque éternelles, rafraichissent leurs racines, où se mirent les cyprès séculaires et les villas en marbre peuplées de beautés troublantes, autour duquel le site enchanteur rappelle toutes ces légendes anciennes, ces héros grandioses, ces fictions attrayantes dont le souvenir, à la fois doux et terrible, nous cause de longues heures d’étude sur les bancs du collège. je sais bien qu’Edmond About écrit quelque part :
« Il faut venir à Constantinople en bateau. Admirer de loin et repartir sans descendre à terre. »
C'est égal, on ne se figure pas la ville sous un tel aspect, et l'on tombe de haut quand on entre aussi rudement dans la réalité.
Le soir, après dîner, j’arpente la grande rue de Péra, la seule qui soit à peu près éclairée. Il y a quelques magasins dont le luxe est suffisant pour une bonne ville de province, mais dont l'étalage rappelle bien plus les boutiques à treize que les objets exposés aux vitrines de nos boulevards. Sur une certaine partie, la rue est large, bordée de [197] trottoirs où d'habiles tentateurs ouvrent aux étrangers des horizons dangereux en leur offrant de les conduire vers ces boudoirs ou habitent les houris du prophète. Ils ont même des phrases de circonstance, bien faites pour calmer les consciences. Il s’agit toujours d'aller chez des personnes de bonne famille où la mère est la sévère gardienne des charmes de ses filles, où tout se passe pour la plus grande gloire d'Allah, un le mortel assez fortune pour y avoir été introduit, peut arrêter ses regards charmes sur des créatures divines, et calmer ses esprits, soit en rassurant de jeunes vierges timides et rougissantes, soit en essayant de comprendre avec une sœur plus instruire, la langue du pays. Le tout dépend du prix. On peut même, guidé par cet habile cicerone, visiter toutes les étoiles de ce firmament oriental, en réservant son choix ; alors, je l’affirme, on se contentera d’avoir vu, si l'on n'en est plus à sa première découverte en amour. Les jeunes filles de bonne famille ont jeté depuis longtemps leur bonnet par-dessus les moulins, et ce paradis de Mahomet n'est pas supérieur aux ermitages des petites villes de garnison. La mère est une simple maitresse de pension dont la vigilance ne va pas au-delà du change des monnaies, et les pauvres fillettes, qu’une société très tolérante laisse transformer trop tôt en dilettantes du plaisir, [198] ressemblent à ces fleurs délicates qui s'étiolent et meurent lentement parce qu'une main brutale a froissé leur tige.

L’autre partie de la rue de Péra est tellement étroite, qu'en certains endroits, deux voitures ne peuvent circuler de front. Si elles se rencontrent, l'une d’elles doit attendre en se garant dans une encoignure. Il y a de l’animation. Les femmes sont assez rares, mais les hommes circulent, nombreux et flâneurs. Si l’on veut prêter l'oreille, on entend une véritable cacophonie, composée de toutes les langues connues. Cependant, le français domine malgré le [199] nombre des Allemands qui augmente de jour en jour, tandis que celui des Français diminue.

Parfois un cavalier passe, marchant au pas sur un petit cheval, suivi par un individu en haillons. C’est ainsi que les élégants voyagent dans la ville pour ne pas se fatiguer, surtout pour ne pas se salir.
On loue ces petits chevaux au coin des rues où ils stationnent, et, que l'on marche lentement ou à une allure plus rapide, le propriétaire de l'animal suit derrière vous sans s’arrêter.
Cette habitude ne se trouva pas seulement en Turquie.

Il y a quelques années, j'étais à Naples et je fis l'excursion du Vésuve. De Naples à Pompéï, il y a environ quinze kilomètres. Je partis le matin, porté par un quadrupède efflanqué, branlant sur ses jambes, sur lequel je ne montais qu'avec une certaine inquiétude. J’avais tort. Il parcourut rapidement la distance, me partant sur son dos en traînant son maitre, qui se faisait tirer en tenant à pleine main la queue de son animal.

Et, chaque fois que l’homme, fatigué de courir, lâchait la queue de l'animal, mon coursier s'arrêtait. J’avais beau le frapper, il ne consentait à reprendre une allure vive, qu’au moment où, de nouveau, son maitre lui reprenait la queue.
Pressé de me plonger dans la grande vie orientale, avant de quitter mon hôtel, j’avais demandé [200] à M. Flament, un Français fort aimable, fort obligeant, le maitre de la maison, où je pourrais passer le reste de la soirée. Un sourire avait accueilli cette question, pourtant fort naturelle, on en conviendra, de la part d'un étranger, mais qui serait extrêmement bizarre, je dois le dire, si elle était faite par un voyageur ayant déjà séjourné à Constantinople.

A l’exception du théâtre français, ouvert pendant les mois d'hiver, et dont la faillite est presque toujours annoncée avant la fin de la saison, il n'y a qu’un théâtre grec, deux ou trois horribles beuglants qui s'intitulent pompeusement Concert lyrique, et une salle, appelée la Concordia, où se montrent des faiseurs de tours, de malheureux cabotins qui cherchent à ne pas mourir de faim, et des chanteuses sans voix, sans talent, rebut de toutes les nationalités, dont le sentiment artistique se borne à boire des consommations avec les amateurs. Pour entrer dans la salle, on passe par un étroit couloir, dont les murs sont ornés de couronnes de corbeilles garnies de mousse, attendant les fleurs pendant la belle saison. Cet étalage n'a rien de réjouissant ; on croirait entrer dans un magasin d’objets funéraires. La salle est fumeuse, mal éclairée, malpropre. Il est vrai que l'on ne peut se plaindre de n'en pas avoir pour son argent. On entre sans payer. [201]

Pour avoir l’explication de cette prodigalité envers le public, il faut monter dans les salles du haut ; il y a un café où l’on consomme, et les chanteuses viennent tenir compagnie aux clients.
- Cela suffit ?...
- Non. Cela ne suffit pas à combler le déficit de la caisse. Attendez et continuons notre exploration.
Prêtez l’oreille. Derrière une porte recouverte d'une glace, on entend un bruit métallique. Poussez la porte, vous le pouvez sans crainte. Entrez. C’est la salle où l'on joue. Voilà l’explication demandée. Le jeu est une des plaies de Constantinople. Dans tous les coins, à tous les étages, il y a des roulettes librement établies avec ou sans la permission du Gouvernement.
Autant de roulettes, autant de voleurs. A tout coup l’on perd. Il n'y a pas d'exemple qu'un joueur ait gagne autre chose que les cigarettes mises gracieusement à la disposition du public. Le tapis est en toile cirée et ne contient que vingt-quatre numéros avec deux zéros pour la banque, ce qui donnerait déjà un énorme bénéfice si le jeu se passait loyalement. Il n'en est pas ainsi, et les croupiers ont plus d'un tour dans leur sac. En voici un qui m'a été conté. Bien que le truc soit découvert, on ne l’emploie pas moins de temps à autre, toujours avec un égal succès. [202]

La roulette n’est pas au milieu de la table, ainsi que cela se pratique à Monaco et dans les établissements à peu près honnêtes. Elle est contenue dans une petite boîte placée sur une table fixée au mur ; les croupiers se tiennent de chaque côté, debout. - Faites vos jeux, messieurs! En même temps le croupier lance la bille puis referme aussitôt la boite qui contient la roulette. Quand les jeux sont faits, il frappe un, deux ou plusieurs coups, selon sa fantaisie, sur la table, en disant « Apro », ce qui signifie « j'ouvre. » Il soulève alors le couvercle de la boite et indique le numéro avec la couleur ou la bille est arrêtée. 

Or, un jour, dans ces derniers temps, les joueurs étaient nombreux ; le tapis, couvert de jetons et de pièces d'or ou d’argent, indiquait l’importance des mises. Les croupiers, impassibles, indifférents, ramassaient le gain ou payaient la perte sans cesser de fumer leur éternelle cigarette.

L'un d’eux, celui qui donnait le signal, venait de frapper sur la table et de prononcer le mot sacramentel : « j'ouvre ». Il ouvrit, en effet, mais il s’est trompé, sans doute, dans l'appréciation du temps ou dans le signal donné par ses coups sur la table, car les joueurs présents virent la roulette qui rentrait paisiblement dans sa boîte, revenant de faire une petite promenade de l'autre côté du mur, où l'un des associés corrigeait la chance en plaçant [203] la bille, soit au zéro, soit sur l'un des numéros les moins chargés par les joueurs.

Il y eut une bataille ; quelques couteaux sortirent des poches, mais, ainsi que les Turcs en ont l'excellente habitude quand ils se disputent entre eux, on se borne aux injures. Si, pour cette fois, la partie fut interrompue, elle n'en recommença pas moins brillamment le lendemain. Ces petites aventures sont trop fréquentes pour motiver de la rancune. Entre gens de bonne compagnie, il faut bien se passer ses petits défauts.

Il est onze heures environ quand je rentre à mon hôtel. La rue de Péra est presque déserte, quelques rares passants, niais il y a des troupeaux de chiens, cherchent leur vie sur les tas d’ordures. Ils se disputent parfois, ce qui produit un véritable vacarme, car les voisins leur répondent et des autres rues retentissent de nombreux aboiements, répétés de quartier en quartier, jusqu'à l’extrémité de la ville. Devant moi chemine lentement un pauvre diable à l’aspect mélancolique. Il est porteur d’un long bâton ferré, avec lequel il frappe, à chaque instant, les pavés de la rue. C’est un veilleur de nuit ou Bekchis, sotte de gardien qui circule dans les rues, depuis le coucher jusqu'au lever du soleil. Généralement, les agents Je police se dissimulent, marchent sans bruit et cherchent à surprendre les malfaiteurs. En Orient, on agit tout autrement. A Sophia, ils ont un sifflet. A Constantinople, les voici [204] avec un lourd bâton, non pour se défendre, mais pour faire du bruit. Ils indiquent les heures en frappant autant de coups sur les pavés. Les voleurs sont ainsi prévenus et peuvent se mettre sur leurs gardes ; impossible d'être plus aimable à leur égard. En me couchant, je me dis : - Voilà donc Constantinople, ce pays des rêves, des voluptés et des splendeurs ! Voilà le mirage de l'Orient ! Si les rayons du soleil ne lui rendent pas son apothéose, je préfère Batignolles.  


CHAPITRE XII
Nuit blanche. - Le quartier de Top-Hané. - Ordures et pourriture. – J’entre à l’église grecque. - Mon drogman Grégoire. - Les serafs - Pas du confiance.- Au sommet du la tour. - Inoubliable vision.- Le pont du Stanboul - La mosquée de Yani-Valide-Djami. - Il est avec Allah des accommodements. - Pas de femmes.- La prière. - Dans le tramway. - Sur la place d’At-Meidan - Le passé et le présent. - Lamentations sur les ruines. - Sainte-Sophie. - Un cours de Coran. - L’apparition de la croix. - Souvenirs, anecdotes et légendes. - Fenêtre froide et colonne humide. - Sept cent prêtres. - Les pigeons de Bazazid.

Impossible de former l’œil pendant toute la nuit. A chaque instant, le silence est troublé par le bruit agaçant du veilleur de nuit qui passe dans une des rues voisine, en frappant les dalles de son lourd bâton ferré, et par les aboiements des chiens. Ces intermittences de silence et de vacarme sont toujours plus [206] désagréables qu’un bruit continuel. Il faut s'y habituer, si l'on peut dormir paisiblement.

En attendant un drogman que M. Flament a fait prévenir, je vais faire une promenade dans le voisinage de la grande rue de Péra, du côté des hauteurs dominant Top-Hané. Chaque année, le quartier européen, bâti en pierre, ayant plus d'air et de propreté, conquiert un peu de terrain, mais, de ce côté, la colonie turque est encore nombreuse. Elle ne cède que lentement, pas à pas, avec une opposition difficile à vaincre, surtout à cause de sa force d’inertie.
Quitter le boulevard de la Madeleine, monter dans le train et s'endormir, pour ne s’éveiller que dans ces ruelles informes et infectes, serait, assurément, l'une des sensations les plus étranges que l'on puisse éprouver. Il serait impossible de faire une comparaison plus lumineuse entre les progrès et le bien-être d’un peuple avide de sciences, d’art, de travail et de jouissances, et la misère d'une race s’obstinant dans le passé sans vouloir connaitre le présent.
Les maisons, en bois, se fassent les unes sur les autres, comme si elles voulaient s'écraser. Petites, étroites, le premier étage surplombant le rez-de-chaussée, presque toutes les fenêtres fermées par un épais treillage en bois jusqu’à moitié de la hauteur, elles ne semblent tenir que par un prodige d'équilibre, ou par laide qu'elles se prêtent [207] mutuellement. Des champignons poussent avec une luxuriante végétation, le long des planches disjointes ; des toitures sont trouées. Partout, c'est la misère et la rnalpropreté.
Les rues ont une boue fétide et noire qui les transforme en un véritable cloaque. A chaque porte, il y a des détritus de toutes sortes que personne ne balaye jamais, où les chiens errants trouvent leur vie, et qui pourrissent en répandant leurs miasmes délétères.
Et dans ces maisons, dans ces rues, vit une population énorme, pressée, serrée, mais peu remuante ; l’immobilité est la position la plus naturelle du Turc. Quelques passants circulent, hommes et femmes, tristement vêtus, les hommes avec un costume à peu près moderne. Les femmes, enveloppées dans de misérables pièces d’indienne sans couture, des yachmacks, et chaussées de savates éculées. Beaucoup de bouchers crient leur marchandise, dont la vue n’est pas faire pour exciter l'appétit des estomacs délicats. Ils marchent, ayant sur l'épaule un long bâton, auquel sont accrochées des tripes et des têtes de mouton couvertes de leur laine et coupées ras les deux oreilles. Ils ne vendent pas autre chose, cependant les portes des maisons s’ouvrent devant eux, et le nombre des têtes ou des tripes, rebuts des abattoirs, diminue rapidement.
En revenant, j’entre dans une église grecque où [208] l'on célèbre la cérémonie religieuse. Dans l’intérieur, il y a une grande affluence ; pas un siège, tout le monde est debout. Les hommes occupent la nef principale er même une partie des bas-côtés. Les femmes sont assez rares, celles que l’on voit se tiennent modestement vers le fond de l'église. On dirait qu’elles se dissimulent, se faisant toutes petites, peu embarrassantes, pour être tolérées.
Quand je reviens à l'hôtel, le drogman qui m’est destiné m’attend. Il s’appelle Grégoire. Avec son nez un peu culotté, sa mine légèrement rougeaude, il a l’apparence d'un homme dont l'intelligence est juste en rapport avec ses importantes fonctions. M. Flament me le donne comme un honnête interprète, c'est le point important. A Constantinople, un étranger ne peut faire un pas sans être accompagné d'un drogman. Que l'on veuille visiter un monument, changer sa monnaie, parcourir le bazar, prendre un caïque, il est indispensable d'avoir avec soi un compagnon connaissant la langue du pays. Sans cet impedimentum, on est sans douze un peu moins volé, mais on a beaucoup plus d’ennuis.
- Eh bien ! monsieur Grégoire, lui demandai-je, des que nous eûmes fait connaissance et convenu du prix de sept francs par jour, pendant toute la durée de mon séjour à Constantinople ; je désire aller, aujourd’hui, à la tour de Galata, sur le pont de Stamboul, dans deux ou trois mosquées, [209] surtout à Sainte-Sophie, et si nous trouvons quelque chose d’intéressant sur notre passage, vous me l’indiquerez.
- Quand partons-nous, monsieur ?
- Immédiatement, je ne veux pas perdre de temps.
Me voilà donc en route, accompagné de Grégoire. Il me faut d'abord changer quelques napoléons en monnaie du pays. La chose n'est pas difficile. Tous les dix pas, dissimulés à l’encoignure d'une porte, cachés sous un auvent, accroupis devant une boutique, il y a des serafs. Ce sont des changeurs, dont toute l’installation consiste en une vitrine dans laquelle se trouve une certaine quantité de pièces d'or et d'argent. Ils ont à la main quelques medjidiés qu'ils remuent constamment, afin d’appeler l’attention des passants par ce bruit métallique. Ces serafs sont une des plaies sociales de Constantinople. Véritables vampires, [210] ces juifs fainéants sucent une énorme partie de tout l’argent qui sert aux transactions. Ils prélèvent un gain pour changer l'or en medjidiés, puis pour changer les medjidiés en quarts de medjidiés, enfin pour transformer ces dernières pièces en paras et en piastres. De temps à autre, ils accaparent toute la menue monnaie et augmentent le cours du change ; ils sont d’ailleurs aidés dans cette excellente opération par quelques gros banquiers auxquels la corporation donne un honnête bénéfice.
Comme il faut en passer par leurs mains, je donne à l'un d’eux mes napoléons ; Grégoire examine très attentivement les pièces données en échange, il les retourne, les fait sonner, et semble soumettre son esprit à un travail ardu ; finalement, il m'informe que mon compte s'y trouve et que les pièces sont excellentes.
Voilà encore pourquoi l'on aurait tort de se formaliser, en Turquie. La confiance est si complète, si absolue, que l’examen attentif de toutes les pièces de monnaie est une habitude nécessaire. On ne vous prend pas pour un malhonnête homme, parce que l’on regarde si votre medjidié est faux ; grand Dieu, non seulement, une erreur est si vite commise, surtout si facile à commettre !
Enfin, j’ai ma monnaie. Nous poursuivons notre route, en voyant croître mon désenchantement et décroitre mes illusions. Les rues tortueuses se succèdent, la saleté s’étend toujours et partout. [211] Ce n'est pas sans trébucher sur des tas d’ordures, sans glisser sur des dalles gluantes, sans buter, comme un vieil infirme, contre des pavés pointus et proéminents, que je parviens à la tour de Galata, une construction massive, ronde, sans beauté, sans goût, sans ornement, dont le pied est encombré de ruines, le sommet surmonté d'une sorte de lanterne, et dont l'entourage se compose de maisons que l'on peut hardiment classer dans la catégorie des masures. Je monte, précédé par Grégoire. Les marches sont à moitié détruites, les murs se lézardent ; à différents étages, les planchers en bois s’écroulent. En haut, la salle est circulaire ; elle voit le jour par quatorze fenêtres, autour desquelles tourne sans cesse, comme un écureuil dans sa cage, le pompier de service. Grégoire soulève une fenêtre, pour que je voie mieux. Alors, j’oublie la vermine et les guenilles, je ne songe plus à la saleté des rues, ni à la misère des maisons. La boue, les ordures, la puanteur ont disparu, je retrouve le Constantinople de mes rêves, celui qui flamboyait dans mon imagination, avec son cortège féerique et sa couronne de joyaux. Pour mieux jouir de cet incomparable panorama, je ne détaille rien, me contente de laisser mes yeux ravis errer au hasard, ou suivant le caprice d’une pensée fugitive. [212]

Le soleil éclaire vigoureusement Stamboul, tandis que quelques nuages planent mollement au-dessus de Scutari, où l'on peut saluer l’antique Ilion qui, près de ces rivages, étalait jadis ses murailles, ses temples, ses palais, sol habité, naguère, par tant de héros et de demi-dieux, immortalisés par les chants des poètes grecs et par les romances des bardes du moyen âge. Sur le Bosphore, la vie est intense. Dans la Corne d'or il y a un demi-repos, le bruit monte à peine jusqu'à nous. La mer de Marmara sommeille dans sa robe verte, ses eaux, paisibles, ne sont ridées que par des barques de pêcheurs, semblables à de gros oiseaux blancs. Les îles des Princes se dessinent au second plan, déjà très distinctement indiquées, et là-bas, tout là-bas, on devine plus qu'on ne voit, couvert de neige, le mont Olympe, [213] au pied duquel se trouve Brousse, la capitale de la vieille Turquie, tandis qu'ici, tout auprès, rafraichi par la brise du détroit, le mont Bourgourlou semble veiller sur le vieux Seraï, où l'esprit évoque tant de fantômes disparus et de lugubres histoires, sur le palais délaissé de Tchéragan, et sur celui de Dolma-Bagché, où le pauvre sultan Mourad, un sultan éphémère, éternise sa folie au milieu de son harem. 

- Monsieur, voulez-vous prendre une tasse de café ? c'est le profit du gardien, me demande Grégoire. - Va pour une tasse de café. - C’est beau, n'est-ce pas, monsieur ? Tous les voyageurs qui viennent ici sont toujours contents. Grégoire veut m'indiquer les mosquées, les monuments, les palais. Il a conscience de son savoir et veut gagner son argent ; je m'y oppose. Si j’entendais débiter l'insipide boniment répété chaque jour il chaque voyageur, la moitié du charme serait détruit. je reviendrai, pour examiner à loisir les minarets et les dômes, pour me rendre compte de l’emplacement des quartiers, pour braquer ma lorgnette sur chaque toit. Aujourd'hui, je veux garder intact ce merveilleux ensemble, j’ai peur de diminuer son intensité, en cherchant le détail. Je descends de la tour et nous allons au pont de la Validé sultane, le grand pont qui relie Galata à Stamboul, sur lequel passe chaque jour tout [214] Constantinople, et où le touriste peut rester de longues heures sans ennui, car il y voit défiler tous les types de l'Orient. C’est là qu'il est possible d’étudier les nationalités de l'Asie occidentale, de l'extrême-Europe et du nord de l'Afrique. Avant d'y arriver, on passe devant le ministère de l'artillerie, à la porte duquel deux soldats montent la garde, immobiles sur les étroites plate-formes où ils sont perchés. L'entrée du pont est envahie par une foule énorme. Sur la petite, des marchands de toute sorte stationnent, criant leurs marchandises. Il y a des chevaux en liberté, des chiens couchés en rond, la tête entre leurs pattes ; de vieilles voitures qui attendent le client. On se heurte, on louvoye au milieu des groupes, on donne ses deux paras aux employés, des hommes vêtus d'une blouse blanche et coiffés du [215] fez qui, debout à l'entrée, font payer, et l’on pénètre sur le pont. Alors, il faudrait avoir avec soi non pas un vulgaire drogman, mais un ami complaisant et érudit. L’animation, le chatoiement des couleurs, la diversité innombrable des types et des costumes, vous créent mille sujets d’étonnement et font naitre à votre esprit mille questions curieuses. Regardez : c'est le monde qui passe, depuis l'Anglais légendaire, en complet d’écurie, un voile au chapeau, jusqu’à l’Africain, vêtu du costume le plus élémentaire. Au milieu de la foule des fez, quelques feutres modernes, entrevus çà et là,[216] tachent de leur point noir ce champ de coquelicots. Il y a des Chinois olivâtres, des nègres du plus beau noir, avec leurs lèvres tombantes et leurs cheveux crépus ; des Grecs passent en égrenant leurs chapelets de perles noires et rouges, en os, en buis ou en cuivre. Voici des femmes, avec leurs feredjès rouges, verts, bleus, jaunes, la tête voilée dans un Hoc de mousseline ne laissant voir que les yeux, les pieds chaussés de mules légères sur lesquelles retombent, presque toujours, des bas dont la blancheur n’est pas immaculée. Elles ont les ongles teints en rouge avec du henné ; les élégantes vont jusqu’à se rougir les bras. Derrière, c'est un derviche, coiffé d'un haut bonnet de feutre gris, en forme de cône tronqué ; il est vêtu d'un caftan couleur café au lait. Sous son bras, il tient bourgeoisement un parapluie, et ne s’occupe aucunement de deux prêtres catholiques qui le croisent. L'un est Français, il porte la soutane et le chapeau noir aux larges ailes ; l'autre est un Égyptien, il a sur le dos un grand manteau noir, et sur la tête un haut bonnet noir, aux formes rigides, entouré d'un turban de mousseline. Puis ce sont des eunuques, des hammals, à moitié écrasés sous leurs fardeaux, des marchands de [217] fruits ou de pâte, un diminutif du nougat, un officier ou un pacha à cheval, de lourds chariots et de mauvais fiacres, tirés par deux maigres rossinantes. Quelquefois, la voiture est accompagnée de deux ou trois satellites à cheval, moitie civils, moitié soldats. C’est un ministre, un patriarche ou quelque haut fonctionnaire. ll y a des Circassiens avec leurs armes incrustées d'ivoire, des Tziganes, des pèlerins retour de La Mecque. Les descendants de Mohammed sont nombreux, ils portent le turban vert au fez ; des Juifs, encore des Juifs, avec la même pelure, la même crasse, le même aspect ; ils sont tous et toujours taillés sur le même modèle. Et dans ce milieu vivant, pittoresque, avec des lueurs brillantes que renouvelle sans cesse un va-et-vient perpétuel, une nuée de mendiants, manchots, sans jambes, goîtreux, rouges par des ulcères, le visage couvert de pustules horribles à voir, vous tirent sans façon par le bras pour mieux implorer votre pitié. Sur l'eau glissent silencieusement des centaines de caïques, sortes d'embarcations légères où l'on ne peut remuer sans craindre un plongeon, mais qu'un seul coup de rame du batelier suffit à faire courir. Les cordes grincent aux mâts des grands bateaux, la vapeur siffle au tuyau des navires en partance, à la poupe desquels flottent des pavillons de tous les pays. Il y a des cris d’hommes et [218] de bêtes. Les derniers ne sont pas les plus assourdissants. On entend des grondements de machines, des appels constants de mouettes aussi familières que des moineaux. Le pont de Stamboul est certainement l'un des points les plus curieux de Constantinople. Volontiers on y passe des heures, l’esprit occupé par un spectacle toujours nouveau, toujours varié. On peut même y compter les minarets des trois villes de Scutari, Stamboul et Péra, trinité dont le nom est Constantinople. Seulement, la forêt tant de fois décrite est bien exagérée. Malgré tous mes efforts je n'en ai compté que quarante-trois. Ce serait une bien petite forêt. De plus, ces minarets si vantés, à la dentelle de marbre, aux hardiesses si grandes, font simplement, comme l'a dit Paul Eudel, dans son si intéressant volume « Smyme, Athènes, Constantinople », l'effet d'une grosse chandelle en mauvais suif, au sommet de laquelle se trouve un éteignoir. Autour des balcons sur lesquels le muezzin appelle à la prière, pendent des lampions en verre blanc, accrochés par du fil de fer. On les allume chaque soir pendant tout le mois que durent les fêtes du Baïram et le Ramazan. Alors il doit y avoir un charmant effet, ces points lumineux formant autant de couronnes soutenues dans l'espace au-dessus des mosquées. A l’extrémité du pont, sur la petite place de Balouk-Bazar-Kapou, la cohue est immense.  [219] La foule des hommes, car les femmes sont toujours fort rares, piétine, crie, passe au milieu de la station des voitures de place et des tramways, bousculée par des hommes ployants sous les fardeaux qu'ils portent aux bateaux attendant auprès. Au fond de cette place, la mosquée de Yani-Validé-Djami ; devant, le long de ses murs, des Turcs se lavent En des robinets ouverts, scellés dans un marbre usé par le frottement des mains. Nous pénétrons par une petite ruelle å l’extrémité de laquelle Grégoire pousse une porte ; j'entre. Nous sommes dans un couloir dont le sol est en terre et les murs blanchis à la chaux.

- L'entrée particulière du Sultan, me dit Grégoire. 

- Elle n'est pas brillante. Un vieux Turc, accroupi sur des nattes, entouré de son café et de sa pipe, lève et m'offre des savattes pour mettre par dessus mes chaussures. Cela coûte un demi-medjidiè, mais remplace le firman nécessaire, [220] il y a quelques années encore pour entrer dans une mosquée. Aujourd'hui on est plus accommodant pour ces chiens de chrétiens. Les Turcs se sont dit, sans doute, avec raison que l’argent pris aux giaours serait bien employé, aussi, désormais, dans chaque mosquée, il suffit de payer deux francs cinquante et de chausser de mauvaises savates. Les Turcs eux-mêmes, ceux qui portent des chaussettes et des chaussures, ont pris l'habitude d'avoir toujours des socles par dessus leurs bottines. De cette façon ils n'ont même plus à se déchausser pour venir faire leur prière. Il leur suffit d'enlever ces socles qui ont en outre le double avantage de protéger les gens propres contre la boue ou la poussière des rues. A Constantinople, il y a toujours l'une ou l’autre. Je visite d’abord le petit salon du Sultan, meublé d'un canapé et de quelques fauteuils dont ne serait pas fier un bourgeois peu renté, puis je traverse la pièce réservée aux aides de camp et je m'installe dans la loge grillée de Sa Majesté.

L’intérieur de la mosquée, jadis bleu, blanc et or, n’a rien de particulier, à l’exception des carreaux de faïence de Kutaya qui recouvrent en partie les murs et des vitraux dont la valeur artistique est réelle. D’ailleurs il suffit d'avoir visité une ou deux mosquées pour les connaitre toutes, Sainte-Sophie exceptée. C'est toujours les mêmes dômes. La même architecture, à peu près la même décoration.

[221] Les minarets sont plus ou moins hauts et se comptent de un à six, la demi-douzaine n’étant dépassée que par un septième élevé à La Mecque depuis que l’orgueilleux sultan Achmed avait ordonné la construction des six qui dressent leur tête dans le ciel de sa mosquée. Les nattes du sol sont les mêmes, les murs sont aussi nus. Il y a des versets du Coran, des lampions, deux ou trois crinières accrochées au mirhab. La seule différence consiste, pour le commun des mortels, en la grosseur des deux cierges allumés chaque soir pendant la prière qui durent les uns six mois, les autres cinq ans. Ceux-ci ont un mètre de circonférence. Ils pèsent quinze cents kilogrammes. Quand j’arrive, on fait la prière, celle de deux heures. Il y en a cinq par jour et les fidèles sont toujours nombreux. Rien que des hommes, pas une femme. Ils sont tous à genoux, alignés au cordeau, chaque rangée à environ douze pas l'une de l'autre. Ensemble, ils se prosternent continuellement avec une régularité parfaite, [222] le front jusqu’à terre. A d'autres instants, guidés par la voix du prêtre qui psalmodie, ils tournent le tète à droite, puis à gauche ; se passent la main aux yeux, sur le nez, s’essuient comme s'ils se mouchaient avec les doigts puis se touchent la barbe et prient en étendant les mains à des hauteurs différentes. Il y a chez ces hommes un sentiment religieux si profond que le respect s'impose. Quand la prière est terminée, je quitte la loge du Sultan, je rends les savates au vieux gardien et, de retour sur la place de Balouk-Bazar-Kapou, je monte avec Grégoire dans un tramway qui doit nous conduire aux environs de Sainte-Sophie. On s'empile dans la voiture autant que cela est possible, le nombre des personnes n'étant pas limité. je me suis casé tant bien que mal dans un coin, ce qui me vaut la bonne fortune de n’avoir qu'un Turc sur mon genou de gauche. A droite, je suis à peu près libre de mes mouvements ; le conducteur seul, qui n’a plus de place, me grimpe sur les pieds. Heureusement j’en ai pour quelques minutes tout au plus. Quand nous descendons, je n'ai pas eu le temps de m’engourdir. Malgré cela je regarde sans regrets le tramway qui s'éloigne. Alors, je vois devant les chevaux, leurs naseaux lui touchant l'épine dorsale, un jeune gars, sommairement chaussé, vêtu à la légère, lu main armée d'une [223] longue baguette en bois, courant presque sous les pieds des chevaux.

- Voilà un gaillard qui va se faire écraser, pensai-je tout haut.
Grégoire entendit ma réflexion.
- Cela arrive quelquefois, monsieur, quand il tombe, mais il marche au contraire devant les chevaux pour éviter les accidents.
Les Turcs ne se dérangent pas, même quand le tramway arrive, il faut souvent taper dessus, car il ne suflit pas de leur crier pour qu'ils se garent ; c'est pourquoi le coureur est armé d’un bâton, au besoin, il distribue des coups à droite et à gauche. En ne se dérangeant pas, les Turcs protestent sans doute, contre l’introduction des tramways en Orient ; c’est une façon comme une autre, cependant je ne crois pas que ce genre de protestation s’acclimate jamais dans des pays moins fatalistes. Tout en causant, nous cheminions avec Grégoire ; nous voilà bientôt sur une place à peu près rectangulaire, au sol inégal, défoncé, jonché de détritus. De ci de là, des marchands ambulants. Autour, des amas informes de constructions ou plutôt les ruines, maisons à moitié détruites, noires et pourries, l'une d’elles, sans un seul carreau ; quelques cafés borgnes devant lesquels sont alignés des tabourets de paille, sans paille, presque avec les seuls montants, attendent les fumeurs ; dans le fond, un obélisque en granit rose, puis un gros tuyau de bronze et une [224] colonne carrée en pierre de taille, chaque pierre se tenant par un prodige de complaisance ou par l'attraction qu’exercent sur elle ses deux voisines. A gauche, autour d’un dôme, des gros murs, de petites coupoles, d'énormes platanes que l'hiver, en ce moment, transforme en squelettes, puis des meurtrières, des portes basses, un amalgame de fenêtres étroites et de toits disparates.
- Voilà, monsieur, me dit Grégoire.
- Voilà quoi ?
- La place d'At-Meidan.
- Ah ! Très étonné de ne pas me voir plus d'enthousiasme, il ajoute :
- Cette colonne en bronze, c'est la colonne Serpentine ; à côte, c'est la Pyramide de Constantin.
- Mais alors, nous sommes auprès de Sainte-Sophie?
- C'est ici Sainte-Sophie, monsieur.
Grégoire me montre de sa main, ces constructions bizarres qui s’élèvent sur ma gauche. J’ai envie de lui demander s’il en est bien certain. Cette place de l’At-Meidan, l’ancien hippodrome de l’empire byzantin, est probablement le lieu qui a vu couler le plus de sang du monde entier. C'est là qu’ont été égorgés plusieurs milliers de citoyens pendant les factions du cirque. C'est là que les [225] janissaires, au temps de leur puissance, firent tant de victimes et que se tint le quartier général impérial pendant toute la durée de leur destruction en juin 1826. Ainsi voilà Sainte-Sophie. Ces deux colonnes dont on parle tant, vestiges précieux de l’antiquité, sont ces ruines verdâtres, entourées d’immondices, sans protection contre les morsures du temps ! Et l’on ose comparer Sainte-Sophie à Saint-Pierre de Rome, dont la majesté écrase les mortels, à Saint-Marc de Venise, cette perle de l’Adriatique, Notre-Dame de Paris, dont la finesse, l’élégance et la hardiesse de ses détails font un bijou sans [226] prix, à la cathédrale de Milan, ce merveilleux joyau couronné d’une forêt de statues comme si par lui seul, il n'avait pas déjà une valeur inestimable! Décidément à Constantinople, il ne faut chercher que les souvenirs ; dans le présent, que l’on admire pour faire comme tout le monde et ne pas se heurter à des opinions toutes faites, il faut surtout revivre le passé. Ce tuyau en bronze, c'est la fameuse colonne formée de trois serpents dont les têtes, conservées aujourd'hui dans un musée, soutenaient jadis le trépied d’or consacré à Apollon. Elle orna le devant du temple de Delphes pour rappeler les victoires de Platée et de Salamine. Cette colonne de pierres branlantes eut une cuirasse de bronze doré, et Constantin traça sur ses flancs de fières inscriptions. Et cette mosquée, cet amas noirâtre de constructions diverses, Sainte-Sophie enfin, c'est la vie à travers les âges de Byzance et de Constantinople. C’est aussi l’évocation mythologique, puisque construite avec les débris de tant d'autres temples, d'Éphèse, d’Héliopolis, d’Athènes, de Délos, de Cyzique, d’lsis et d'Osiris, les dieux de l'Olympe ont ainsi contribué à la glorification de la croix abattue dans la suite des temps sous le poids du croissant. S'il n'est plus nécessaire d'avoír un firman pour visiter les mosquées, dans quelques-unes les étrangers [ 227] ne peuvent entrer par les grandes portes réservées aux seuls mahométans. Sainte-Sophie est de ce nombre. De cette façon, les purs croyants ont trouvé un accommodement de plus entre leur conscience et leur poche. Ils ne sont pas d'ailleurs les innovateurs de ce système. Toutes les religions pratiquent plus ou moins l'art d’accommoder les petits profits avec l'obtention du paradis. La religion catholique encore plus que les autres. Nous entrons donc par un étroit couloir à l’extrémité duquel se trouve la porte. Grégoire soulève la lourde portière de cuir. Nous sommes dans le grand péristyle où je chausse, moyennant un demi-medjidié, les savates désormais traditionnelles. Encore une portière en cuir. Nous voici dans l'intérieur. Faut-il admirer ou rester sur la grande déception déjà produite par la vue du dehors ? je n'en sais trop rien. Je ne crois pas que le touriste seulement amateur éprouve une grande émotion. S’il revit le passé, s’il songe aux difficultés sans nombre accumulées par la construction de cet édifice, à une époque où la main des hommes n'avait pas le secours des inventions modernes, peut-être sera-t-il enthousiasmé. 

Mais s'il ne voit que le présent, il n’aura pas [228] l’occasion de s'émouvoir. Je sais bien que je vais passer pour un affreux profane, je le regrette, seulement j’indique mes impressions, non celles des autres. D’ailleurs, je ne veux pas décrire Sainte-Sophie. Chacun de ses détails est presque une page d’histoire. Je me borne à transcrire mes notes de voyage. Quand j’entrai, quatre imans accroupis devant l’X sur lequel on place toujours le saint livre, expliquaient le Coran a de jeunes prêtres en cercle autour d’eux. Chaque groupe se trouvait à l'un des angles de la grande nef, absolument comme s'ils jouaient aux quatre coins. Les professeurs parlaient sans s'arrêter, sans changer de ton, avec une volubilité qu’envieraient bien des jolies lèvres féminines. Les élèves, des hommes de 20 à 30 ans, accroupis, couchés sur le côté ou sur le ventre, les coudes à terre, vêtus de la façon la plus disparate, les pieds nus, sommeillaient béatement, ou n’écoutaient l’explication de la parole sainte qu’avec la plus complète indifférence. Jamais une observation du maître ne les exhortait à plus d’attention. Sous les piliers, près de la porte d'entrée, deux ou trois Turcs raccommodaient leurs vêtements et, sur un petit fourneau de cuivre, faisaient leur café. Tout d'abord, je n’osais pas circuler librement au milieu de ces prêtres, mais Grégoire parlant [229] haut, marchant avec la plus grande désinvolture, me communiqua son assurance. Je pus contempler tout à mon ai se les restes des splendeurs que Justinien créa jadis et que les Turcs laissent se dégrader avec une coupable insouciance. Il a même fallu empêcher certain petit commerce auquel on se livrait dans Sainte-Sophie. On arrachait des murs les morceaux de mosaïque pour les vendre aux collectionneurs des cinq parties du monde. Aussi le revêtement est, en quelques endroits, fortement endommagé. Ce qui reste n'est pas entretenu ou se trouve recouvert par d’affreux disques vert-pomme, sur lesquels sont gravés, en immenses lettres d'or, les monogrammes de quelques sultans [NDE : ce qui est faux], ou par quelques vieux tapis de prière. L’un d’eux surtout, relique sacrée, est un objet de vénération pour les musulmans. Il est à droite du Mirhab. C’est l'un des quatre tapis sur lesquels Mahomet faisait sa prière. Jadis à l'heure du triomphe, les Turcs ont caché sous l'or, des mosaïques représentant les anges, la croix, et tous les signes du christianisme. Aujourd’hui, quand le soleil pénètre par les nombreuses fenêtres, inondant de lumière et de rayons, la partie supérieure de la coupole, sous l’or qui disparait, les anges resplendissent, la croix se montre de nouveau, et, juste au-dessus du Mirhab, au fond du chœur, surgit la vision d’une tête [230] au-dessus de laquelle brille une auréole. C'est Jésus-Christ lui-même qui rentre dans son sanctuaire.
Le pèlerin qui fait une halte à Sainte-Sophie, en revenant de Jérusalem, peut donc espérer le retour du monument de Justinien au culte catholique. Il peut croire que le jour n'est pas éloigné où les chants liturgiques retentiront de nouveau sous ces voûtes, pendant que les parfums de l’encens monteront vers le ciel, se mêlant aux prières des enfants de Marie.  Ce jour-là est-il prochain ? Nul ne le sait. Le sultan actuel, dont l'intelligence politique est remarquable, peut seul l’éloigner, mais si ce jour se montre, sans doute, il ne voudra pas éclairer un carnage semblable à celui de 1453, lors de la prise de Constantinople par Mahomet.
Quand le conquérant pénétra à cheval dans l'église, jusqu'au maitre-autel, une foule de prêtres, de femmes et de fugitifs s'étaient réfugiés dans Sainte-Sophie, espérant y trouver un asile contre la barbarie des vainqueurs. Mahomet n'eut aucune pitié : « Dieu seul est Dieu et Mahomet est son prophète, s'écria-t-il. »  [251] Ce fut le signal du massacre. Nul ne fut épargné. On égorgea les femmes et les enfants. Un fleuve de sang coula sur le sol, se répandant tout à l’entour de la basilique. Seul, un prêtre survécut, raconte la légende. Il célébrait la messe. Devant les vainqueurs retenus par une puissance invisible, il quitta l’autel, emportant l’hostie préparée pour le saint sacrifice et disparut tout à coup derrière une porte pratiquée dans une galerie souterraine. Aussitôt s’éleva un mur de pierre que lus Turcs ne purent détruire. Et depuis plus de quatre siècles le prêtre attend dans sa cachette, que Sainte-Sophie soit rendue au culte chrétien. Alors le mur s'abaissera de lui-même, le vieux serviteur de Dieu viendra terminer sa messe, et entonnera le Te Deum: d’actions de grâces. Telle est la croyance que rien ne peut enlever aux Grecs ; pas même la découverte de la fameuse porte, derrière laquelle M. Fossati, l’architecte de Sainte-Sophie, n'a trouvé qu’une étroite chapelle et un escalier encombré de débris.

Dans l'autre nef, autre légende. Celle de la fenêtre froide. Ou se demande d'abord pourquoi on l'appelle ainsi, puisqu’il s’agir d’une porte fermant sur un étroit couloir et non d’une fenêtre. Située près du Mirhab, du côté nord, il y règne constamment, lorsqu'elle est ouverte, même par les chaleurs caniculaires de l’été, un vent frais qui passe pour avoir inspiré les plus célèbres docteurs [232] de l'islamisme. Quand un prêtre musulman est à bout d’arguments, il se dirige pieusement vers cette porte, l’ouvre, se prosterne, le front sur les nattes, et dans l'air qui pénètre, il entend le murmure des paroles du prophète. On le voit, dans tous les temps, chez tous les peuples, quelle que soit la religion, les prêtres ont su profiter de la crédulité populaire. Que ce soit à Pompéï, à Constantinople ou à Rome, on retrouve les mêmes duperies, les mêmes mensonges, les mêmes présages.
Car Sainte-Sophie ne possède pas que cette fenêtre froide, elle a dans un bas-côté, près de la sortie, la colonne humide. Bélisaire, dit-on, s'y est guéri en la touchant. Depuis cette époque, d’innombrables malades sont venus y chercher un adoucissement à leurs maux. Pour éviter qu'elle ne soit usée parle frottement des doigts, il fallut la revêtir d'une armature de bronze que l’on remplace tous les cinq ou six ans. Chose extraordinaire, on ne paie rien pour la toucher. Cela ne rappelle-t-il pas le pied de saint Pierre, à Rome, dont il ne reste plus que le moignon, tant les fidèles s'y frottent la tête après l'avoir baisé avec une conviction digne d'une plus utile croyance ? J’aurais voulu monter aux étages supérieurs, d’où l'on jouit mieux du coup d'œil d’ensemble, mais [233] on n'y monte plus. Les prêtres, eux-mêmes, ont reçu la défense d'y aller, depuis certains faits regrettables, disent les guides. Il ne faut pas en vouloir à ces messieurs, ils sont si nombreux, Imans, Cheiks, Kiatibs, Muezzins, lecteurs, chanteurs. Sainte-Sophie seule en possède plus de 700. Leur vie est si uniforme, si peu remplie. Les prières cinq fois par jour, l’explication du Coran, quelques fêtes, dont les plus intéressantes [234] sont celles du Baïram et du Ramazan. Voilà tout. Ils vivent chichement de rations semblables à celles des soldats, c’est tout ce que peut leur donner le gouvernement. Leurs demeures, situées dans le voisinage des mosquées, sont tristes et noires. Il faut être ou bien paresseux, ou bien croyant pour vivre ainsi. Ils ne sont d'ailleurs pas plus blâmables que nos moines inutiles et crasseux.

Avant de quitter Sainte-Sophie, je jette un dernier regard tout autour de moi ; sur les murs, sur les prêtres toujours dans la même position, sur les lustres formés avec des lampions, auxquels pendent des grappes d’épis, offrandes de dévots cultivateurs après une bonne récolte, puis je regarde encore une fois la coupole. Des moineaux piaillent, des pigeons voltigent, roucoulent et se caressent dans les corniches. On comprend tout. Les pauvres musulmans n'ont pu résister à cette tentation que leur donnaient la vue des hardis pierrots et de ces doux volatiles, parasites charmants de toutes les mosquées. [235] Car on trouve des pigeons dans toutes les mosquées de Constantinople. Il y en a des quantités énormes. Celle où la race pigeonne pullule le plus, c'est la mosquée du sultan Bazazid. Quand j’y arrivai, il y en avait des milliers dans la cour. Impossible de faire un pas sans de grandes précautions. On a beau les pousser du pied, ils ne s’envolent pas et se contentent de sauter à quelques centimètres plus loin. Ils vivent là heureux, comme les coqs de Troie avant l'arrivée d'une poule. Ce sont des pigeons sanctifiés par la légende. Malheur à qui leur ferait mal en présence d’un Turc. Les deux premiers furent, dit-on, achetés par le sultan Bazazid et donnés par lui à la mosquée. Depuis, ils ont tellement pullulé que c’est une des plaies de la Turquie, même de l'Égypte. Victor Chesnel, qui sous lu signature de Kesmin-Bey, a écrit un volume sur l'Orient, auquel j’emprunte quelques détails, affirme que la nourriture des pigeons coûte, dans cette partie de l’Asie, plus de cent millions par an à l’agriculture. 

Même pour un oiseau sacré, c'est un peu cher. Il est vrai qu'une autre légende le considère comme un animal maudit, ce qui réduit chaque opinion à cinquante millions de francs. [236]

Un jour, un derviche persan faisait sa prière sous un arbre. Des pigeons qui se trouvaient dans les branches eurent l’impolitesse de vouloir renouveler l'anecdote de Tobie. Le saint homme ne fut pas aveuglé parce qu'il baissait la tête, mais son bonnet de feutre reçut des atteintes. Pour se venger, le derviche riposta en lançant sa malédiction contre l’arbre et ses habitants. L’arbre se dessécha aussitôt. Quant aux pigeons, ils devinrent, pour les bons musulmans, un animal maudit. Les pigeons, heureux de leur sort, n’ont jamais protesté.


CHAPITRE XIII
LE SULTAN ET SES MINISTRES
Déjeuner avec Artin-Pacha. - Le coup d’Etat de Midhat. - Nouveau genre de suicide. - Mourad est fou.-Le frère d’une favorite.- A toi ! Midhat - Hassan le kawas - Le capitaine italien. - Au Selamlik. - Un défilé de pachas. - Le héros de Plewna. - Singulier remède contre la colique - Le Bienheureux ! - Une évocation. – Au palais du Yildiz - Abdul-Ahmid II. - Ordres à la presse - La révolte des marmitons. - Les eunuques. 

Je venais de déjeuner avec Artin-Pacha, sous-secrétaire d’État au ministère des affaires étrangères, et j’étais à la Sublime-Porte avec le ministre Saïd-Pacha quand j'appris que le lendemain j’aurais l’honneur d’être reçu par le Sultan. Cette nouvelle arrivait à l’instant du palais. Pour quiconque n'est pas initié aux mœurs de [238] l’Orient, il semble qu'une audience du Sultan n'est pas un évènement extraordinaire. L'accès des rois et des présidents ne rentre pas, de nos jours, dans la catégorie des miracles, et tout mortel qui ne se présente pas avec un arsenal à la ceinture peut, en ayant quelque patience, obtenir une audience d'une majesté. A Constantinople, ce n'est pas tout à fait la même chose. Le plus court séjour suffit à vous instruire ou à vous désillusionner sur ce point. Le Sultan est un être à part, presque invisible, car Abdul-Hamid se montre en public seulement le vendredi, pour la cérémonie du Selamlick. Il le fait parce que le Coran l’ordonne. C’est un homme qui, pour tout bon musulman, réunit en lui une sainte trinité. Il est homme, calife et dieu. Nul ne l'approche, même ses ministres, sans un ordre formel de sa part. Les différents ambassadeurs accrédités par le gouvernement ottoman marquent des atouts dans leur jeu lorsqu'ils sont reçus par Sa Majesté. Parfois même, ils annoncent à gros coups de caisse qu'un grand diner a été donné en leur honneur au palais, mais ils oublient de dire que le Sultan n'assistait pas au diner. Deux jours avant, l’ambassadeur de France, M. de Montebello, m'avait très gracieusement offert l’un de ses kawas pour aller au Selamlick. Les kawas sont, dans chaque ambassade, les porte-respect des ambassadeurs lorsqu’ils sortent. Ils [239] tiennent le milieu entre les soldats et les domestiques. Justement l’audience de Sa Majesté m'était accordée pour le vendredi, à l'issue de la cérémonie du Selamlick. Après avoir vu le Sultan au milieu de l’éclat officiel, je le verrai dans l’intimité. Une audience avait donc pour moi le triple attrait du fruit défendu, d’une étude à terminer et d'une bonne fortune d'autant plus agréable que, malgré ma charité chrétienne, je me disais : Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Il fut convenu avec Artin-Pacha, l'un des hommes politiques les plus éminents de la Turquie, que je me rendrais an Selamlick avec les kawas de M. de Montebello, puis Mikaël-Effendi, le secrétaire-interprète du ministère des Affaires étrangères, viendrait me prendre à la loge des ambassadeurs, d’où l'on assiste à la revue, et me conduirait alors au palais.
- S'il fait beau soleil, me disait-on, vous aurez un magnifique spectacle ; mais il faut du soleil, sinon votre déception sera grande.

Le Selamlick est un des attraits les plus recherchés à Constantinople par les étrangers. On peut y voir, avec les restes du luxe oriental, les derniers éclats de la puissance musulmane en Europe. Aussi, dès le matin, j’interrogeais le ciel avec anxiété. Il faisait froid, mais clair. La journée promettait d’être belle. Rassuré sur ce point important, [240] d'où dépendait presque tout mon programme, en m'habillant avec une sage lenteur, je me rappelais les événements qui avaient donné le trône à Abdul-Hamid II. Quand, à l'Exposition de 1867, j’avais vu Abdul-Azis, j’étais loin de me douter, mon âge fut mon excuse, - en contemplant ce gros voyageur à figure débonnaire, au ventre légèrement indiscret, vêtu d’une redingote noire et coiffé d'un fez, quel homme c'était. On sait donc pourquoi Midhat Pacha, le grand vizir, et ses collègues du ministère, conspirèrent contre ce souverain, poursuivant sans cesse la réalisation des plus folles fantaisies, ruinant la Turquie, faisant banqueroute à l'Europe. Le coup de main dirigé par Midhat réussit. Abdul-Azis est déposé et conduit dans un palais de Kati-Keui, d'où on le fait revenir peu de jours après, en lui assignant pour demeure les dépendances du palais de Dolma-Bagtché, l'une des royales demeures qui se mirent dans le Bosphore. Puis, certain soir, on lui expédie pour son plaisir deux bateleurs, des lutteurs de foire qu'íl affectionnait beaucoup et dont la lutte à main plate l’avait tant de fois charmé, quand il oubliait les soucis du pouvoir en marquant les coups.  [241]
- Les épaules ont touché, criait Abdul-Azis. Et plus fier que Mahomet entrant à Constantinople, il donnait la croix du medjidié ou sa bourse bien garnie au vainqueur, lequel préférait l'or à la décoration. Abdul-Azis, trois fois heureux du retour de ses amis, si fidèles malgré son infortune, leur ouvrit ses bras. Malheureusement, le geste fut trop violent, les veines se rompirent Le lendemain l’Europe apprit, sans surprise, le suicide de Sa Majesté. Pendant cela, son neveu Mourad avait ceint le sabre du prophète. Esprit affaibli, il crut à sa dernière heure lorsque les conjurés vinrent le réveiller, la nuit, pour le transporter de son lit sur le trône devenu vacant.

Cependant il aurait pu régner, sans rien faire, comme d'autres de ses prédécesseurs. Sa surexcitation nerveuse semblait même se calmer, quand un certain Husseim, officier du palais, manifesta son mécontentement d'une manière un peu violente. Hussein avait une sœur, et cette sœur était favorite du sultan Abdul-Azis. En France, on se rappelle comment Louis XV se conduisait avec [242] Jean Du Barry. Eu Turquie, Abdul n’était pas moins aimable envers Husseim que l'amant de la Du Barry le fut avec le frère de sa favorite. On comprend aisément l'ennui de ce pauvre Husseim lorsque Abdul-Azis fut couronné. Cet ennui se transforma en colère, lorsque l’ancien Sultan fut assassiné, d’autant plus qu'Husseim reçut l’ordre de quitter le palais pour se rendre à l’intérieur, en Asie, là où il n'y avait plus ni douceurs ni backchichs. Il protesta et refusa de partir. Pour le rendre plus docile, les ministres, qui le craignaient, le mirent en prison. Ce moyen très à la mode, dans tous les pays, pour soumettre les esprits récalciltrants, réussirent bien avec Husseim. Il consentit à s’éloigner. On le relâcha. Alors, un jour où le Conseil des ministres se trouvait réuni à la Sublime-Porte, Hussein se présente pour parler au grand-vizir Midhat-Pacha. C'est un officier superbe, au regard énergique. Il est en tenue, avec toutes ses armes. On refuse de l’introduire. Il insiste et veut entrer. On lui barre le passage. Il repousse ceux qui se trouvent devant lui et pénètre dans la salle où les ministres délibèrent. En le voyant, c'est un sauve-qui-peut général. Husseim ne leur permet pas d’aller plus loin. 

- A toi ! dit-il, en visant Midhat qui tombe foudroyé par une balle. [243]

Trois autres coups retentissent. Trois autres ministres tombent frappés à mort sur le tapis. Tous les coups portent. Un ministre, atterré, reste sur son fauteuil, suppliant Husseim de lui faire grâce.
- Toi, lui répond Husseim, tu ne vaux pas la peine d'être tué, mais tu mérites d'être puni ; et, de deux coups de sabre, il lui tranche les deux oreilles. Enfin les soldats, des employés, des gardiens pénètrent dans la salle. Impossible de s’emparer vivant du meurtrier. Il lutte avec une incroyable fureur. Il faut le tuer pour arrêter cette boucherie dont la nouvelle acheva, parait-il, de faire perdre la raison au malheureux Mourad qui, après trois mois de règne, céda la place à son frère, le Sultan actuel, un homme de valeur et un bon souverain, extrêmement populaire.
Depuis cette époque, Mourad est enseveli vivant dans sa détention mystérieuse au palais de Tchérigan, accusé de folie par les uns, considéré comme un martyr par les autres. La première version seule est vraie. A onze heures, ma voiture est à la porte de l'hôtel. Sur le siège. Hassan, le kawas de l’ambassade fait un superbe effet. C'est un vieux Grec, porteur de moustaches énormes, formidables, hérissées comme celles d'un chat en colère. Je n’en ai jamais vu de semblables. Son uniforme est doré sur toutes les coutures. Il porte un sabre et sa Ceinture soutient au moins deux pistolets.  [244] Armes des plus inoffensives, mais dont la présence rehausse singulièrement le prestige d’Hassan. Je monte en voiture. Nous partons. Mon équipage suit la grande rue de Péra, puis passant par des chemins un peu casse-cou, au-dessus et au-dessous d'immenses casernes, nous gagnons les hauteurs d'Orta-Keui et nous parvenons enfin, après tout un voyage, au palais de Yildiz-Kiosk (Kiosque de l'Étoile), la résidence actuelle du Sultan, une retraite isolée au milieu de la campagne, où les bruits du dehors ne parviennent qu’après avoir été plusieurs fois censurés à la porte et d'où l'écho des bruits intérieurs ne résonne que rarement et très inexactement à l'oreille du public. Déjà les troupes se massent tout à l'entour de la petite mosquée de Medjidiè, construite par Abdul-Hamid pour venir y faire ses prières sans s'éloigner de son palais. Elle se trouve à cent mètres à peine de la porte. La loge des ambassadeurs est juste en face l’entrée de la mosquée. Impossible d'être mieux placé pour voir. Vingt personnes environ sont assises devant les six fenêtres. L'une d’elles est occupée par le patriarche arménien, accompagné de trois hauts dignitaires de l'Église. Près de moi se trouve le capitaine Cuggia, attaché militaire italien à Sophia. Le fils du grand-vizir, un officier charmant et parlant très correctement le français, nous présente [245] l’un à l’autre, puis s'excuse de nous quitter pour aller prendre sa place devant la mosquée. Le capitaine est un enthousiaste du Selamlick. - Jamais je ne manque d'y assister quand je suis à Constantinople, me dit-il. Le défilé des troupes est si beau au milieu de ce cadre féerique ! Ce spectacle est si différent de tout ce que nous voyons eu Europe, qu’à mon avis, il n'y a rien de plus intéressant à voir à Constantinople. Le paysage est en effet merveilleux. Sous le ciel bleu d'où jaillissent des rayons de soleil, on voit se dresser Péra sur la droite, Stamboul dans le premier fond, et tout au loin l’admirable horizon aperçu du haut de la tour de Galata. Plus près, les eaux du Bosphore reflètent l’azur des cieux. Plus près encore, le moutonnement incessant des milliers de têtes humaines, couvertes de coiffures multicolores, donnent aux terres dénudées du voisinage l'aspect d'un vaste champ de fleurs sur lequel passe la brise un peu vive du soir. Et plus près encore, tout aux alentours de la mosquée du palais, sur les routes, sur les chemins, les troupes [246] arrivent, se rangent, s'apprêtent à recevoir leur chef suprême. 

Ce ne sont plus des soldats vêtus de guenilles et chaussés de savates. Chaque vendredi, le tiers de la garnison défile devant le souverain. Pour la circonstance, ou sort les effets de parade. Les troupes sont superbes. La revue terminée, on les déshabille, et chaque soldat reprend ses vêtements journaliers.
Le capitaine Cuggia m'explique ces détails pendant que l'on termine les préparatifs pour l’arrivée d'Abdul-Hamid. On place des tapis sur les escaliers, on sème du sable fin. Les régiments se massent encore davantage.
Nous fumons des cigarettes parfumées et nous buvons du café dans de mignonnes tasses. Le tout aux frais de Sa Majesté.
Je demande au capitaine où se place le Sultan pour passer la revue.
- Dans la mosquée, derrière la dernière fenêtre. Personne ne le voit. La musique se place sur ce tertre, là, à gauche de la porte. Depuis quelques semaines, elle joue un défilé très entraînant. J'ai cherché à connaître le titre, personne n'a pu me l’indiquer.
Voici deux voitures de la cour. Elles contiennent la Sultane mère et des favorites ; devant la mosquée, elles s'arrêtent. On dételle les chevaux. Quand ils sont emmenés, un eunuque se place [247] à chaque portière pour protéger contre toute indiscrétion ces sultanes auxquelles Sa Majesté accorde la faveur d’assister à la revue.
Les pachas et les hauts dignitaires viennent ensuite. Ministres, amiraux, généraux, chambellans, tous ces hommes, à la longue barbe blanche, vêtus de costumes constellés de croix et Je rubans sont à pied. Ils marchent par deux, en rang, pendant la courte descente pour se rendre du palais à la mosquée, devant laquelle ils font la haie.
Tout à coup un formidable cri retentit dans les airs. Les dix mille soldats poussaient tous à la fois un vivat signifiant : Vive le Padischah ! En même temps, les troupes présentent les armes. Abdul-Hamid sortait de son palais.
Sa voiture, attelée de quatre splendides chevaux [248] alezans tenus en main par des Albanais, marchait au pas. Le fils d’Abdul, un petit jeune homme pâle, un peu chétif, en uniforme noir assez semblable à celui de nos officiers de marine, entouré de feld-maréchaux, précédait son père. Il s'arrêta devant ln mosquée et se rangea pour le saluer. Le Sultan était dans le fond de sa voiture. Vêtu d'une simple redingote noire, il était, malgré la clémence de la température, enveloppé dans une chaude fourrure. Pas une croix, pas une dorure. Devant lui, sur la banquette, le grand-vizir Kamil-Pacha et Osman Gazhi, le héros de Plewna, un bon gros homme avec un collier de barbe et l’aspect débonnaire, ayant bien plus l’apparence d’un bourgeois retiré des affaires que d'un chef d'armée capable d’immortaliser son nom comme il l’a fait. Derrière la voiture du Sultan, tout un cortège, luxueux, doré, féerique. Voitures découvertes et fermées, chevaux de selle noirs, blancs, alezans et bais, fastueusement caparaçonnés. On ne sait comment le Sultan voudra rentrer dans son palais et tout doit être subordonné à sa fantaisie. Puis c’est la foule des aides de camp, des officiers, des eunuques, des serviteurs richement habillés. Sur le passage du souverain les troupes présentent les armes, tandis que tous les pachas et les dignitaires se prosternent jusqu'à terre, abîmés dans une sorte d’adoration muette, une seule voix [249] osant alors se faire entendre, celle du muezzin qui, du haut du minaret, appelle à la prière. La cérémonie ne dure pas longtemps, une demi-heure au plus. Déjà la musique se plaçait sur le petit tertre, prête à jouer, quand je vis sortir de la mosquée deux soldats portant avec respect un grand vase en cuivre rempli d'eau. - C'est un remède turc pour guérir les coliques et les diarrhées, me dit en riant le capitaine Gugggia, quand les deux soldats passèrent sous notre fenêtre. Je le regardai d'un air interrogateur, il ajouta : - Chaque vendredi, à la fin des prières, on présente au Sultan ce vase plein d’eau. Le Sultan touche l’eau, puis l’iman bénit le liquide, dont la vertu est alors souveraine pour guérir toutes les maladies du ventre. Je crus et je crois encore à une plaisanterie de la part du capitaine, cependant il m’affirma le contraire, en disant que chaque régiment présent au Selamlick emportait précieusement, dans une petite bouteille, une partie de ce précieux liquide. - Les soldats guérissent-ils quand ils sont malades ?

- Cela, je ne l'affirme pas... Ecoutez, voici la musique qui joue la marche. La revue commençait, j'écoutais.
- Mais c'est une marche française, m'écriai-je assez haut pour faire retourner les têtes. Si je la [280] connais, je crois bien ! C’est « Le Bienheureux ». En effet, elle est superbe.
Le capitaine nota sur son carnet, pendant qu'un brillant souvenir m’emportait dans un récent passé. Cette marche fut jouée pour la première fois quand défilèrent, à Longchamp, les troupes du Tonkin. Elle marque une date dans l'histoire anecdotique de France. Par son allure vraiment guerrière, elle remit dans les vieux cœurs gaulois la confiance qu'un général patriote s’efforçait de rendre aux anciens et de donner aux jeunes. Je saluai cette amie avec émotion. Aussi, tout en admirant les magnifiques soldats qui passaient devant moi correctement alignés, superbes dans leur allure, bien vêtus, rudes gaillards à la mâle prestance ; ces régiments nègres précédés de porte-haches à la taille gigantesque, la poitrine et les jambes couvertes d’un lourd tablier eu peau noire, et dont la force musculaire doit être capable d'abattre les têtes comme un faucheur vigoureux couche les épis de blé ; tout en ne perdant pas une minute de vue le défilé des Soudanais, imposante cohorte d’hommes dont l’aspect sauvage reflète un fanatisme pouvant engendrer l'héroïsme ou commettre des atrocités, je ne puis m’empêcher d'évoquer, dans quelques [251] vapeurs blanches suspendues au-dessus du Bosphore, le pantalon rouge de nos petits troupiers. 

L’armée française venue en alliée a logé là-bas, dans ces grandes casernes qui dominent Kadi-Keui et que reflète la mer de Marmara. Elle a marqué ses traces en Orient aux heures fortunées où la victoire suivait en fidèle amie le drapeau tricolore. Il y a près d'ici des Français qui sommeillent et des héros qu’on oublie trop, car ces exemples des pères sont assez glorieux pour que les fils les exaltent.

- Voilà bien des phrases pour un air de musique ! me dira-t-on.
- C’est vrai, mais quoiqu’en disent les sots, le chauvinisme est une si bonne chose. Cette marche militaire m'avait fouetté le sang. J’étais certainement beaucoup plus animé que le Sultan lorsqu'il remonta en voiture pour rentrer dans son palais. Il conduisit lui-même. Ses chevaux grimpèrent la courte montée au trot. Presque avant d'avoir été vu, le commandeur des croyants avait disparu. Sans la foule retenue jusqu'alors à une grande distance et qui, libre maintenant se répandait bruyante et pittoresque de tous les côtés, on aurait pu croire à un rêve. Je serre la main de l’attaché militaire italien et je quitte la salle. Dans la pièce voisine, Mikaël-Effendi, le secrétaire interprète du ministère des affaires étrangères, m’attend. [252] 

Quelques pas au dehors et nous sommes à l’entrée du palais. A la porte, on nous arrête. Nous restons dans un étroit jardin, sous l'œil vigilant des factionnaires, pendant que nous sommes annoncés au chambellan de service. Devant moi, de tous côtés, c’est un va-et-vient continuel de fonctionnaires, de soldats, d’ouvriers qui travaillent, car on construit toujours, et le palais menace de devenir une ville. Mais on n’entre pas et je ne vois personne sortir. Après quelques minutes d'attente, nous pénétrons à l’intérieur. Il faut monter des escaliers à [253] hautes marches de chêne et à rampe de cristal, suivre des couloirs étroits, aux murs épais, faire une véritable excursion à travers des appartements meublés à l’européenne, pour parvenir au salon, ou, en attendant Hadji-Aali bey, le chambellan préféré du Sultan, un nègre nous apporte le café et les cigarettes. Près de nous, dans une pièce voisine, une voix d’homme chante avec un accent trainard. Mikaël-Effendi m'apprend que l’on célèbre ainsi, tous les vendredis, les louanges des anciens sultans. A part ce bruit, tout est silencieux. Cependant, partout il y a du monde. Des centaines d’hommes, on pourrait dire des milliers, vivent, s'agitent, travaillent et surveillent. Mais on parle bris, on marche sans faire crier les parquets. Au milieu de ce monde une sorte de mystère, un voile impénétrable semble envelopper le visiteur. Pendant la revue, la musique militaire évoquait devant moi ln vision des pantalons rouges. Ici, malgré soi, les souvenirs du vieux seraï dont on voit les nombreuses coupoles à la pointe de Stamboul, vous hante l’esprit. L'imagination évoque les puissants vizirs d’autrefois, laissant trainer derrière eux leur robe de brocart dissimulant En peine de perfides lacets.  [254]

Ces murs ont beau être neufs, on leur demande leur histoire, et comme ils ne veulent pas la dire, on en crée une bien sombre, bien lugubre. Il ne faut rien moins que la franche cordialité de S. Exc. Hadji-Aali bey et l'accueil si courtois si bienveillant du Sultan pour chasser la vision du passé. Nous sommes bien à la fin du dix-neuvième siècle. Le chambellan et son maitre sont vêtus d’une redingote noire ; la seule différence de tenue consiste en ce que le premier n’a pas de col à sa chemise, tandis que le second en porte un. Je serais donc tenté d’écrire qu'Abdul-Hamid est un souverain libéral, si nous ne faisions souvent de ce mot le synonyme de radicalisme et d’intransigeance. En Turquie, la liberté est inconnue, au moins dans le sens que nous lui donnons, tant qu'il ne s’agit pas de réformes à faire. La volonté du souverain est absolue. Les ministres eux-mêmes ne sont que les humbles exécuteurs de ses ordres, excepté toutefois quand ils agissent comme Midhat, et lui envoient des faiseurs de tours pour le suicider. Un Sultan ne voit son despotisme battu en brèche que s’il veut être de son temps au lieu de s'envelopper dans le passé. On ne peut d’ailleurs savoir que très difficilement et fort imparfaitement ce qui se passe.
La liberté de la presse est une étrangère dont [255] le passeport pour entrer en Turquie ne sera pas visé d’ici longtemps. Cependant, grâce aux bienfaits du règne actuel, à l’esprit d'initiative d'Aldul-Hamid II, aux progrès très grands, dont son peuple lui est déjà redevable, nous sommes loin de l’époque ou le directeur de la presse locale adresse aux rédacteurs en chef et directeurs des feuilles locales en toutes langues, une circulaire confidentielle qui leur traçait la ligne de conduite à suivre, afin de bien mériter du gouvernement. Voici les principales dispositions de ce document qui mérite d’être signalé à l’administration des contemporains et de la postérité, surtout pour montrer les difficultés que le Sultan Abdul-Hamid doit vaincre pour imposer à son peuple des réformes déjà vieilles en Europe.  

Article I. Donner de préférence des nouvelles de la sante précieuse du souverain et de la famille impériale, de l’état des récoltes, des progrès du commerce et de l’industrie en Turquie.  
Article II. Ne publier aucun feuilleton, qui n'ait été expressément approuvé, au point de vue de la moralité, par Son Excellence le ministre de l'instruction publique et gardien des bonnes mœurs.  
Article III. Ne pas produire des articles littéraires ou scientifiques trop longs pour ne pouvoir passer dans un seul numéro. Éviter ces mots : A suivre ou La suite à demain, qui provoquent une fâcheuse tension d’esprit. [256]
Article IV. Éviter soigneusement les blancs et les lignes de points dans un article, parce que ces procédés autorisent des suppositions fâcheuses et troublent la tranquillité des esprits, comme cela s'est vu il propos d'un article récent du Levant-Herald.  
Article V. Éviter avec le plus grand soin toutes personnalités, et si l’on vient vous dire que le gouverneur ou sous-gouverneur a été convaincu de vol, concussion, assassinat ou autre action blâmable, tenir le fait pour non prouvé et le taire soigneusement.
Article VI. Défense absolue de reproduire des pétitions des particuliers et des communautés de province, se plaignant des abus de l'autorité et les signalant au souverain.
Article VII. Il vous est interdit de signaler les tentatives d’assassinat contre les souverains étrangers, sous quelques formes qu’elles se soient produites, ou les manifestations séditieuses qui ont pu avoir lieu dans des pays étrangers ; car il n'est pas bon que ces choses-là soient connues de nos loyales et paisibles populations.  
Article VIII. Il vous est défendu du mentionner ce nouveau règlement dans les colonnes de votre journal, parce qu'il pourrait provoquer des critiques ou des observations déplacées de la part de quelques esprits mal faits. [257]

Tout commentaire affaiblirait l’importance de ces prescriptions. Malgré cela, on connait certaines anecdotes du palais qui jettent un jour curieux sur la vie intérieure et sur la bonté du Sultan.

Une révolte des plus amusantes éclata pendant mon séjour. Les Tablakiars sont les marmitons des cuisines impériales, divisés en plusieurs catégories, et salariés à des conditions modestes. Les chefs touchent soixante francs environ par mois. Les plus jeunes ont vingt francs. Or, il en est des marmitons turcs comme de tous les employés dans tous les pays du monde. Ils réclament toujours et ne sont jamais contents. A bout de patience, ils se sont rendus en masse, formant une bande d’environ cent cinquante individus, devant la porte du palais de Yildiz, où leur mécontentement se manifesta sous forme de cris, de pierres lancées au hasard, en l’air, et de vociférations. L’audace sans exemple de ces marmitons déplût fort, cela se comprend, dans un pays si respectueux envers l’autorité. Un mandat d’arrêt fut signé contre ces pauvres tablakiars, aussitôt internés dans les prisons du palais en attendant mieux, ce qui n'aurait pas tardé. Sans la générosité du Sultan - le mot de générosité ne doit pas sembler exagéré si l'on pense que nous sommes en Orient. [258]

Les marmitons furent simplement expulsés du palais. Le commandant de la place de Bechiktach, Hassan-Pacha, fut chargé d'exécuter la sentence. Il réquisitionna une soixantaine de voitures de place, puis, accompagné d’officiers de police, il conduisit à Stamboul les révoltés. Le comble de cette affaire tragico-comique est que, par suite de l'expulsion des tablakiars de Yildiz, le service des cuisines impériales souffrait énormément. Plus de six mille personnes font chaque jour leurs trois repas au palais. La tâche serait déjà compliquée, si chacun mangeait à des heures régulières et des menus bien définis, mais on doit toujours compter avec des changements nombreux et les caprices des femmes. Il fallait donc remplacer au plus tôt le personnel des marmitons par des gens ayant les connaissances voulues pour ce service. L’embarras n’a pas été grand. Hassan-Pacha montra une merveilleuse présence d'esprit. Il fit tout simplement appréhender au collet les marmitons en service chez les pachas et autres grands fonctionnaires de la ville. En un clin d’oeil, le contingent fut formé et le soir même, la procession des tablakiars a pu s'effectuer à l’heure réglementaire du dîner, portant le pilaf quotidien aux milliers de bouches que nourrit Yildiz, aux dépens de la caisse de la liste civile. [259]

Peu avant cette révolte des marmitons, les eunuques du palais avaient fait aussi parler d'eux. Ces nègres forment en Turquie une classe à part. Ils se distinguent par un fanatisme religieux et social, par une haine implacable contre tout ce qui n'est pas musulman. Ils sont en général très méchants et misanthropes. Il ne faut pas s'en étonner trop. Ils se trouvent au milieu d’un monde qui vit une autre vie que la leur, qui occupe différentes positions politiques et sociales, qui aime et qui est aimé, qui forme une famille, qui a des enfants, qui appartient à une société tout à fait distincte. Dans tous les temps, les eunuques ont joué un rôle important dans les scènes mystérieuses qui se déroulent à l'intérieur des harems musulmans, ceux des sultans comme aussi ceux des particuliers. Il est vrai que l’imagination des historiens et des romanciers a souvent rehaussé l’importance de ce rôle ; mais, même en rabattant beaucoup de ces contes plus ou moins fantastiques, on est obligé de reconnaître que ces noirs gardiens des harems ont pris, à toute époque, une part importante dans les scènes de carnage et de sauvagerie qui ont illustré l’histoire des sociétés musulmanes, depuis l’apparition de l’islamisme an monde. Dans ces dernières années, les eunuques du palais du Sultan ont conservé une certaine influence sur les actes du gouvernement même, et [260] cela malgré l'introduction en Turquie des mœurs étrangères et d'un commencement de civilisation plus ou moins occidentale. C'est que la société musulmane rend indispensable cette institution d’hommes réduits à une neutralité virile absolue. Un beau matin, on apprit en ville que ces nègres venaient de se tirer des coups de pistolet. Pour calmer leur effervescence, on en a pendu quelques-uns. Les autres furent exilés. Le Sultan ne saurait être rendu responsable de ces faits, qui proviennent d'usages anciens difficiles à transformer. On connait mal, en Europe, le souverain Abdul-Hamid. Il mérite cependant d’être apprécié comme un homme de civilisation, de travail et de progrès. On dit en Europe, et c’est la vérité, qu’il sort peu de son palais ; mais ce que l’on ne dit pas, c'est l’énorme fatigue que lui impose la multiplicité des intérêts de son empire. Sa seule distraction, c'est le travail. Il examine avec la plus grande attention tous les rapports politiques, administratifs et Financiers de ses ministres et gouverneurs de provinces. Seul, il entend diriger et conduit en effet les affaires avec une lucidité d’esprit, avec une clairvoyance remarquable. Ce n’est qu'après avoir acquis la conviction intime que toutes ces propositions sont pratiques et avantageuses pour l’état qu’il prend une décision définitive.

Le Sultan actuel, à l'encontre de ses prédécesseurs, [261] est sobre, économe pour lui-même, très généreux vis-à-vis de ses fidèles serviteurs. Il leur accorde sans cesse de larges gratifications, de belles résidences, des pensions pour leurs familles, rien que sur sa propre liste civile, sans imposer aucune charge au Trésor public. Que de fonctionnaires qui, ne pouvant vivre à leur aise à cause de l’insuffisance de leurs appointements provoquée par les exigences d'une stricte économie, reçoivent de la générosité impériale des subsides sur les revenus personnels de la couronne et de la liste civile. C’est assurément un bel exemple de sentiments généreux, et l'on doit louer Abdul-Hamid, qui dispose de près des deux tiers de sa liste civile en faveur des serviteurs nécessiteux de l’État, des pensions, des œuvres de charité, des asiles, des édifices religieux, des écoles publiques, sans distinction de race et de religion, et en particulier en faveur des personnes ou des localités indigènes ou étrangères, victimes de désastres ou de calamités publiques.  


CHAPITRE XIV
COTE D’EUROPE ET COTE D’ASIE
Au marché de seri-Jarni. - Derviches mendiants. – Bazar des drogues – Coiffeur et dentiste. – Bateau n° 23. - De Constantinople à la mer Noire. – Dolma-bagtché. La. Cap du Diable. - Un campement d'incendiés. – Bouyouk-Déré.- Un café pratique. – L’hermite élégant. - Palais en ruines. - Beylerbey et l'impératrice Eugénie. - les fabricants de rames. - Un derviche épicier. – Pauvre baudet ! – Eaux-douces d'Europe. - Toujours des ruines. - Une flotte à brûIer.- Le fleuve des Rossignols - Horreur et infection. – Le brigandage. – Catchégani et Psitchi. - Les Justiciers. 

Grégoire m'avait dit : - Monsieur, si vous voulez faire la promenade du Bosphore jusqu’à la mer Noire, il faut, pour aller par la côte d’Europe et revenir par celle d'Asie, partir de bon matin. Sinon vous ne pouvez pas. En cette saison, il n'y a pas assez de départs par jour. - L’heure matinale ne m’effraye pas ; je serai prêt. [264] Alors, monsieur, je serai à l’hôtel à neuf heures et demie. Voilà ce que Grégoire appelait de bon matin. Avant de prendre place sur le bateau, nous allâmes sur la petite place de seni-Jami, près la mosquée de la Validé. C’était le jour de marché. Une foule énorme d’acheteurs se pressait autour des petits tables rondes, légères, en bois blanc, sur lesquelles se trouvaient tous les étalages composés en grande partie de pacotilles, d’objets sans valeur, d'écharpes, de couvertures communes, de saucissons racornis et de moelibi, sorte de fromages de riz pilé sur lesquels, au gré de l'acheteur, le marchand met du sucre, du sirop ou de l'eau parfumée. C’est blanc, mou et mauvais, mais ça ne coûte que deux paras. Il s’en débite des quantités énormes, que les Turcs mangent sur place. Au milieu de cette cohue, des barbiers rasent tranquillement en plein air, sans s’inquiéter des bousculades qu’ils reçoivent. Quelques vieux derviches mendient. Ils sont vêtus d'une grande blouse blanche et d’une vieille peau qui leur recouvre le dos. [265] D'une main, ils ont une longue pique dont l'une des extrémités se termine par une grosse boule de fer, à laquelle sont accrochées plusieurs courtes chaines. De l’autre, ils ont une grande noix de coco qu’ils tiennent par une chaînette en cuivre. Cela leur sert de besace pour les aumônes.

Nous traversons ensuite le bazar des drogues, non sans saluer l’inscription de Mahomet, ce que tout passant doit faire, car une chaîne, rendue en travers des portes, l’oblige à se courber pour entrer et pour sortir.
Ce marché est le plus ancien de Constantinople. Il y a, aux corniches, des boiseries et des inscriptions qui datent du temps de Justinien. Ses rues sont plus hautes et mieux voûtées que celles du grand bazar. L’odeur des épices et des arômes prend à la gorge, dès l'entrée. Sur les buffets. et les étagères des boutiques, des sacs, des paniers, des flacons, des fioles contenant les ingrédients et les essences diverses, le muse, le poivre, les dattes, la vanille, le benjoin, l'ambre, la cannelle, la pistache, le masticho [266] pâte jaunâtre que les Turcs mâchonnent toute la journée et qui ne se réduit jamais, l'eau de rose, le henné, poudre rouge servant à teindre les cheveux et les ongles des femmes ; le tabac, l'opium, le haschich persan, qui transporte les croyants dans l'ivresse des joies lascives du paradis. - les « Haschichis » assassins régis, par le Vieux de la Montagne, exécutaient aveuglément, au moyen âge, les ordres barbares du cheik de l'Irak, qui les récompensait en leur accordant cette boisson dangereuse ; - l’antimoine délayé avec de la cire dans de l'esprit de vin et mélangé à du musc, forme une pâte pour noircir les sourcils et les cils des courtisanes. Enfin, une foule de drogues et d'onguents plus ou moins sains, plus ou moins malpropres. Pour revenir au pont prendre le bateau, Grégoire me fait passer par le bazar des Oiseaux, où tous les marchands fabriquent de grossières cages en bois. Au milieu des boutiques de chanteurs ailés, il y a plusieurs artistes d'un genre tout différent. Ils sont à la fois perruquiers et dentistes. La moitié de leur étroite boutique est le domaine du rasoir, l'autre moitié est enguirlandée de grosses dents enfilées en chapelets et ornée d'énormes tenailles dont la vue seule doit suffire pour extraire les molaires les plus récalcitrantes. Elles sont aussi formidables que les triquoises d'un maréchal-ferrant. [267]

A dix heures moins quelques minutes, nous étions sur le bateau n° 23. Sur le Bosphore, les bateaux n'ont pas de nom. On les désigne par un numéro d'ordre. Les secondes sont envahies par une foule d’indigènes, hommes et femmes. En les regardant, on éprouve le besoin de se gratter. Ce sont des gens du peuple qui viennent de faire des acquisitions ou d'apporter leurs marchandises à Constantinople. Ils retournent à leur village sur la rive d'Europe. C’est de ce côté que nous partons. Les premières sont également fort remplies. Les passagers sont plus propres. Je monte sur la passerelle, afin de jouir de la vue, et je m’installe sur une chaise, à côté du capitaine, un Bordelais qui fait ce service depuis vingt ans. Bien qu’il soit défendu de lui causer, pour ne [268] pas distraire son attention toujours en éveil, afin d'éviter les nombreuses embarcations de toutes formes qui, dans tous les sens, sillonnent le Bosphore, nous ne cessons de bavarder. Au premier sifflement de la vapeur, le bateau s'ébranle, les roues battent les flots, nous pointons vers le palais de Tchèragan. Grégoire me montre, au sommet de Péra, une vaste construction carrée, massive. sans goût, avec un aigle sur les quatre faces. C'est l’ambassade d'Allemagne. A côté, une petite villa blanche et modeste, c'est l'ambassade d'Italie, qui semble venue là pour se mettre sous la protection de sa despote alliée. Après la station du Kabatach, le bateau côtoie la place et le palais de Dolma-Bagtchè, dont le quai de marbre blanc a, de distance en distance, de longues marches qui descendent des portes à la rive, pour se perdre dans la mer. Puis, c’est Bechiktach, avec le tombeau du fameux corsaire Barberousse ; Kourou-Tchesmé où, dit la légende, Médée aurait abordé avec Jason, il son retour de la Colchide, et y aurait planté un laurier fameux dans l’antiquité. Il faut ensuite franchir la fameuse pointe d'Akindi-Bournou, le Cap du Diable, appelé ainsi parce que le courant est dlune violence extrême. Quand on a passé Bebek, la ligne, jusqu’ici ininterrompue des villages et des kiosques, est coupée par un cimetière pittoresque, le plus vénéré des [269] champs des morts musulmans, parce que c'est là que furent ensevelis les premiers Ottomans qui passèrent d'Asie en Europe, à la suite de Mahomet II. A Roumélie-Hissar se trouvent les ruines imposantes du fameux château bâti par Mahomet un an avant la prise de Constantinople. Nous montons toujours, les sites se métamorphosent à chaque pas, les types des passagers variant à chaque station. Nous croisons des pêcheurs qui retirent leurs filets, des paquebots qui partent ou rentrent au port. Une canonnière turque passe. Elle a été construite à Bordeaux, pour la dernière guerre de 1877, me dit le capitaine avec orgueil. A deux ou trois endroits, de grands mâts émergent de l'eau, et servent de perchoirs à des quantités de mouettes. Les navires ont sombré par suite d’un abordage. On les laisse là, parce que les compagnies se disputent pour savoir qui paiera la casse.

A Boyadji-Keui, un village habité par des Grecs et des Arméniens, la moitié de la population campe sous des tentes ou des abris formés par quelques planches et des portes ou fenêtres, épaves sauvées d'un violent incendie. Ces malheureux ont de la boue jusqu'aux yeux et ne paraissent pas s'en soucier. Beaucoup sont accroupis, les jambes croisées. Ils fument. Ils font leur kief. Therapia est le séjour de prédilection du [270] monde diplomatique pendant la belle saison. La ville s'étend au pied d'une haute colline et se développe autour d'un petit golfe bordé de cafés pittoresques, d’hôtels élégants, de belles maisons qui s'avancent jusque sur l’eau. C'est là que se trouve la résidence d'été de l’ambassade de France, une grande bicoque que l'on s’empresserait de démolir, si au lieu d’être sur le Bosphore et de servir à l’ambassadeur, elle appartenait à un particulier amoureux du confortable. Encore quelques tours de roue, et le bateau touche à Bouyouk-Déré, le point extrême de mon excursion, car si j’allais jusqu'à la mer Noire, que l’on aperçoit à quelques kilomètres, je ne pourrais reprendre le bureau qui va me ramener par la côte d'Asie. [271] Bouyouk-Dérè est, aux beaux jours de Père, l'un des sites les plus charmants du Bosphore ; il y a, dans tous les environs, de vertes prairies et des vallées ombreuses. De nombreux caïques en partent à chaque instant pour conduire les promeneurs sur la côte d’Asie, où le sommet du mont Géant se nuance, en ce moment, des teintes hivernales que le ciel bleu attriste encore davantage. Aujourd'hui, la petite ville est presque déserte. Elle n’a que sa population de pêcheurs qui lui reste toujours fidèle. Tous les hôtels sont fermés. Après une courte promenade pour aller jusqu’à l’extrémité de la seule rue un peu animée, je reviens le long du quai, et je m’installe dans le « Grand-Café du Débarcadère ».

Le maître de l’établissement est un homme pratique. [272] Les quatre coins de son café sont occupés entièrement par un épicier, un barbier, un horloger et un marchand de tabac. Au-dessus il y a des chambres. Le temps de prendre un café en fumant une cigarette, le bateau qui doit m’emmener accoste. Je monte dessus, on le charge de lourds vases en cuivre rouge contenant du lait, on jette des sacs remplis de canards vivants, qui protestent par de nombreux couac contre cette manière peu confortable de les faire voyager, et nous partons. En même temps que moi, deux prêtres ont pris place sur la passerelle. Un Arménien et un ermite Grec, me dit Grégoire. L’ermite est un superbe garçon qui ferait plus d’une conquête dans les salons parisiens. Véritable type de beauté mâle, dont l’énergie est encore [273] rehaussée par une barbe noire magnifique. Ses longs cheveux frisés, propres, sont rassemblés en chignon sous sa toque, car c’est une règle, pour les prêtres grecs, de ne profaner jamais leur chevelure, ni leur barbe. Jésus-Christ n’ayant paraît-il, jamais coupé les siennes. Pour un ermite, mon compagnon de passerelle est singulièrement élégant et soigné. 

Sa grande toque noire et son voile paraissent neufs. Sa robe noire est bien taillée ; elle l'enveloppe avec des plis savamment combinés. Il a des souliers fins, à hauts talons. Il fume une cigarette parfumée qu’il a prise dans un étui fort joli, et ses mains aristocratiques sont blanches avec des ongles faits comme ceux d’une coquette. Assurément, il ne vit pas avec du pain sec et de l’eau claire. Je le soupçonne même d’avoir, dans son ermitage, un certain nombre de domestiques pour le servir, peut-être même d’autres douceurs capables de charmer sa solitude. En Orient, il ne faut s’étonner de rien, surtout ne jamais se scandaliser.

En quittant Bouyouk-Déré, le bateau traverse [274] le Bosphore et gagne, en quelques minutes, Anadoli-Kavar, la première station sur la côte d’Asie. De là, en deux heures, je retourne à Constantinople, en passant par une succession de villages ct de palais comme je viens d'en voir sur les rives d'Europe. Mais il faut bien le dire, tous ces palais, à de rares exceptions, sont en bois ou tombent en ruines. Les villages, merveilleusement groupés pour le charme des yeux, pittoresquement assis entre deux vallons, ne sont beaux que si leur misère est éclairée par les chauds rayons d’un soleil éclatant, et voilée par une luxuriante végétation. Il faut le printemps et sa verdure pour visiter le Bosphore, il faut les fleurs et leur parfum pour cacher la saleté de ses rives. Il faut que la nature entière soit en fête, pour laisser la poésie à ces noms qui résonnent au loin, Hounkiar-Iskelessi, Beicos, Kanlidjé et tant d'autres, mais qui, de près, ne désignent que des agglomérations de masures. Par ci par là, deux ou trois palais plus fastueux qu’élégantes ; le reste des constructions de plaisance ne possède ni la diversité, ni le luxe des nombreux chalets qui décorent nos plages normandes. Et quand ou passe devant les murs de marbre élevés par le vice-roi d’Egypte, Méhémet-Ali, devant le kiosque du Sultan aux Eaux douces d'Asie, où les femmes de Sa Hautesse viennent se reposer aux jours ensoleillés, enfin devant l'éclatante [275] blancheur du palais de Beylerbey ou, radieuse de beauté, dans tout l’éclat du triomphe et d'un luxe impérial que rendait sans exemple le faste oriental d'Abdul-Azis, logea l’impératrice Eugénie lors de l’inauguration du canal de Suez, le cœur se serre en songeant à la nudité des appartements. Sur les murs, quelques glaces ou de mauvaises peintures. De ci, de là, deux ou trois vases de Sèvres dont on n'a pu tirer profit parce qu'ils sont trop encombrants, des divans et des fauteuils dont le crin est indiscret ; dans les salles de marbre, où jadis les fontaines jaillissantes jetaient une fraîcheur et charmaient par leur murmure, l'herbe pousse en liberté, car une épaisse couche de crasse et de terre cache les dalles ou se posèrent tant de pieds mignons chaussés de fines mules brodées d'or. C’est partout et toujours ainsi dans Constantinople. Seul, le palais de Yildiz, demeure actuelle d'Abdul-Hamid , proteste contre cette décadence.

Quand nous rentrons vers trois heures, malgré le froid assez vif, le soleil qui se couche est encore éclatant. Derrière le bateau, un sillage argenté éblouit les yeux. Galata est vivement éclairé. Le ciel, au-dessus de Sainte-Sophie et de Stamboul, est en feu, et l'on ne sait vraiment si les minarets [276] se profilent dans une nuée d’or ou dans un nuage de sang. C’est incomparablement beau. Après être resté longtemps encore sur le pont, je prends, pour rentrer à l’hôtel, le chemin des écoliers. Grégoire me conduit dans une petite ruelle, au bas de Galata, où se fabriquent toutes les rames des caïques. Les ouvriers sont d'une extrême habileté. Ils font tout à la main et ne se servent ni de fours, ni de mécanique, mais ils sont d'une imprudence dont il est difficile de se faire une idée. Ne s’avisent-ils pas de chauffer les rames avec des feux de menus vrillons au milieu même d'un amoncellement considérable de petits morceaux de bois... Une étincelle suffirait à faire flamber tout un quartier. Aussi le quartier flambe quelquefois. C’était écrit, voilà tout.

Nous suivons la marche du tramway dans la grande rue d'Azab-Kapou, qui conduit à la porte du même nom, sorte d'arc de triomphe placé à l’entrée du vieux pont. Rien à remarquer dans cette rue, les boutiques sont modernes, seulement l’une d’elles est tenue par un jeune derviche coiffé de son haut bonnet de feutre. Ce jeune homme est un cumulard. Il n'en paraît pas plus riche pour cela. [277] En remontant au Petit Champ des Morts, retiré sur les hauteurs du Péra, presque derrière mon hôtel, je me trouve au milieu d'une bande d'ânes conduits par un gamin. Ces pauvres baudets montent en même temps que moi. Ils ne paient pas de mine. Pourtant leur travail est continuel et fatiguant. Sans bride, sans selle, ils se suivent docilement l’un derrière l’autre, comme des canards allant à la mare. Ils portent de grosses pierres ou de longs madriers dont les extrémités traînent å terre et se rejoignent au-dessus de leurs têtes. Ces lourds fardeaux ne sont attachés sur leurs dos que par de grosses cordes et l'on comprend le prix élevé des constructions, en voyant combien le transport de tous les matériaux doit être onéreux. Malgré la mauvaise saison, j’ai voulu aller, le lendemain, aux Eaux douces d’Europe. Pour deux medjidiés (neuf francs cinquante), Grégoire me loua un caïque à deux rameurs.
Les Eaux douces d'Europe,- en langue turque kiat khané, - sont un endroit de plaisance à l’époque du printemps, pendant les mois de mai et juin. Situées au fond de la Corne d'or, on y parvient en remontant, sur un espace de trois ou quatre kilomètres, une paisible rivière, presque un ruisseau, le Barbyzès qui serpente entre des prairies trop dénuées. Nous embarquons, comme toujours, du pont de [278] Stamboul. Bientôt nous sommes au milieu de la Corne d'or. Mes deux rameurs sont de robustes gars. Malgré le froid qui m’oblige à rester couvert de ma fourrure, ils ont sur le dos une simple chemise, et deux minutes après le départ, ils l'enlèvent. A chaque coup de rames, ils soufflent comme des cachalots. L'été, les caïques sont beaucoup plus élégants, car les promeneurs sont très nombreux et le Barbyzès est sillonné d'embarcations, mais aujourd’hui je n'en rencontre pas une seule, et le site des Eaux douces d’Europe, m'apparait sous l'aspect d'un chemin boueux, défoncé, bordé d'un ruisseau jaunâtre et de grands arbres couverts de rouille. Le palais, construit jadis par Mahmoud pour une sultane adorée, et qu'habita souvent Abdul-Azís après y avoir ajouté de nombreuses cascades artificielles et de merveilleux jardins, est dans un état presque compter de dégradation. La mosquée qui l’avoisine est en ruines, des soldats [279] l’habitent. Seuls, pour l'instant, ils animent le paysage attristé où règnent, aux beaux jours, une liberté d'allure, une variété de couleurs qui permettent à l'observateur de saisir sur le vif quelques détails intimes de la vie orientale.

Cependant je ne regrette pas ce voyage qui m'a permis de voir, dans leur ensemble, les deux rives de la Corne d’or, ou se succèdent le grand ministère de la marine, l’arsenal, aujourd'hui presque désert, Fanar, la ville des Grecs, que domine une grande construction peinte en rouge, l’École du [280] patriarcat ; Has-Keui, le quartier juif dont les maisons semblent grimper les unes sur les autres, comme ces curieux qui, dans les foules, se haussent pour mieux voir par-dessus la tête de leurs voisins ; Defterdar-Iskilessi, où se fabriquent tous les fez de l'armée ottomane, les autres, ceux des civils, viennent en grande partie du centre de la France ; enfin Eyoub, ou se cache au milieu des arbres, au pied de la colline, la mosquée sainte, dont l’entrée est interdite aux infidèles. C'est là qu'on garde le sabre du prophète, que doit ceindre le nouveau Sultan pour être consacré commandeur des croyants. Au milieu du port de guerre situé dans la partie supérieure de la Corne d'or, la flotte turque est à l'ancre. Pauvre flotte ! Il y a quelques années, elle pouvait encore faire une manifestation belliqueuse dans le Bosphore, aujourd’hui elle est réduite à l’immobilité. Les quelques navires qui la composent ne sont plus que des morceaux de ferraille et de bois à moitié pourris. Ses mâts servent de perchoirs aux mouettes. Dans ses flancs les canards font leur nid sans être troubles, et les oiseaux aquatiques sont si nombreux, si indiscrets sur le pont, que dans quelques années une société financière pourra se former pour l’exploitation d’un guano d'Europe. Au retour, je descends au débarcadère de Kassim-Pacha, dans un golfe minuscule, infecté par des [282] amoncellements considérables de détritus de toutes sortes, sur lesquels des centaines de chiens galeux se disputent, dorment, cherchent leur vie ou agonisent en poussant de lugubres hurlements. Voici la description qu'en a faite Victor Chesnel : 

« Ce golfe est au pied d'un faubourg important de Constantinople qui possède une célébrité européenne comme type de saleté, de misère et de vices. On pourrait l’appeler le dépotoir des immondices humains du pays. La seule rue est un ruisseau, véritable égout à ciel ouvert, et qui, cependant, porte le nom bucolique de fleuve des Rossignols. C'est un composé indéfinissable d’une eau jaunâtre qu'on pourrait appeler jus de chien crevé, en raison du grand nombre de cadavres de ces animaux qui décorent les deux sentiers servant de rives, au milieu d'ama s de tessons de faïence, de débris de quincaillerie cl d'ordures variées. Sur les bords de ce cours d’eau pestilentiel s'entassent des agglomérations de baraques en bois enchevêtrées les unes dans les autres, et semblables à des groupes de champignons demi-pourris. Dans ces hideuses bicoques grouille une multitude de bêtes humaines. Deux hommes ne peuvent passer de front. Le sol est profondément raviné par les pluies. On avance en trébuchant de roc en roc et en se cramponnant aux murailles. Dans les embrasures se cachent des mains invisibles armées de longs couteaux qui égorgent un homme sans [283] qu'il puisse pousser un cri. Celui qui risque sa peau dans ce charnier, n’est jamais sûr d’en sortir vivant, même en plein midi. » En Turquie, le brigandage est d'ailleurs une carrière très tourne sans être un déshonneur. Après avoir exercé pendant un certain nombre d'années, les brigands font leur soumission et plantent paisiblement leurs choux, entourés de l'estime de leurs concitoyens. Je parle surtout des chefs de bande qui exercent dans l’intérieur du pays. D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, ces hommes ne sont pas de vulgaires brigands tels que nous sommes habitués à nous les représenter. Ils ont leur originalité, leur cachet personnel. L’histoíre du bandit Catchégani, racontée par M. Edmond du Temple, vice-consul à Brousse, est une véritable légende. Cependant elle est récente. Les paysans qui ont connu ce Fra-Diavolo turc s'en montrent fiers et le citent comme modèle. C’était un homme plein de ressources. Le pacha de Smyrne avait beau lancer à sa poursuite ses plus fidèles zaptiés, la bande de Catchégani restait insaisissable, car il avait su se ménager, par de généreux bakschischs, des relations sûres jusque dans l'entourage intime du gouverneur. Un jour, le Pacha, après une nouvelle tentative infructueuse pour s’emparer du bandit, se lamentait sur son divan. [284]  
- Quel homme extraordinaire, disait-il. Par Allah! je serais curieux de le voir! Le vendredi suivant, comme il se rendait à la mosquée pour le Selamlick, un banabock tenant une corbeille pleine de grains de maïs cuits, se trouvait au premier rang de la foule sur le passage du cortège. A la vue du Pacha, il se mit à chanter ses louanges en lui offrant des grains de maïs. Le Pacha, émerveillé de cette belle voix mélodieuse, s’arrête un instant, l'écoute et lui donne un quart de medjidié. Deux heures après, quand il revint de la mosquée, il trouva sur son divan, à sa place habituelle, un billet où il put lire :
- Tu as désiré voir Catchégani ! Tu l’as vu. C’est lui qui chantait tout à l'heure devant toi.
Une autre fois, le Pacha assistait à une fête au jardin des Fleurs. Il s’entretint longtemps avec de notables commerçants, surtout, pendant près d'une heure, avec un jeune gentleman très distingué, parlant plusieurs langues avec une égale facilité, et dont la conversation vive, enjouée, les aperçus nouveaux le charmèrent. Quand ils se séparèrent, le Pacha invita le jeune homme à le venir voir souvent. Il n'avait pas encore quitté le jardin qu'un inconnu lui remit prestement une lettre et s'esquiva aussitôt. Le Pacha lut alors :
- Tu as vu naguère Catchégani en marchand de fruits, tu viens de le voir tout à l’heure en homme du monde.  [285]

Comment veux-tu qu'il se présente encore devant toi? Le Pacha prit sa barbe à deux mains, et levant les yeux au ciel :
- C’est le diable! dit-il avec résignation.
Aujourd'hui, Catchégani est au bagne de Rhodes ; les autorités lui ont mis au lieu de fers, un bracelet en or massif au bras droit. Un autre bandit célèbre, Psitchi Osman, mène maintenant l'existence du plus pacifique des bourgeois. De mœurs douces et paisibles, il ne s’était jeté dans le brigandage qu’à la suite d’une longue série d'attaques imméritées et pour venger ce qu'il considérait comme des injustices à son égard. Il protège et défend toujours le pauvre. C’est type du bandit bienfaiteur pour ceux qui n'ont rien. Mais malheur aux riches propriétaires, malheur aux fonctionnaires publics qui lui tombent sous la main. Alors c’est la vengeance qui commande. On envoya contre cet insaisissable bandit, des troupes impériales. Elles furent battues et obligées de s'enfuir. Un officier Albanais sollicita l'honneur de marcher contre lui. Il organisa une band e d'hommes résolus, et se rendit à sa rencontre. Il parvient à l’atteindre et à le cerner. Mais à peine est-il à portée de fusil, qu'il voit s’avancer à découvert une femme [286] turque, qui s’est faire volontairement la compagne de Psitchi-Osman.
- Officier, qu'es-tu venu faire ici ? lui crie-t-elle en armant son fusil.
- Vous prendre tous, brigands! dit-il.
Il vise la femme. Le coup part. Elle n'est pas touchée.
- Officier, prends garde à ta crosse ! lui crie-t-elle. Elle tire, et la crosse du fusil de l'Albanais est brisée par la balle.
- Officier, prends garde à ton bras droit !
Elle rit de nouveau. Le soldat tombe le bras fracassé... et ses hommes se dispersent. La lassitude finit seule par avoir raison de Psitchi-Osman. Il sollicita sa grâce, aux conditions ordinaires, c'est-à-dire la vie sauve et la liberté. Le gouvernement fut trop heureux de les lui accorder. Depuis ce moment, ils vivent heureux, sa femme et lui, dans une jolie maison près de Balouk-Essir. Ce sont les plus honnêtes gens du monde.

***

Je crois qu'il est temps de revenir à Constantinople, dont ces histoires de brigands m‘ont un peu éloigné. [287]  Ce n’est pas que dans la capitale turque on ne trouve à glaner les anecdotes les plus caractéristiques. Il existe, à Constantinople, une Société qui a pris le nom modeste de Bande des Justiciers. Son rôle consiste à faire payer les débiteurs insolvables ou récalcitrants. Moyennant vingt ou trente pour cent, on leur passe une créance, et ils se chargent de la faire rembourser. Pour cela, ils emploient des moyens plus ou moins légaux et violents. La persuasion d'abord, puis les menaces, l’incendie, enfin le meurtre. Dernièrement un banquier, M. Rapaport. Devait payer une somme à certain débiteur, auquel une Bande des justiciers réclamait une créance. Le directeur de cette singulière Société alla trouver le banquier, et lui tint ce langage :
- Monsieur, vous devez une somme que vous allez payer à M. X..., notre débiteur. Je mets opposition au paiement de cette somme.
- Faites-le régulièrement. Sinon il me faudra payer.
- Je vous le défends, cela doit suffire. [288] 

- Je le regrette, monsieur, mais ça ne suffit pas. Le banquier paya son débiteur, seulement le lendemain, il fut à moitié assommé. Les Justiciers n’ont pas été poursuivis, car on n'a pu découvrir aucune preuve contre eux. Le banquier lui-même a refusé de porter plainte, sans doute dans la crainte d'être assommé tout à fait...


CHAPITRE XV
LA SUBLIME-PORTE
On mendie partout. - Artin-Pacha est un barbiste. – Le petit homme rouge des Tuileries. - Saïd-Pacha. - Pas d’initiative. - Les lenteurs turques. - Comment on travaille. - Les employés. - Le phylloxéra combattu par la camomille. - Quarante mois d’arriérés - La toilette d’une grande dame.

La Sublime-Porte n'a de sublime que le nom. De loin, le mot est sonore, poétique. De près, la vue est sans attrait. C’est une très grande construction en marbre, affirment les guides, mais dont l’aspect est triste et maussade. Elle possède un large toit et un pignon pointu. Sa façade est décorée de versets du Coran. Elle domine Stamboul, se trouve près du Seraskeriat, autrement dit le ministère de la guerre, et plonge sur le Bosphore. [290]

Jadis, la Sublime-Porte a pu enthousiasmer les voyageurs. Aujourd'hui, ce n’est plus qu’une splendeur passée. L'herbe pousse sans entraves dans les pavés disjoints et pointus de la petite cour qui l’entoure. Plusieurs fenêtres n'ont plus leurs volets. D’autres ne sont plus retenues que par un gond. La couleur jaune, apanage de la puissance en Turquie, a des teintes terreuses, les murs s'effritent et la Sublime-Porte appelle des réparations urgentes qui ne viennent pas. Il faut en accuser surtout le tempérament turc. A Constantinople, on construit à nouveau, mais on ne répare pas et personne n'attache d'importance au bon entretien des monuments publics ou privés.
C'est là que se trouvent les bureaux du grand-vizir et du ministre des Affaires étrangères. C’est là où se réunissent les ministres pour délibérer.
L’intérieur est mieux tenu que le dehors. Il y a des restes de dorure à certains plafonds, et les couloirs sont réputés. On y pénètre comme on veut. Nul obstacle, nulle consigne n'arrête les solliciteurs et les importuns. Pendant que je prenais le café dans le cabinet du secrétaire général, Naoum-Effendi, en attendant l’arrivée du ministre, un sourd-muet est entré comme chez lui et nous a demandé un bakschisch que le secrétaire général lui a très charitablement donné.
Pour aller d'un bureau à un autre, ou quand on change d'étage, une bande de mendiants, d'estropiés, [291] de goitreux vous suivent et vous harcèlent en tendant les mains pour obtenir une aumône, qu'ils implorent avec leur accent trainard fortement agaçant.
A l'entrée principale, un poste de soldats dont l’habillement n'est pas absolument irréprochable, et, devant la porte des ministres, deux sentinelles, montées sur une épaisse planche qu’ils ne quittent pas, présentent les armes à Leurs Excellentes quand elles passent. Telle est l'habitation servant de cadre à la puissance visible à la Turquie. La puissance suprême est le Palais impérial, mot magique qui couvre tout, protège tout, arrête et active tout. Rien ne se fait sans le Palais. Tout y va et tout en vient. Quand un ministre vous a dit: c’est l’ordre ou la défense du Palais : inutile d’insister pour avoir des explications. Il ne vous en donnerait pas. Dans le langage courant, le mot Palais remplace même le nom du Sultan que, par respect, on prononce le moins possible. Et quant à la Sublime-Porte, tout est bien convenu, conclu et arrêté, quand on croit l’affaire terminée et la décision prise, le ministre vous dit : « Maintenant, je mis transmettre le dossier au Palais. » Or, le Sultan, voulant tout voir par lui-même, ne peut, malgré son activité, son travail opiniâtre dépasser les limites du temps. Il arrive donc que la patience des Occidentaux est mise à une rude [292] épreuve. Surtout si l’on ajoute que les ministres viennent au ministère vers midi, et s'en retournent à leurs demeures respectives sitôt qu’il fait nuit.
Le travail à la lumière est une chose exceptionnelle Et la Sublime-Porte. On compte les jours où ce fait a pu se produire. Un ancien ministre m'a raconté qu'une fois, il avait dû rester jusqu’à neuf heures du soir dans ses bureaux. Une date dans sa vie politique.
Il serait d'ailleurs injuste d'accuser pour cela les ministres de négligence ou de paresse. Ce sont les habitudes turques. Pour ce peuple, le temps n'a aucune valeur, et la devise des Orientaux est le contraire de celle des Américains.
Plusieurs fois, j’ai eu l’honneur de me trouver avec Said-Pacha, le ministre des Affaires étrangères, et avec son secrétaire d'État, Artin-Pacha, deux hommes fort érudits et des plus affables. Nous causions pendant longtemps, tout en prenant le café, comme dans un salon parisien. Le ministre, assis sur un fauteuil bas, à quelque distance devant son bureau, donnait par instants une signature à quelque secrétaire entrant sans être appelé. Artin-Pacha, assis sur un autre fauteuil aussi bas, dans le prolongement du bureau d’acajou, donnait parfois des ordres à des secrétaires qui circulaient librement dans ce cabinet. Et moi, assis sur un troisième petit fauteuil, entre ces deux messieurs, je fumais des cigarettes en admirant cette quiétude, ce calme, [293] cette liberté d'esprit dans un poste aussi compliqué, aussi délicat que celui des Affaires étrangères. Rien d'ailleurs, dans le cabinet du ministre, n’évoque l'idée d'un surmenage intellectuel. Ni cartes, ni plans, ni paperasses. De nombreux sièges en soie de Brousse à larges raies roses et rouges. Deux poêles en faïence, une pendule et un bureau sur lequel les papiers sont en ordre, ce qui n'a pas toujours lieu dans nos ministères. Said-Pacha, le ministre des Affaires étrangères, est un homme d'une soixantaine d’années, à la physionomie bienveillante. Le visage est morue comme chez la plupart des Turcs, mais l’œil est souriant et attire la sympathie. Ancien ambassadeur en Allemagne, il n'a pas puisé la haine de la France, au contraire. Avec Artin-Pacha, je me trouve en vrai pays de connaissance, très érudit, diplomate de premier ordre, ayant un dévouement rare pour Abdul-Hamid, son souverain ; c'est un ancien barbiste, lauréat de la Sorbonne :
- « Ce jour fut le plus beau de ma vie », me dit-il.
Il a séjourné dans l’Orléanais et me nomme des habitants de Gien, de Sully qui sont de mes amis et de ma famille. Inutile d’ajouter qu'il parle le français avec une correction parfaite et qu'il connait fort bien l'histoire de notre pays. Il sait même des [294] légendes et m’apprend celle du petit homme rouge des Tuileries, une histoire que Napoléon lui raconta une année avant la chute de l'Empire, alors que lui, Artin, était en mission diplomatique à Paris. Il paraît qu'un petit homme rouge se montrait dans la demeure impériale chaque fois qu’un événement important et désagréable devait arriver ; des domestiques l’avaient vu courir dans les salons et s’asseoir un moment sur le trône. Les femmes n'en parlaient qu'avec un petit cri d'effroi et en agitant leurs éventail: pour mieux chasser ce mauvais esprit. En 1869, le petit homme venait de se montrer quand Artin fut envoyé à Paris. Napoléon lui conta la chose en riant. L’année suivante, on la connait. La légende n’a pas menti. Pour la dernière fois que le petit homme rouge devait se faire voir, puisque les Tuileries n’existent plus, il a été le messager de bien tristes évènements. Il s’agit là de hauts personnages !... Dans les bureaux des auxiliaires, c'est bien autre chose. Sur de larges fauteuils couverts en soie d’Alep, une dizaine d’employés sont occupés. L’étoffe des sièges est toute usée par le frottement des chaussures et la paille s'échappe à travers les éraflures. Devant chacun d’eux se dresse un petit meuble tout semblable à une table de nuit, qui porte l'encrier et quelques plumes ; çà et là, des guéridons [295] minuscules pour déposer les allumettes et la cendre des cigarettes. Quelques employés écrivent. De la main droite ils tracent, avec une plume de roseau (galein) ces jolis caractères turcs ou plutôt arabes, qui ressemblent à des guirlandes. La feuille de papier placée repose sur la paume de la main gauche, car il n'est pas d’usage d'écrire sur les tables ; de temps en temps, le copiste s’arrête et admire en dilettante la dernière ligne qu’il vient de meure au monde. Les autres demeurent silencieux et inertes ; ils ne causent ni ne rient, ni ne lisent. Plongés dans leur kiff, ils égrènent leur chapelet et l’on chercherait en vain devant eux un livre, une brochure, un journal. Deux fois dans l’après-midi, on leur apporte leur café ; de temps en temps ils réclament un verre d'eau, c'est la seule marque de vitalité que donne leur indolence. S'il en est qui, plus intelligents, veulent donner une marque de leur savoir, ils comprennent vite que les directeurs et les chefs de bureau n'ont qu'une tactique : empêcher tout progrès et défendre avec férocité le statu quo. Kesmin-Bey, à qui j’emprunte cette description des employés turcs, m':t raconté au sujet de ce statu quo une anecdote qui peint admirablement l'état actuel des esprits en Turquie. Dans ces dernières années, il avait été nommé inspecteur des fermes impériales ; dans ces fermes, il y a des vignes, et dans ces vignes le phylloxéra fit [296] son apparition. Aussitôt l'ordre fut donné à l'inspecteur de combattre et de détruire ce pernicieux insecte. ll écrit à Paris pour connaître l'avis des chimistes compétents. Dès que la réponse lui est parvenue. Il indique le sulfure de carbone comme le moyen le meilleur pour combattre le phylloxéra.
- Du sulfure de carbone ?... Mais vous n'y pensez pas l s’écrie-t-on aussitôt. Le sulfure de carbone est un explosif... Ce Français est un communard qui veut attenter aux jours de Sa Majesté.
Peut-être on allait révoquer le pauvre inspecteur quand, heureusement pour ce dernier, un ministre, Marco-Pacha, qui l’avait en amitié, lui suggéra une idée superbe.
- Pourquoi voulez-vous faire une innovation? lui dit-il. On vous demande un remède pour guérir le phylloxéra ; indiquez un moyen quelconque, cela suffit. Que vous importe s'il est bon ou mauvais. J’ai lu, dans un livre, que la camomille guérissait les fièvres, indiquez la camomille pour combattre le phylloxéra ; tout le monde vous laissera tranquille.
Kesmin-Bey suivit ce conseil. On planta de la camomille qui pullule aujourd’hui dans toutes les vignes impériales. Le phylloxéra ne s'en inquiète en aucune façon, mais l’inspecteur ne fut pas inquiété.
- En Europe, en Amérique, partout où il existe un Etat et un gouvernement, les appointements des [297] fonctionnaires sont régulièrement payés à la fin de chaque mois. C’est la règle. En Turquie, la règle n’est pas la même. Les arriérés montent quelquefois à des sommes importantes. Fonctionnaires publics, soldats, marins, officiers, généraux, tous sont habitués à ne rien toucher régulièrement. Ils se sont faits à cet état de choses, ils ns: se plaignent pas, ils ne protestent pas. D'ailleurs, à quoi serviraient leurs protestations ? Comme ils savent, au reste, que les caisses du Trésor sont vides, ils attendent avec une patience tout orientale et vivent comme ils peuvent. La vie serait extrêmement dure sans un procédé qu’ils ont inventé depuis longtemps, perfectionné dans ces dernières années, et qui leur permet de vivre tant bien que mal. Ce procédé miraculeux, c'est le backschich sur la plus vaste échelle que l’on puisse imaginer. A Constantinople, il est de règle maintenant qu’on ne peut adresser aucune demande pour une affaire quelconque sans indemniser de « la perte du temps, » autrement, on peut attendre des années et des années. Cette situation empirait tous les jours, d’année en année, de mois en mois ; la pénurie du Trésor se faisait Je plus en plus sentir et les pauvres populations de l'Empire ottoman en souffrent terriblement. Cette crise n’est pas le fait du règne actuel. [298] Le Sultan Abdul-Hamid a hérité d’une situation désastreuse, il laquelle il remédie dans la mesure du possible. Déjà il y a une amélioration sensible, les finances sont mieux gérées et les gaspillages ont disparu. Cependant il sera bien difficile de rétablir le crédit ottoman, ruiné par les prodigalités incroyables d'Abdul-Azis, le prédécesseur de Mourad.  


CHAPITRE XVI
A TRAVERS CONSTANTINOPLE
Au Bazar. – Il ne faut rien achever. – Le Bazar des Esclaves. – Place de Serai-Médan. – Du sang partout. – La fontaine du bourreau. – Les antiquités sous clef. – Alexandre le Grand résiste. – Musée des Janissaires. – Trois gamins. – Triomphe de l’assassinat. – Turbé de Mahmoud. – Femmes fidèles et infidèles. – Premières étoiles.

La visite du Bazar n’offre pas tout l’intérêt que l’on se promet d’y trouver. Cependant on ne saurait manquer d’y aller, car le Grand Bazar de Constantinople est une des curiosités commerciales de l’Orient.

Il couvre un immense espace de terrain et forme comme une seconde ville au milieu de Stamboul avec ses rues, ses ruelles, ses passages, ses carrefours, ses fontaines, inextricable labyrinthe où l’on a de la peine à se retrouver [300] même après plusieurs promenades. Aussi le guide est nécessaire. Les marchands le savent bien, et l’étranger est pour eux un être taillable à merci. Tout le bazar est voûté. Le jour y tombe par une quantité de petites coupoles qui mamelonnent le toit plat de l'édifice, jour doux, vague et louche, bien plus favorable au marchand qu'à l'acheteur, car c’est à peine sien plein midi on y voit clair. Jamais on n'allume de lumière dans le bazar. Il ouvre vers neuf heures et ferme dès que le jour baisse ; en hiver, la durée de la vente n'est donc pas de longue durée. Pour le voir dans route son animation, il ne faut y aller ni le vendredi, ni le samedi, ni le dimanche qui sont des jours fériés, le premier pour les Turcs, le second peur les juifs, le troisième pour les chrétiens. A de nombreux étalages, il n'y a guère que de la camelote, des objets sans valeur, produits par l’industrie parisienne ou viennoise. Il faut entrer dans l'arrière-boutique pour trouver les objets précieux, et tout le curieux bric-à-brac de l'Orient qu'il faut voir, tirer, marchander, mais ne jamais acheter sous peine de payer chaque objet trois fois sa valeur. Il est préférable de réserver ses achats pour Paris, où l'on trouve les mêmes objets beaucoup moins chers, sans avoir le grand embarras du transport.  [301] Seulement la tentation est si forte. les marchands sont si habiles à faire miroiter sous vos yeux les plus chatoyantes couleurs de leurs broderies, qu'on se laisse prendre. Puis tout le monde s'en mêle, le guide qui vous conduit, auquel le marchand donne tant pour cent sur les achats opérés par son client ; des nuées de parasites qui, dans le bazar, vous harcèlent pour vous conduire aux bons endroits ; les marchands eux-mêmes qui vous appellent, vous tirent par le bras, vous suivent et vous poussent presque de force dans leurs petits trous, vraies cavernes de voleur.
- Combien ceci, demande-t-on pour dire quelque chose, après avoir admiré tout ce qu’ils étaient sous vos yeux.
- Cinq cents francs, et j'y perds ; c'est parce que les affaires vont mal. ll faut payer mon loyer. Et puis je vois bien que Monsieur s'y connaît.
Timidement, on offre trois cents francs, osant à peine prononcer un prix si dérisoire. Le marchand se récrie, on le ruine. Il va fermer son magasin. C’est impossible de vivre. Alors il ollre une tasse de café. On ajoute cinquante francs, ce il vous accorde la marchandise à perte, parce que c’est vous. Enchanté d’une telle aubaine, vous emportez votre acquisition à l'hôtel, où le maitre de la maison [302] vous dit, s’il est honnête comme M. Flan-lent, mon hôte, à l'Hôtel du Luxembourg :

- ça vaut cent cinquante francs bien payé. Mais vous devez vous estimer heureux de ne pas avoir été volé davantage. J’aurais surtout voir le Bazar des Esclaves, lequel existe encore clandestinement. Ce n'est plus, comme avant un véritable marché avec des hommes, des femmes, même des enfants des deux sexes, parqués, ainsi que des animaux, dans des stalles d’écurie. Les Turcs sont devenus plus pudibonds. Ils protestent contre le mot de commerce, et les tcherkesses qui, clans les environs de Top-Hanè se livrent à ce négoce, donnent à leur maison la qualification honnête de : « Agence de placement mise à la disposition des chefs de famille soucieux de la bonne tenuc de leur maison. » C’est vertueux et très court. N’ayant pu voir ce qui se passe dans ces honnêtes demeures où se trouvent les denrées clandestines de chair humaine, je suis obligé de me contenter du tableau très fidèle, paraît-il, qu'en a tracé le comte de Bonneval :  [303]
« ll y a à Constantinople, des marchands de filles esclaves. Comme elles sont de différents pays, on commence par leur apprendre le turc. Ceux qui veulent se pourvoir vont chez ces marchands. Toutes ces filles sont vêtues simplement ; de sont que rien n’empêche qu'on ne voie leur ville. On les voit à visage découvert ; la seule précaution à prendre, c’est de le leur faire laver, ainsi que les mains ; car souvent on les farde pour cacher les défauts de leur teint. Le marchand, sur le certificat des matrones qui les ont visitées, répond qu’elles sont vierges. Quand c’est un homme de considération qui va chez lui, il lui donne une liste où l’âge, le caractère même de ces filles sont marqués. L'ordre de ces maisons en admirable. Tout y est réglé comme dans les monastères les plus réguliers. On s'y lève ou s’y couche, on mange, on travaille à la même heure. Quelques femmes et des eunuques en ont soin. La désobéissance, la mauvaise humeur, les querelles y sont punies avec sévérité. Aucun homme n’entre dans ces appartements ; le maître même en est exclu. Pour les faire voir, on les fait passer les unes après les autres au travers d’une cour. Elles y marchent fort lentement sans qu'elles vous voient, vous avez le loisir de les considérer. [304] Si on s'attache à quelqu'une, on la fait venir dans un espèce de parloir, mais alors un grand voile la couvre de la tête aux pieds. Elle chante, elle danse, si elle le sait faire, et montre quelques-uns de ses ouvrages. Ces visites ne laissent pas de coûter, bien que le marchand n'exige rien pour faire voir sa marchandise, mais il faut donner au moins deux ou trois medjidiès : c'est le profit des eunuques et des femmes qui ont soin de ces filles. »

Pour terminer ma journée, après une visite au Bazar, Grégoire me conduit au Musée des Janissaires et dans deux turbés que je n'ai pas eu le temps de voir le jour où je suis entré dans les mosquées. Les Turbès sont les tombeaux des sultans. Avant cela, nous passons sur la place du Seraï-Meidan, ou se trouve la « Porte Auguste» du légendaire palais des sultans. C’est là, assis sur l'une des bornes où l'on posait les têtes coupées pour satisfaire au passage la vue du maitre, qu'il faudrait lire l’histoire de la Turquie, histoire peu connue en Europe ; tissu effrayant de cruautés horribles et de voluptés abominables. Si l’on feuilletait ces pages, on aurait du sang sous les doigts, et il suffit de jeter les yeux autour de soi sur cette place pour respirer l’âcre senteur des gouttelettes qui suintent encore le long des murs, malgré les efforts du temps et le passage [305] des années. Derrière la splendeur des armées victorieuses et le prestige des conquérants rentrant dans ce palais du vieux Serai, à la fois admirable et odieux, on trouve des séries d'atrocités sans exemple. Sur ses créneaux, les têtes s'accrochent hideuses dans leur martyre : par ces poternes, on jette dans le Bosphore des cadavres cousus dans des sacs. Derrière ces élégants treillages, on étrangle, on empoisonne. Voici la cage où le Sultan enfermait ses frères. je suis assis sur un tronc de colonne en porphyre à moitié enfoui dans l’herbe morte. La forme du cou est moulée dans ce bloc qui servait à décapiter les grands-visirs. Derrière moi se trouve la fontaine ou le bourreau lavait ses mains après ces tueries, devant moi, je regarde l'énorme platane, gigantesque arbre creux, vieux de treize cents ans, dans lequel vécut longtemps un chef de brigands fameux après la destruction des janissaires par Mahmoud II en 1826. C’est là qu’étaient situées jadis l'antique Byzance et l'Acropole. Sur cette pointe bercée par le vague murmure de la mer de Marmara et du Bosphore, dont les eaux se mélangent En ses pieds, s’éleva le palais de l’impératrice Placidie, les demeures des personnages les plus puissants de l'empire et les thermes d’Arcadius.

Aujourd’hui, toutes les vieilles sultanes y viennent vivre leurs derniers jours dans une sorte de solitude qui, dominant à la [306] fois la mer de Marmara, le Bosphore et la Corne d’or, respire le calme et la sérénité qu’inspirent toujours les grands spectacles de la nature.
Le Musée d'antiquités est à deux pas, dans les jardins. Nous y allons. Il est fermé. C’est la troisième fois que j'y viens, il est toujours fermé, je n'ai pas de chance. Cela provient de ce que l’heure varie chaque jour pour les Turcs. Ici on règle sa montre sur le Soleil, et comme chaque Turc voit lever le soleil à des heures différentes, il en résulte que toutes les montres varient. Quand le gardien du musée juge qu'il a suffisamment gagné sa journée, il ferme la porte au nez des visiteurs en disant qu’il est l’heure.  
Dans les jardins couverts d’or dures, avec des allées qui continuent les plates-ban des sans que l’on puisse savoir où les unes commencent et où finissent les autres, une trentaine d’ouvriers turcs transportent un lourd fardeau.
On me dit que c'est le sarcophage d'Alexandre le Grand. Il est enveloppé de grosses planches, placé sur des rouleaux, et les Turcs cherchent à le faire mouvoir en tirant sur une corde grosse comme un câble. [307]   Ils tirent en cadence, lentement, sans faire d’efforts, en s'accompagnant par un rythme monotone. Le sarcophage ne remue même pas. Les ouvriers ne s'en préoccupent en aucune façon et continuent à tirer sur la corde.
Tout le caractère turc se démontre dans cette petite scène. L’insouciance, la paresse, le manque d'initiative. On leur a dit de tirer sur la corde, ils tirent. La besogne n'avance pas ; que leur importe ?
Au Musée des janissaires, situé dans une vieille baraque en bois où L’on monte par un escalier étroit, sombre, si peu solide qu'il ne faudrait pas s'aventurer plusieurs à la fois ; on voit une collection de grotesques en cire, vêtus des anciens costumes turcs dont les moins ridicules se rapprochant à peine de ceux qui font la joie de nos enfants aux jours de carnaval.
Le chef de l'Islam est couvert de son grand manteau blanc ; les gardes impériales ont des coiffures d’une hauteur invraisemblable, en plumes de paon ; le chef Je cuisine a l’un des plus brillants costumes, celui qu’il revêtait pour assister au Selamlick à ses côtés se trouvent les porteurs de gâteau du harem impérial. Le bourreau (Haseki) est vêtu d'une longue robe rouge ; son bonnet rouge, énorme, a de larges pans qui retombent en arrière. Des mannequins figurent les principaux fonctionnaires de la maison du Sultan, depuis les vizirs et les ministres jusqu'aux eunuques noirs et blancs.  [308]

Il y a même un certain « Djivelek » dont le visage est caché par les franges de son bonnet et qui ne porte ni barbe, ni moustaches. Il avait une mission spéciale et ne se présentait jamais de face quand on avait besoin de ses services. Grégoire me le montre en baissant les yeux, et il parle bas pour m’indiquer trois gamins en costume de femme : Bizaben, Sertenk et Enderoum ; des modernes auxquels on coupa la langue après leur avoir bouché les oreilles. Abdul-Medziz eut des bontés pour eux, tout comme Henri III pour ses mignons. En France, toutefois, on ne peut voir, dans un musée, le souvenir presque fièrement rappelé de semblables mœurs. Du musée on s'en va visiter le turbè du sultan Achmed, où se voir le triomphe de l'assassinat. [309] Tous les tombeaux, recouverts d'une riche draperie brodée d'or et d’argent sont surmontés, dans les turbés, d'un bâton au bout duquel se trouve le fez porté de son vivant par celui qui repose sous ces dalles. Autour du cercueil d’Achmed, il y a les tombes de ses enfants. Tous leurs fez sont entourés d'un cordon rouge dont les extrémités retombent le long du bâton.
- Pourquoi ce lacet ? demandai-je à Grégoire.
- Monsieur, cela signifie qu’on a été étranglé. Quand il y a une écharpe rouge, l'écharpe indique que le cou a été coupé.
Il paraît que le sultan Achmed apprit que dans son harem un eunuque avait usurpé, pendant quelques jours, des fonctions pour lesquelles il n’était pas bien préparé. Il n’y eut pas de preuves. Mais un simple soupçon. Cela suffisait. Achmed n'hésita pas, il prit un moyen très radical. Toutes ses femmes furent jetées dans le Bosphore. Quant à ses enfants, on les étrangla et on leur coupa le cou, par moitié, afin d'éviter les jalousies de l’histoire.
Au turbé du sultan Mahmoud il n'y a pas de traces visibles d’assassinat. Au milieu d'une petite pièce octogone se dresse un catafalque en velours noir, brodé d'argent. A la tête, un fez sur lequel une aigrette d’oiseau de paradis est attachée avec une étoile de diamants de plusieurs carats.
Aux quatre coins, des chandeliers en argent garnis de cierges énormes et coiffés d’éteignoirs du [310] même métal. Une grille, également en argent, entoure le catafalque ; du sommet de la coupole descend un lustre qui vient de Londres, et de chaque côté de la porte, deux pendules françaises indiquent les heures en turc. Un vieux Turc, gardien de ce temple, fait voir aux visiteurs les ceintures en cachemire qui ont servi au sultan Mahmoud. Cependant c'est à ce souverain que remonte l’introduction du costume dit de la Réforme, c’est-à-dire de la redingote boutonnée droite.

Le tombeau du sultan Mahmoud est flanqué, d'un côté, par celui d'Abdul-Azis, son fils, de l'autre par les tombeaux des six femmes qui lui ont donné seulement des enfants mâles ; ces épouses sont les pures, les vraies, les fidèles. Leurs sarcophages sont en velours broché d’or et relevés par un grand nombre d'ornements également en or. Les autres femmes, celles qui ont eu des garçons et des filles, sont enterrées dans une petite salle basse, peu éclairée, à gauche en entrant. Les sarcophages ont la même forme que les autres, mais leur richesse est beaucoup moins grande. Quant aux sultanes mères seulement Je filles, elles sont indignes de reposer à l'abri sous le velours et l’or. Elles sont enterrées au dehors, dans le jardin. Chacune d’elle, repose sous une simple pierre ayant un trou dans le milieu pour permettre à l’eau d’y séjourner, et aux chiens ou aux oiseaux d’y venir boire. [311] Aux pieds et à la tête, une simple colonne en pierre ou en marbre.
Ce sont des épouses infidèles. Elles n'ont eu que des filles !... En Turquie, on n'a pas besoin d’autre preuve pour être fixé.
Je descends Stamboul au milieu de la cohue des marchands qui retournent à leur demeure. A l'entrée du pont, chacun se presse, par la nuit vient et les Turcs n'aimant pas être dehors quand il fait noir. Pendant que je traverse lentement le Bosphore dans un caïque, moyennant une piastre, le jour s'obscurcit rapidement. L'ombre s’étend sur Stamboul. Tout s'éteint à l’horizon, bientôt les lumières se montrent, rares et brillantes, derrière les fenêtres sans rideaux ni persiennes, s’étageant les unes sur les autres ; ou dirait les premières étoiles qui se lèvent au ciel. [313] 


CHAPITRE XVII
SCUTARI 

La Tour de Léandre. - Légende amoureuse. - Dans une du Bourgourlou. - Le tombeau du saint. - Guenilles musulmanes et chiffons chrétiens. - Le berger dans le cimetière israélite. – Le Champ des morts. - On dirait des gens ivres. - Derviches hurleurs. - Evangiles et petits miracles. - La mosquée d'Eyoub. - Deux marches en marbre. - Derviches tourneurs. - Le tour des murs. - Immondices pestilentiels. - Ali de Tebelin. 

Pour aller à Scutari, j’ai préféré le caïque au bateau à vapeur. Au lieu de m’y rendre en un quart d'heure, j'ai mis le double de temps, mais j’étais libre de revenir quand il me plairait et d’approcher tout à mon aise du rocher que battent les eaux de [314] la mer de Marmara pour entrer dans le Bosphore et sur lequel se dresse la tour de Léandre. C'est à tort, d'ailleurs, qu’elle porte ce nom, car pour aller rejoindre Hèro, Léandre ne traversait pas le Bosphore, mais l'Hellespont. Les Turcs ont également une légende sur cette petite tour. Elle est assez poétique et mérite d'être rapportée. Le sultan Mohammed, - quand on ne sait pas exactement le nom d'un Sultan, on peut l'appeler Mohammed, ce sera toujours exact, - avait une fille belle connue l'aurore, séduisante comme les trois grâces réunies. Désireux de connaître le sort qui lui était réservé, il consulta une bohémienne très habile, qui rendit un oracle terrible.
- Ta fille, dit-elle, Ô grand et puissant seigneur, mourra de la piqûre d'un serpent.
On devine le désespoir du malheureux père. Sa fille, son adoration, cette beauté sans pareille devait mourir si tristement. Pour conjurer l’affreux destin, le Sultan fit construire une tour, là, en pleine mer, sur ce rocher toujours caressé par les vagues et que nul reptile ne saurait atteindre. Lorsque la tour fut terminée, il y enferma sa fille Mehar-Chegid, sa bien-aimée. La captive, on le comprend, ne s'amusait pas beaucoup dans cette étroite prison, d’autant plus qu’elle avait l'âme tendre et qu’avant d'être enfermée, elle avait distingué, dans l’entourage de son père, un jeune prince persan. Gracieux et charmant [315] comme il convient à tout prince qui se respecte, le jeune Persan, lui aussi, adorait Méhar-Chegid. On juge de sa douleur, lorsqu’il apprit la captivité de sa bien-aimée, car le sultan Mohammed voulant sauver sa fille, exigeait qu'elle ne vit, dans sa tour, que ses femmes et ses eunuques. L’amour, heureusement, sait vaincre tous les obstacles. On peut tendre des chaînes dans le Bosphore et séparer deux mers, mais nos deux cœurs qui s'adorent.
Le prince eût bientôt gagné les femmes et les eunuques. C'était un jeu d’enfant. Chaque nuit il venait en barque, au pied de la tour, remettre à la princesse des fleurs cueillies de sa main ; l'on dit même qu’alors prit naissance ce doux langage symbolique des fleurs, si répandu depuis à Constantinople. Mais, si le prince apportait ses fleurs, il n'avait pu vaincre la sévère consigne et franchit le seuil de la tour. ll jetait son bouquet par une fenêtre ouverte, Méhar-Chegid le remerciait d'un sourire et c’était tout. Un soir donc, ou plutôt une belle nuit d’été, une de ces nuits où, sous les lueurs du ciel constellé d’étoiles, une brise légère, fraiche, indiscrète et voluptueuse à la fois vous enivre de ses effluves amoureuses, le prince offrit à sa bien-aimée une gerbe de roses et de lilas. Dans un transport de joie, peut-être de désirs, Méhar presse la gerbe sur son sein. Elle se grise [316] de parfums, elle cherche, sur chaque fleur, les baisers que le prince y a déposés, quand, ô terreur, un aspic, un aspic hideux sort d'une rose, dresse sa tête au moment où elle pressait les fleurs sur ses seins nus, et la mord. Au bas de la tour, le prince, qui attendait un sourire pour récompense, entend un cri d’angoisse. Il se rappelle la prédiction. Il devine tout. Fou de douleur, impuissant devant la fatalité, il veut finir ses jours dans les flots profonds de la mer. Mais une fée bienfaisante, une houri errait par là, balancée mollement sur un nuage. Elle voit ce désespoir. Touchée par tant de constance et d'amour, elle prend le jeune homme par la main, le soulève au milieu des airs et l’introduit dans la tour, dans la chambre même où, prête à mourir, gisait la malheureuse Méhar. Ce qu'il fit, les amoureux le devineront sans doute. Il posa sa lèvre sur la plaie et but le venin que le reptile y avait enfoncé. La princesse fut guérie, elle rendit en baisers au prince ce qu'il lui avait donné en fleurs, et le Sultan les maria tous les deux. *

** Scutari, jadis Chrysopolis. Quelle évocation ! C’est la vieille histoire grecque qu'on revit en débarquant [317] sur le môle en bois où mon caïque aborde.

C’est peut-être là, à cette même place, que Xénophon s'arrêta avec les Dix Mille avant de repasser en Europe ; c'est là qu’Alcibiade avait fait établir un péage pour les navires et que, plus tard, les Byzantins élevèrent trois statues colossales, en mémoire du secours qu'ils avaient reçu d'Athènes conte Philippe de Macédoine.

 Les plaines ondulées des environs ont vu les dernières victoires de Constantin le grand sur Licinius. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une ville turque, dont les premières maisons semblent habitables, parce qu’elles se baignent dans le Bosphore, mais dont les rues tortueuses, sales, sont bordées de masures peintes d’une couleur rouge sale qui leur donne un aspect maussade et monotone. Rien que des musulmanes, au nombre de cinquante mille environ l’habitent.

Avant d’aller au Tekkè des derviches hurleurs, nous montons, Grégoire et moi, dans une araba qui date au moins du temps de Mahomet, sauf la garniture intérieure, qui est en damas jaune à ramages [318] rouges avec des rideaux verts. Sa caisse est peinte en rouge, ses grands ressorts sont à moitié cassés, le siège ne tient plus. C’est dans cet équipage, capable d'attendrir les biftecks les plus récalcitrants, par les horribles secousses qu'il procure même sur une belle route, que nous allons au sommet du tuent Bourgourlou, en suivant un chemin tellement encombré de pierres, tellement parsemé d'ornières, qu’après quelques centaines de mètres je préfère suivre l'araba à pied. Grégoire, habitué à ce moyen de transport, résiste aux cahots et me demande la permission de rester, ce que je lui accorde volontiers. Il trouve même le moyen de s'endormir, et je dois le réveiller quand nous sommes au sommet du Bourgourlou. Alors, il faut bien oublier la fatigue. C’est encore plus beau qu'au sommet de Galata : Le Bosphore ressemble à un large ruban bleu que continue la moire verte de Marmara, au milieu de laquelle les quatre iles des Princes semblent de gigantesques pains de sucre. Au pied du mont Olympe, dont la neige scintille sous le ciel, on distingue très aisément Brousse. Plus près de nous, voici le chemin de La Mecque. En treize jours de marche on gagne le désert. Quelques chameaux y cheminent, précédés de leur chef de file habituel, un petit âne. A côté de ce chemin, les hauteurs de Cartule. A mes pieds, Chalcédoine, et devant moi, [319] là-bas, la montagne d'Eyoub et le palais de Bélisaire. A l’horizon, le village de Tsaratsa et une grande montagne blanche. On aperçoit même le chemin de fer de Roumélie sur une grande longueur depuis son départ de la pointe du Sérail. C’est plus de vingt-cinq lieues de terre européenne que le regard embrasse. Tout près du meilleur endroit pour contempler ce spectacle si grandiose se trouve le tombeau de Bourgourlou, le saint qui donna son nom à la montagne. Il date de 420 ans, dit-on, et mesure quatre mètres de long. D'après la légende, Bourgourlou avait un frère véritable géant ; leur père avait la taille double de la sienne. La tombe s’élève sur un tertre où poussent des rosiers. Elle est énorme, entourée d'une double enceinte, la première en claire-voie, la seconde en pierres. Un ermite loge dans cette retraite perdue, mais nous avons beau l'appeler, cogner à la porte, personne ne répond ; ce doit être un ermite coureur. Grégoire n’a pas souvenir de l’avoir jamais trouvé chez lui. Ce tombeau est un lieu de pèlerinage très fréquenté des malades. La claire-voie est couverte de ficelles, de cordons, de petits morceaux d'étoffes noués au mur des morceaux de bois. Je veux en dénouer pour me rendre compte de leur usage.
- N’y touchez pas, me dit Grégoire avec vivacité ; si l’on vous voyait ! [320]
- Eh bien ?
- Ce sont les malades qui viennent prier le saint. Ils nouent autour des planches ces morceaux d’étoffe pour laisser leur maladie. Si vous enlevez l’étoffe ou le cordon, la maladie ira les retrouver. N'y touchez pas, monsieur, on vous ferait un mauvais parti. Décidément, pensai-je, la bêtise humaine est partout la même. A Constantinople ou en France, musulmans et chrétiens sont aussi disposés aux croyances les plus saugrenues. Ces petits chiffons et ces rubans noués autour de cette tombe pour y laisser ses maladies me rappelaient une rencontre l’année précédente auprès de Serquigny, dans le département de l’Eure. Je chassais avec quelques compagnons, lorsque en suivant mon chien qui, lui-même, suivait une piste, je me trouvai tout à coup devant les restes d’un vieux mur couvert de ronces, de mousse et de lierre. Dans le mur, il y avait une sorte de niche et dans la niche, un morceau de pierre informe. A toutes les branches voisines se trouvaient des morceaux d’étoffe noués avec soin pour que le vent ou la pluie ne pussent les faire tomber à terre. Intrigué par ces chiffons noués aux branches, j’oubliai mon chien, qui continuait à suivre la piste, un lapin en profita pour me passer entre les jambes et dès que j’eus rejoint les autres chasseurs, je leur lis part de ma découverte. [321]

L'un d'eux, se mit à rire.
- Vous ne connaissez pas saint Anselme, me dit-il ?
- Ma foi, non, je n’ai pas cet honneur.
- C’est un saint qui guérit les coliques des enfants. Le vieux mur que vous avez vu est le reste d'une chapelle qui lui était consacrée. La pierre placée dans une petite niche est sans doute un morceau de sa statue, et beaucoup de mères dont les enfants ont des coliques viennent ici en pèlerinage. Elles apportent un morceau de la chemise de leur enfant et l’attachent aux branches. Il y en a même qui apportent leur enfant. Si le lendemain le bébé meurt, c’est parce qu'elles sont venues trop tard. Leur foi n'est pas atteinte… Je ne vois pas de différence entre saint Bourgourlou, un infâme mahométan qui, sans doute, doit être en enfer, et saint Anselme, un giaour, un chien de chrétien, que Mahomet a naturellement refusé de recevoir dans le paradis des fidèles croyants. Au retour, il me faut prendre le même chemin. La descente se fait plus facilement. Cette fois, malgré les cahots, j’ai pris place dans mon araba. Nous passons près d’un cimetière israélite. Un champ à flanc de coteau, parsemé Je grosses pierres plates et de formes quelconques. Pas une croix, pas un signe religieux, pas un: inscription.  [322]

C’est l’égalité absolue dans la mort. Des moutons paissent tranquillement les brindilles d'herbe poussées dans ce terrain rocailleux. Un vieux berger les garde. Il est couvert de peaux dont le poil est à l’intérieur ; son aspect est des plus bizarres. Immobile sur une pierre, on croirait voir un énorme mannequin placé là pour effrayer les moineaux. Toujours descendant, nous arrivons au grand cimetière de Scutari, le plus vaste de Constantinople, l'on pourrait dire le plus peuplé de l'Orient, si ce mot ne s’appliquait pas à des morts. C’est un immense bois de cyprès coupant un terrain montueux raviné par les eaux de pluie. Les arbres atteignent d’énormes proportions et prennent les formes les plus variées, le sol est considéré comme une terre sacrée. C’est là qu'a été fondée la dynastie des Ottomans et c'est de là que l’Islamisme est parti pour se répandre en Europe. Aussi, beaucoup d’hommes illustres ont-ils voulu être enterrés dans ce cimetière de Scutari. [323]

Mais ce champ des morts, de même que tous les cimetières de Constantinople, n'inspire aucun recueillement. On peut y étudier, sur les tombes anciennes et modernes, toutes les formes que le fez a revêtues successivement depuis deux ou trois siècles. En comme ces fez sont taillés au sommet de pierres, dont pas une n’a gardé sa position verticale, cela donne l’idée d'une bande de braves gens rentrant chez eux, après avoir festoyé à la noce au village voisin, un peu plus tard que de coutume. La plupart de ces tombeaux sont ornés de fleurs de nénuphars gravées ou peintes. Les plus récents ont une façade d'un vert superbe. Quelques-uns viennent d'être construits, ils sont recouverts d’un treillage doré. On croirait voir une énorme volière. Les Turcs ne réparent rien, ces tombeaux se trouvent [324] souvent à côté d'une autre tombe crevassée, ravinée, d'où émerge un bras ou une jambe. Des ossements gisent au hasard sans être jamais ramassés. Les troupeaux se promènent au milieu de ces cimetières. Les enfants y jouent. On y fait des parties de plaisir ; sur l’herbe, en maints endroits, il y a des papiers ayant servi à envelopper des victuailles ou marquant les étapes après un bon repas. C’est d’ailleurs ainsi dans tous les cimetières de Constantinople, et il y en a partout, au coin des rues, sur les places, derrière des maisons, autour des mosquées. Ils sont placés au petit bonheur, sans clôture, sans entrave ; on ne les entretient pas, on ne les détruit jamais. Ils s'étendent toujours. La moitié de Constantinople appartient aux morts, l'autre moitié aux vestiges des siècles passés. Les vivants s'entassent comme ils peuvent, où il y a de la place. *

**

Ma montre marque Jeux heures. Il faut me hâter si je veux assister à la cérémonie des derviches hurleurs. Heureusement le Tekkè est auprès ; quelques minutes suffisent pour que nous y soyons. Là aussi [325] la consigne est devenue moins sévère. Il n’est plus besoin de firman. Un simple quart de medjidié vous donne le droit d'entrer dans la salle. Il y a des petites tribunes ; elles sont déjà pleines d’étrangers, hommes et femmes. On vient là comme on vu au cirque ou aux Folies-Bergères. Les musulmans ne s'en offusquent pas. La salle ou les derviches se tiennent est bien pauvre et bien mesquine. Le plafond est peint à la détrempe et les murs, crépis à la chaux, n'ont pour tout ornement que de malheureux petits tableaux renfermant des feuilles de papier sur lesquelles sont écrits des versets du Coran. Par ci par là sont accrochées de vieilles cymbales, des tambours de basque, des œufs d’autruche, et, près du Mirhab, deux grandes draperies avec des inscriptions blanches sur noir, roses sur gris. Le Mirhab est garni de quelques vieux drapeaux des prophètes, de gros chapelets, de bonnets des derviches morts en odeur de sainteté et d’objets singuliers. Des morceaux de fer ayant un énorme crochet auquel est suspendue une boule en bois avec de gros clous. Dans ces dernières années encore, les derviches se battaient et s’entretuaient avec ces instruments à certaines époques de l’année. Maintenant, cette pratique cruelle est défendue. Sur le sol, des peaux de moutons et de petits tapis de prière. [326] D’abord les premières prières. Le chef des derviches est accroupi devant le Mirhab, pendant que tous les autres, en rang derrière lui, semblent lire dans leurs mains, en psalmodiant une plainte gutturale. Par instant, l'un d’eux fait un solo. Il chante d’une façon si compliquée que les veines de son cou se gonflent et que la sueur ruisselle sur son visage. Puis, ils se remettent en cercle, s'accroupissent et commencent leurs chants en se balançant. Beaucoup sont vêtus de guenilles ; sauf le bonnet, tous portent des vêtements différents.  La cérémonie commence à deux heures, mais l’exactitude n’est pas une vertu musulmane, même chez les derviches. Il en arrive à chaque instant. Le nouveau venu se rend d’abord auprès du chef, lui embrasse la main, se tape la tête contre cette main et l’embrasse encore pendant que le chef pose ses lèvres sur ses propres doigts. On embrasse des ceintures rouges que l'on se noue ensuite autour du ventre avec le plus profond respect, ayant soin de faire, à chaque nœud, quelques pas en avant et de se mettre le pied droit sur l’orteil gauche chaque fois que l’on s’arrête. Puis enfin, après de nombreuses génuflexions, après des baisers, des accroupissements, des saluts, des salamalecs de toutes sortes, on ramasse les [327] peaux de moutons, la bande des derviches se place sur un rang au fond de la salle, chaque derviche serré coude à coude l’un contre l’autre, et l'un d'eux s'écrie :
- Que la fête commence ! Pour être véridique, je dois dire qu'il ne prononce pas ces paroles, mais de son pied, il marque la cadence et les hurleurs commencent à se balancer en poussant un léger grognement. Bientôt le grognement augmente, le balancement s'accentue. La cadence devient de plus en plus vive, pendant qu'un chef va de l'un à l'autre, leur donnant de grandes robes noires et distribuant des calottes en mousseline blanche, pour éviter les [328] refroidissements à la tête. Un nègre gigantesque, officier de la garde impériale, quitte sa tunique sous laquelle il a une longue chemise rose nouée à la ceinture par une écharpe blanche. C'est le plus extraordinaire à voir, tellement ses hurlements sont rauques et ses mouvements violents. Il se balance avec une véritable fureur, en secouant sa tête comme un battant de cloche. Bientôt la muraille vivante est emportée tout entière par la même secousse ; elle semble ballottée par un tremblement de terre. La sueur ruisselle sur tous les visages. Les têtes semblent ne plus tenir sur les épaules. Le hurlement, d’abord compréhensible et répétant la formule sacrée : La Allahil Allah ! n’est plus qu’un cri rauque, atroce, inhumain, une sorte de râle dans lequel on ne peut distinguer qu'un sifflement épouvantable qu’on croirait produit par une puissante machine prête à éclater. Aussi l'on est étonné, stupéfait, quand, la cérémonie faite, on voit ces hurleurs se retirer paisiblement de la salle pour s’en aller dans une petite pièce voisine où ils se mettent à boire du café en fumant une cigarette. Il y a encore des petits miracles appropriés à la circonstance et très appréciés des musulmans.
Des parents apportent leurs enfants malades et le chef des derviches se promène sur leur dos pour les guérir, mais il est soutenu sous les aisselles par deux confrères, heureusement pour les enfants. [329] Il ne les écrase pas. C’est tout ce qu'il peut faire. Si on lui en demandait davantage, il serait, sans doute, bien embarrassé. Après tout, nos curés disent des évangiles pour guérir les écrouelles, et des paralytiques vont se plonger dans les piscines glacées de Lourdes pour retrouver leur agilité. Il ne faut pas être plus royaliste que le roi et croire que les musulmans sont plus bêtes que nous. Ils le sont autant, mais pas davantage. Pour voir les derviches tourneurs, je suis allé, le lendemain, au monastère d'Eyoub, dans la campagne. Doux heures de voiture, par des rues et des chemins où chaque tour de roues est capable de vous rompre les os. Ce monastère est situé au bord de la Corne d’or, au milieu d’un site attristé. Dans l’eau, des travailleurs puisent la bourbe avec laquelle on confectionne les briques. Tour aux alentours, ce sont des cimetières. Deux ou trois kilomètres avant d’y arriver on suit des rues bordées de tombes. Elles sont même indiscrètes ces tombes. Elles grimpent [330] les unes sur les autres, on en voit dans les plus petits coins. Elles s'entassent, s'accumulent sans cesse.

Et l'on passe près de la mosquée d'Eyoub, la plus sainte de toutes les mosquées pour les musulmans. C'est la seule de Constantinople dont l'entrée soit interdite aux infidèles. La défense est si rigoureuse que les ambassadeurs eux-mêmes n'y sont pas admis. Elle fut construite par Mahomet le Conquérant en l'honneur du porte-étendard du prophète Eyoub, tué pendant le siège de Constantinople par les Arabes, en 668. On y conserve l'épée du prophète que tout nouveau Sultan doit ceindre lors de son avènement. Cette cérémonie remplace, chez les Turcs, le couronnement pratiqué dans les pays chrétiens. C’est la consécration officielle et religieuse du pouvoir des Sultans. Le nouveau Commandeur des Croyants arrive en caïque par la Corne d'or. Il descend, près de la mosquée, à une petite rue dont les trottoirs sont en marbre et qui est bordée de tombeaux. Près du débarcadère, une double marche lui permet de monter à cheval. Quand il est parvenu à l’autre extrémité de cette courte rue qui, pour la circonstance, est recouverte d’épais tapis de Smyrne, une autre marche de même forme et de même dimension lui sert pour mettre pied à terre. Sans doute, un Sultan fut jadis gêné par son ventre.

[331] Pour éviter le même désagrément à ses successeurs, il fit placer ces deux marches en marbre. Je ne sais si elles ont vu autant de charmes et si elles ont entendu autant d'histoires galantes que les trois marches de marbre rose qui inspirèrent Musset, mais elles en savent long sur l’histoire de la Turquie, car toute la descendance des Osman les ont foulées du pied. Nous arrivons trop tôt au tékké des derviches tourneurs. J'ai près d'une heure à attendre. On me fait entrer dans une petite pièce garnie de nattes, sur lesquelles je m'accroupis. Grégoire me demande si je veux prendre du café. J’accepte volontiers. Aussitôt, un derviche met sur les charbons sa petite tasse en cuivre emmanchée d’une longue tige avec laquelle on prépare le café dans tour l’Orient, et quelques minutes après je suis servi. J’écoute le son monotone d'une flûte. Dans une dépendance voisine, un derviche s’exerce sur cet instrument qui sert pour leur cérémonie. La grande maison où je me trouve est l'habitation du chef des derviches. Au-dessus, il a son harem, dont toutes les fenêtres sont garnies de ces affreux moucharabies qui enlaidissent les plus jolies habitations. Dans la cour, [332] un enfant joue ; frais, rose, joufflu, il paraît avoir une douzaine d’années et porte le bonnet de feutre des derviches. C’est le fils du chef, son papa le prépare pour lui succéder' un jour. On est chef de derviches de père en fils. Quand la cérémonie commence, nous allons à la salle, toujours en payant un quart de medjidiè. Cette salle est bien plus élégante que celle des hurleurs. Son parquet est poli comme un miroir. Elle tient lieu à la fois de salle de bal et de salle de spectacle. Elle est carrée, avec des petites colonnettes qui supportent les loges grillées où se mettent les femmes, lesquelles entrent par une porte spéciale. On ne les voit pas. Sur la gauche, il y a quatre tombeaux de chefs de la communauté. Ces tombeaux sont recouverts de velours noir et de cachemire. Le bonnet de feutre est à l’extrémité d’un bâton, du côté de la tête. Un beau lustre en cristal descend du plafond, au milieu de la salle. C’est toute la décoration. Les derviches entrent pieds nus, [333] coiffés de leur bonnet et recouverts d'un grand manteau qui les enveloppe entièrement - il y a des manteaux noirs, violets, verts, rouges, bleus - puis ils se tiennent debout, appuyés contre les colonnes jusqu'à l’arrivée du chef. Alors, après quelques prières psalmodiées d'une voix lente, assez semblables à celles de nos prêtres pendant l'Office des Morts, il y a quelques instants de silence. Une flûte module ensuite un chant plaintif que rythment les coups frappés sur un tambour de basque. Aussitôt tous les derviches, - ils sont dix-sept, - enlèvent leur manteau et filent processionnellement autour de la salle. Eu voici de très jeunes, d'autres sont d’assez beaux vieillards à la longue barbe blanche. Le petit garçon joufflu, le fils du derviche est là, entre deux vieux à la tête branlante. En passant devant le Mirhab, ils se saluent réciproquement. Celui qui vient le dernier salue le tapis. Quand ils ont ainsi fait lentement trois fois le tour de la salle, la flute et le tambour de basque accélèrent le mouvement et, sous les accords peu harmonieux de cette musique capable, tout au plus, de faire danser des ours, ils se mettent à tourner. [334]

Ils tournent comme des toupies, vite, très vite, en avançant lentement, le corps immobile, les bras étendus, les yeux mi-clos fixés sur le bras gauche. Leur longue robe flottante, de nuance diverse, jaune, blanche, verte, rouge, s'étend, s'arrondit, se gonfle comme un ballon et semble les soulever de terre. Certains tournent avec une vitesse prodigieuse ; le gamin est déjà fort habile. Quelques vieux n'ont plus la force et titubent sur leurs jambes. Le parquet crie sous l’effort violent des pieds nus qui tournent, et sans cesse un derviche examine s'íl ne se produit pas dans le bois des éclats qui pourraient blesser. Il surveille également les tourneurs et frappe du pied pour avertir quand l'un d’eux ne conserve pas les bras horizontaux ou ne reste pas à sa distance. Quand ln musique se tait, ils s'arrêtent, se saluent, les bras étendus, l'une des mains ouverte, [335] l’autre fermée ; ils se touchent les oreilles avec le pouce, les doigts écartés et s'en vont fort tranquillement chacun chez soi, après avoir remis leurs manteaux. Moi aussi, j'aurais dû faire comme eux et m'en aller tranquillement à mon hôtel où j'avais à préparer mes bagages. C'était mon dernier jour à Constantinople. Le lendemain je devais m’embarquer sur le Danaé pour gagner Varna, afin de rentrer à Paris par la Roumanie. Mais on m'avait tant vanté le tour des murs que je voulus au moins en parcourir une partie. A cheval, l'idée eût été heureuse. En voiture elle était ml-faste, car le chemin de ronde où l'on passe pour faire cette excursion date de toute éternité et les énormes pierres pointues qui le parsèment n'ont pas été apportées par les hommes. Tous ces vieux murs, toutes ces ruines effondrées, rangées par le temps, craquelées comme une porcelaine trop chauffée, tapissées de feuillages et soutenues par des lierres séculaires ont encore une allure imposante. De cent mètres en cent mètres les tours se succèdent, quelques-unes sont encore entièrement debout. Elles ne supporteraient pas le choc de nos canons modernes, mais si le temps seul achève leur destruction, longtemps encore elles sauront résister à ses morsures.

Il y a, certes, un puissant intérêt à revoir ces murailles, témoins muets de tant d’événements, à visiter les [336] restes du château de Bélisaire, à monter dans le château des sept tours où les sultans enfermaient les ambassadeurs avant de les recevoir, mais les anciens fossés sont remplacés par des soupçons de jardins couverts de ronces, d'herbes parasites et des plus ignobles débris. De chaque côté du chemin qu’il faut suivre, il y a des amoncellements de détritus pestilentiels, apportés là depuis des années. C’est le dépotoir du trop plein de Constantinople et le cœur bondit dans la poitrine à la seule odeur qui s’échappe de ces charniers, au milieu desquels vivent pourtant, dans de misérables baraques, des agents de l'administration des douanes. Si l’on se faisait une opinion sur leur physionomie, on ne voudrait certainement pas les rencontrer seul à seul la nuit, en ces endroits où ils ont mission de réprimer les fraudes. Ils ont beaucoup plus l’aspect de brigands que d’honnêtes gens. Leurs vêtements sont en lambeaux, ils ont [337] aux pieds des bottes éculées. Un sabre pend à leur côté ; il y a toute une panoplie à leur ceinture. Quand on ne circule pas au milieu de fumiers, on chemine au travers des cimetières. Les pierres des tombes sont éparses. Une ici, une autre là. L'une d'elles est historique et porte un nom qu’Alexandre Dumas a popularisé dans le Comte de Monte-Christo. C’est la tombe d'Ali de Tebelin, pacha de Janina. Le corps ne s’y trouve pas. Il n’y a que la tête. Ce personnage un peu légendaire a été tué vers 1820, après une existence des plus mouvementées. Il débuta par le brigandage et par de nombreuses opérations financières faites à main armée, seule différence qui le distinguait de certains financiers actuels. Grâce à ces procédés, il acquit une grosse fortune. Pour en dépenser une partie, il se maria avec la fille d’un bey du pays et pour s'installer confortablement, il s’empara de la ville de Tebelin, dont sa famille avait été chassée jadis. Il servit la Turquie contre les Russes et fut créé pacha à deux queues. Tour å tour il aida et trahit Napoléon et les Anglais, augmenta sa puissance et devint si arrogant, si lointain, que de nombreux ennemis, qu'offusquèrent l'éclat de sa fortune, travaillèrent à le perdre. Ils y réussirent. Surpris par ruse, on le cribla de blessures et quand il tomba, d'un coup de cimeterre un officier lui coupa la tête. Elle fut parfumée et envoyée [338] à Constantinople, puis elle tut achetée par le derviche Soliman, ami d'enfance d'Ali, qui l'ensevelit de ses mains sous la pierre où se lit cette inscription :
Ci-gît, la tête d’Ali,
pacha de Tebelin,
gouverneur de Janina,
qui, pendant plus de cinquante ans,
travailla
pour l’indépendance de l’Albanie.

A lire l’histoire, on ne sait ce que fut réellement Ali. Des historiens le représentent comme un demi-grand homme, d’autres en font un affreux bandit. Peut-être, pour se faire une opinion, faut-il choisir entre les deux. 


CHAPITRE XVIII
VARNA, ROUSTOUCK ET GUIRGEWO
Déjeuner à l’ambassade de France. - Mes hôtes. – Douane turque. -- Au revoir Constantinople. – Le Danaé. – Nuit en mer. - Le temps est maladetto - Mauvais débarquement. – Ma vieille dame américaine. – De Varna à Roustouck. -Visites aux tombes. - Cruelle exécution. - Pour provoquer une guerre européenne. – Une mariée dans la boue. - La marraine assiste, -- Promenade triomphale d'une chemise. - Passage du Danube. – Dans l'île Guirgewo - Vision de la famille.

Voici quinze jours que je suis à Constantinople, l’heure du départ a sonné. J'ai retenu hier ma place sur le Danaé, un bateau de la compagnie du Lyold autrichien, qui doit me conduire à Varna. Il est à l’ancre, sa mine est rassurante. Bien que la traversée ne soit pas longue, quatorze heures en tout, elle n’est pas toujours des plus agréables [340] et le choix du bateau a son importance si l'on ne veut pas être trop secoué. je déjeune à l’ambassade de France, où le comte et la comtesse de Montebello avaient eu la gracieuseté de m'inviter. La comtesse est une délicieuse femme, le type accomplie de la Parisienne, aimable et jolie. Dans l'ambassade où son charme rayonne, elle sait faire revivre pour ses compatriotes un coin du Paris regretté. On ne se croit plus sur les rives du Bosphore, mais au bord de la Seine. Le comte est un diplomate d’esprit ; quoique jeune, il est de la vieille école et conserve, dans la politique, les traditions d'un temps où Von portait le jabot plissé et des dentelles aux manches. Après déjeuner, je monte en voiture et je cours déposer quelques cartes dans les maisons hospitalières où j’ai trouvé un aimable accueil, puis vers deux heures, je rentre à l'hôtel. A la hâte je boucle mes malles et je sers la main de l'excellent M. Flament, un hôte comme on en trouve peu en voyage. Toute la maisonnée, sa femme, ses filles, deux charmantes personnes, son beau-frère sont autour de moi pour me souhaiter un heureux retour à Paris. On fouille dans mes poches pour savoir si j’ai bien tout ce qu'il me faut, on m’accable de provisions et de recommandations. Ces excellentes gens n'en feraient pas davantage pour un ami de longue date. Et tout cela n’est pas porté sur la note. [341] - Allons, monsieur, il est temps, me répète Grégoire, implacable comme un justicier. - Au revoir. - Vous reviendrez ? - Certainement. Voyons, si j’ai bien tous mes bagages. Oui, voilà mes deux valises, ma couverture, mon carton à chapeau dans lequel j’ai fourré un bonnet de derviche que je me suis procuré à grand peine. Mes poches sont bourrées de boites de cigarettes d'Orient et j’ai semé mes acquisitions, soie de Brousse, bijoux levantins, foulards de Damas, écharpes, pièces d’étoffes brodées, dans mon linge sale. Les tapis et les armes me seront expédiés par bateau. M. Flament s'en est chargé. 

Pour tout cela, il me faudrait aller à la douane, courir de bureau en bureau, perdre beaucoup de temps et payer fort cher ; j’emploie un moyen beaucoup plus expéditif et moins coûteux, le seul moyen pratique en Orient. Je glisse un medjidié dans la main du douanier qui monte avec nous dans le caïque de l’hôtel me conduisant au Danaé. Sur l'eau, près du bateau, nous trouvons un vieux nègre caché au fond de son caïque immobile. C’est un surveillant. Il a mission d’empêcher les fraudes. En nous voyant aborder le Danaé, il s’avance vers nous ; mon douanier lui fait un signe. Les deux hommes se sont compris. lls partageront. Et je monte sur le pour sans avoir à m’occuper [342] d'aucune formalité. Encore quelques minutes, le bateau se met en marche. Ses puissantes roues tourmentent les eaux du Bosphore. Bientôt Stamboul, Péra, Scutari disparaissent. Le dernier minaret s‘évanouit dans un lointain délicieux et la dernière vision qu'emporte le voyageur, en quittant Constantinople, lui fait oublier les détails fâcheux que renferme ce cadre merveilleux, la seule chose qui restera sans doute dans quelques années. Le chemin de fer terminé rend le voyage facile. Les Balkans, loin d’êrre un obstacle, deviennent un attrait. Ni fatigue, ni danger pour venir désormais à la capitale de l'Orient. Il y aura peut-être de grands boulevards éclairés å l'électricité. De belles rues remplacent des ruelles tortueuses et de luxueux magasins tiendront lieu du bazar actuel. Il n'y aura plus de moucharabis aux fenêtres, plus de chiens galeux dans tous les coins et dans toutes les rues, plus de lépreux horribles sur les ponts, plus de chaises à porteur, de hammals en guenilles, plus de muezzins aux minarets et de derviches abrutis dans les couvents. Il y aura de l’argent dans les caisses de l'État, des routes ou l'on ne se cassera pas le cou et des agents de police qui protègeront réellement les habitants. La civilisation y gagnera certainement, [343] mais les amateurs de pittoresque regretteront sans doute cette époque actuelle, où la ville des califes de l'Islam conserve encore son aspect si particulier.